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Full text of "Le Conservateur littéraire, 1819-1821"

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LE 

CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE 

1 819- 182 1 


SOCIÉTÉ  DES  TEXTES  FRANÇAIS  MODERNES 


LE 

CONSERVATEUR 

LITTÉRAIRE 

1819-182I 


ÉDITION  CRITIQUE 


PUBLIEE    PAR 


JULES   MARSAN 

TOME   I 

PREMIÈRE    PARTIE 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE 

BOULEVARD    SAINT-GBRMAIN,    79 
1922 


V 


PQ 

1136 

#  '// 


INTRODUCTION' 


Le  Conservateur  littéraire  des  frères  Hugo  donna  sa 
première  livraison  au  commencement  de  décembre  1819. 
Le  Conservateur  politique  attendit  jusqu'au  3  mars  pour 
annoncer  la  publication.  F.  Agier  se  chargea  des  souhaits 
de  bienvenue;  le  grand  journal  accordait  —  d'un  peu 
haut  —  son  patronage  à  la  revue  naissante  :  «  ...  Il  y  a 
dans  cette  honorable  entreprise  quelque  chose  de  plus 
intéressant,  de  plus  touchant  encore,  c'est  son  motif... 
L'éducation  de  ces  intéressants  jeunes  gens  a  été  dirigée 


I.  Bibliographie  générale  :  R^cjicils  des  Jeux  Flrjraux.  — 
Annales  romantiques.  —  V.  Hugo,  Odes  et  poésies  diverses,  édit. 
de  1822,  édit.  de  1S29,  édit.  G.  Simon  (Impr.  nationale); 
Lettres  à  la  fiancée  ;  Littérature  et  philosophie  mêlées,  exem- 
plaire de  Juliette  Drouet  avec  des  notes  manuscrites  de 
V.  Hugo  (Collection  L.  Barthou);  Victor  Hugo  raconté...  — 
Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains.  —  L.  Véron.  Mémoires 
d'un  bourgeois  de  Paris.  —  Labouïsse-Rochefort,  Souvenirs  ; 
Papiers  m  a  nu. se  ri  ts  (biblioth.  de  Saint-Girons).  —  Quérard, 
La  France  littéraire.  —  Catalogue  Noilly.  —  Ch-M.  Desgran- 
ges, La  presse  littéraire  sous  la  Restauration.  —  E.  Biré, 
V.  Hugo  avant  i83o.  —  L.  Séché.  Le  cénacle  de  la  Muse  fran- 
çaise ;  Annales  romantiques.  —  E.  Dupuy,  La  jeunesse  des 
romantiques;  A.  de  Vigny,  ses  amitiés...  —  M.  Souriau,  La 
préface  de  Cromwell.  —  P.  Lafond,  L'aube  romantique.  — 
P.  Dufay,  V.  Hugo  à  vingt  ans.  —  L.  Belton,  V.  Hugo  et  son 
père.  —  G.  Simon,  L'enfance  de  V.  Hugo.  —  Abbé  Dubois, 
V.  Hugo,  ses  idées  religieuses  ;  Biobibliographie  de  V.  Hugo.  — 
J.  Dedieu,  A.  Soumet. 


VI  INTRODUCTION. 

par  une  mère  distinguée  qui  a  pensé  de  bonne  heure  que 
de  bons  principes  et  des  talents  formaient  la  seule  fortune 
qui  pût  être  à  l'abri  des  révolutions,  la  seule  arme  avec 
laquelle  on  pût  ne  pas  se  défendre  de  l'envie,  de  la  ca- 
lomnie, mais  la  braver.  Maintenant,  fils  reconnaissants, 
ils  essaient  d'acquitter  une  dette  aussi  sacrée  que  douce. 
Ils  doivent  à  leur  mère  une  seconde  vie  :  ils  veulent  sou- 
tenir, embellir  la  sienne;  et,  pour  y  parvenir,  ils  unissent 
la  fraternité  du  talent  à  la  fraternité  du  sang.  Heureux 
jeunes  gens  d'avoir  une  mère  qui  ait  senti  le  pri.x  de 
l'éducation!  Heureuse  mère  de  voir  ainsi  couronner  ses 
soins  I  Outre  l'utilité  et  la  bonne  rédaction  du  Conserva- 
teur littéraire,  c'est  donc  la  piété  filiale  et  maternelle  qui 
le  recommande  à  tous  les  amis  des  lettres  et  du  bien.  » 

Agier  se  plaît  à  ce  petit  tableau  attendrissant.  Peut-être 
son  enthousiasme  serait-il  moins  vif,  s'il  connaissait  les 
idées  véritables  de  Sophie  Trébuchet  et  ses  principes  sur 
l'éducation... 

La  mère  de  Hugo  —  «  ma  mère  vendéenne!  »  —  ne 
ressemble  pas  à  la  mère  de  Lamartine,  ou  à  celle  de 
Vigny;  on  l'a  fait  remarquer  souvent,  pour  le  lui  repro- 
cher. Elle  ne  réalise  en  aucune  façon  le  type  conven- 
tionnel de  la  Mère  de  poète;  mais  son  action  personnelle 
n'en  est  pas  moins  profonde.  Élevée  à  l'école  du  dix-hui- 
tième siècle,  c'est  une  femme  à  l'esprit  net,  à  la  volonté 
ferme;  sa  passion  pour  les  romans  ne  l'a  pas  rendue 
romanesque.  Sainte-Beuve  en  a  tracé  un  portrait  singu- 
lièrement vivant  :  «  M"'"  Hugo,  femme  supérieure,  d'un 
caractère  viril  et  royal,  comme  dirait  Platon,  s'était  déci- 
dée à  ne  pas  voir  le  monde  et  à  vivre  retirée  dans  une 
maison  située  au  fond  du  cul-de-sac  des  Feuillantines, 
faubourg  Saint-Jacques,  pour  mieux  vaquer  à  l'éducation 
de  ses  fils.  Une  tendresse  austère  et  réservée,  une  disci- 
pline régulière,  impérieuse,  peu  de  familiarité,  nul  mys- 
ticisme, des  entretiens  suivis,  instructifs  et  plus  sérieux 
que  l'enfance,  tels  étaient  les  grands  traits  de  cet  amour 


INTRODUCTION.  VII 

maternel  si  profond,  si  dévoué,  si  vigilant*...  »  Dans 
cette  éducation,  un  grand  souci  de  l'ordre,  mais  point  de 
contrainte.  Elle  ne  fait  aucun  effort  pour  conduire  ses 
enfants  vers  la  carrière  des  armes.  La  poésie  ne  Teffraye 
pas;  elle  partage  leurs  goûts,  encourage  avec  orgueil 
leurs  premiers  essais  littéraires.  Suivre  le  libre  dévelop- 
pement de  ces  jeunes  esprits,  à  l'abri  des  exigences  pa- 
ternelles, c'est  pour  elle  une  consolation,  et  c'est  aussi 
une  manière  de  revanche  à  ses  déceptions  de  femme. 

D'ailleurs,  le  général  semble  se  soucier  assez  peu 
d'exercer  ses  droits.  A  son  passage  à  Paris,  après  la 
reddition  de  Thionville,  il  a  exigé  qu'Eugène  et  Victor 
entrent  à  la  pension  Cordier  pour  se  préparer  à  l'École 
polytechnique  ;  mais  il  s'en  tient  à  cet  acte  d'autorité. 
Des  soucis  d'un  autre  ordre  l'attendent  à  Blois,  où  il  doit 
vivre  désormais  avec  ses  maigres  ressources  de  demi- 
solde.  C'est  le  temps  où  commence  sa  liaison  avec 
M"""  d'Almeg,  et  il  est  occupé  â'elle  plus  que  de  sa  femme 
et  de  ses  enfants.  Enfin,  le  3  février  1818,  une  séparation 
de  corps,  obtenue  sur  la  demande  de  M'""  Hugo,  lui  ren- 
dra sa  liberté  complète "^ 

Quels  ont  été,  durant  ces  trois  ans,  les  rapports  du  gé- 
néral avec  sa  famille,  c'est  ce  que  nous  ne  savons  pas 
exactement.  Le  Victor  Hugo  raconté...  s'en  tient  à  des 
formules  assez  vagues.  Voici  quelques  lettres  cependant 
qui  nous  éclairent  sur  sa  façon  de  comprendre  le  devoir 
paternel.  La  première  est  datée  du  24  octobre  18 16;  elle 
est  de  la  main  d'Eugène  et  porte  la  signature  des  deux 
frères,  ornée  de  paraphes  savamment  compliqués  : 

Mon  cher  papa, 

Nous  ne  voulons  pas  t'importuner  et,  sans  doute,  nous  n'en 
avons  pas  besoin   :   mais  notre  oncle  nous  a  conseillé  de 


1.  Portraits  contemporains.  T.  I;  p.  391. 

2.  Voy.  E.  Dupuy,  La  jeunesse  des  romantiques.  —  Pierre 
Dufay,  Victor  Hugo  à  vingt  ans  (Annales  7-omantiques,  1907). 


VIII  INTRODUCTION. 

t'écrire  une  seconde  fois  et  de  te  réitérer  nos  demandes.  Si 
elles  sont  pressantes,  nos  besoins  le  sont  davantage.  Nous 
allons  quatre  fois  par  jour  au  collège,  par  la  pluie  et  par  la 
neige;  tu  sens  qu'il  faut  bien  laisser  à  nos  habits,  à  nos  sou- 
liers le  temps  de  sécher  :  comment  le  faire,  si  nous  n'avons 
pas  de  quoi  changer? 

M.  de  Cotte  nous  a  acheté  tous  les  livres  nécessaires  pour 
les  cours  de  mathématiques,  à  l'exception  de  la  statique  qui 
eût  coûté  trop  cher.  Nous  ne  savons  pas  encore  quels  seront 
les  livres  pour  la  philosophie  :  une  indisposition  du  profes- 
seur a  fait  remettre  l'ouverture  du  cours  à  la  Toussaint. 

Adieu,  mon  cher  papa,  nous  espérons  que  tu  te  porteras 
toujours  bien  et  que  tu  n'oublieras  pas 

E.  Hugo.  —  Victor. 
24  octobre  1816*. 

Cette  lettre  était  assez  pressante.  Sur  l'original,  le  père 
a  écrit,  de  son  écriture  énergique  :  «  Répondu  le  3o  oc- 
tobre 1816,  »  La  réponse  ne  dut  pas  être  ce  qu'attendaient 
les  enfants,  à  en  juger  par  une  réplique  du  12  novembre,, 
passée  en  vente  publique  il  y  a  quelques  années  : 

...  Quant  à  la  lin  de  ta  lettre,  nous  ne  pouvons  te  cacher 
qu'il  nous  est  extrêmement  pénible  de  voir  traiter  notre  mère 
de  malheureuse,  et  cela  dans  une  lettre  ouverte  qui  ne  nous 
a  été  remise  qu'après  avoir  été  lue.  Nous  avons  vu  ta  corres- 
pondance avec  maman.  Qu'aurais-tu  fait  dans  ces  temps  où 
tu  la  connaissais,  où  tu  te  plai-sais  à  trouver  le  bonheur  près 
d'elle,  qu'aurais-tu  fait  à  la  personne  assez  osée  pour  tenir  un 
pareil  langage?  Elle  est  toujours,  elle  a  toujours  été  la  même, 
et  nous  penserons  toujours  d'elle  comme  tvi  en  pensais  alors'.. 

Pourtant,  ce  n'est  pas  encore  la  rupture.  Le  19  juin  1817, 
Abel  remercie  son  père  d'un  envoi  d'argent  et  de  livres. 
Plus  âgé  que  ses  frères,  c'est  à  lui  que  revient  l'emploi 


1.  Lettre  inédite. 

2.  Celle-ci  est  de  la  main  d'Eugène  et  signée  de  lui  seul. 
(Vente  du  3o  nov.  1912.) 


INTRODUCTION.  IX 

de  chef  de  famille  et  il  s'en  acquitte  avec  un  soin  tou- 
chant : 

Mon  cher  papa, 

J'ai  bien  reçu  ta  lettre  du  lo  courant,  et  les  !00  francs  qu'elle 
m'annonçait  pour  le  mois  de  mai  me  sont  bien  pai^enus, 
ainsi  que  les  20  francs  de  supplément  pour  le  mois  de  jan- 
vier. J'ai  remis  le  tout  à  maman. 

Mes  frères  doivent  te  répondre  et  te  remercier  des  divers 
objets  que  tu  leur  as  envoyés.  Le  traité  de  perspective  ne 
pourra  leur  servir  parce  que  les  planches  manquent.  Voici 
bientôt  deux  ou  trois  mois  qu'ils  n'ont  pas  reçu  l'argent  que 
tu  leur  avais  promis  pour  leurs  petites  dépenses  mensuelles, 
et  cependant  il  est  impossible  qu'ils  n'aient  pas  besoin  de 
quelques  sous,  ne  fût-ce  que  pour  payer  leurs  chaises  à  la 
messe,  quelques  livres  de  haute  littérature  qui  leur  sont  né- 
cessaires, etc.  Je  leur  ai  fait  la  petite  avance  dont  ils  ont  eu 
besoin  et  qu'ils  me  doivent  rembourser  sur  le  premier  argent 
qu'ils  recevront.  Si  l'envoi  de  ces  sommes  partielles  chaque 
mois  te  gênait  quelque  peu  à  cause  de  leur  exiguïté,  je  te  prie- 
rais de  les  joindre  à  l'argent  que  tu  m'envoies  tous  les  mois 
pour  maman.  Nous  sommes  maintenant  dans  la  saison  des 
bainsen  rivière,  il  serait  bon  que  Victor  en  profitât  pour  appren- 
dre à  nager.  Eugène  pourrait  bien  lui  donner  des  leçons,  mais 
comment  le  faire  si  on  ne  les  laisse  pas  sortir  pour  aller  se  bai- 
gner et  s'ils  n'ont  pas  d'argent  pour  payer  les  bains?  Je  te 
demanderais  la  permission  de  les  aller  chercher  quelquefois 
le  matin  à  5  ou  6  heures  pour  les  mener  avec  moi  à  l'école 
de  natation.  Tu  me  feras  un  grand  plaisir  en  accédant  à  ma 
prière  et  en  écrivant  à  M.  Cordier  pour  le  prévenir  de  ta  dé- 
termination. 

Le  temps  est  magnifique  et  promet  une  abondante  récolle... 
Paris  n'a  pas  cessé  d'être  un  moment  tranquille.  Tu  ne  me 
dis  plus  où  en  est  ton  ouvrage?  Est-ce  que  tu  l'aurais  laissé 
de  côté  pour  quelque  temps?  Il  faut  cependant  te  dépêcher 
et  profiter  du  moment  où  les  Chambres  ne  sont  pas  rassem- 
blées. Autrement,  il  est  bien  difficile  d'attirer  sur  soi  l'atten- 
tion publique. 

M.  Badia  et  sa  famille,  Théophile,  notre  respectable  gou- 
verneur des  Pages  M.  Rancaûo,  me  chargent  de  leurs  compli- 
ments pour  toi.  Théophile  se  recommande  surtout  à  ton  bon 


X  INTRODUCTION. 

souvenir.  Il  est  employé  à  la  Caisse  d'amortissement,  et  au 
besoin  ses  services  te  sont  tout  dévoués. 

Je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur  et  te  prie  de  croire  à  l'inal- 
térable attachement  de  ton  fils  respectueux  et  dévoué. 

Abel. 

Si  tu  m'accordes  la  permission  que  je  te  demande,  n'attends 
pas,  je  te  prie,  le  mois  prochain  pour  me  répondre'. 

Après  le  jugement  de  séparation,  il  semble  bien  que 
tous  rapports  directs  soient  interrompus  entre  le  général 
Hugo  et  ses  fils.  Tout  au  plus  daigne-t-il  s'informer  de 
leur  travail.  Dans  une  lettre  du  28  avril  1820  au  doyen  de 
la  Faculté  de  droit  de  Paris,  il  exprime  la  crainte  «  qu'une 
entreprise  littéraire  dont  il  a  entendu  parler  [le  Conser- 
vateur littéraire]  ne  fasse  tort  à  leurs  études  et  à  leur 
bourse*  »...  Mais  sa  sollicitude  ne  va  pas  plus  loin.  Il  né- 
glige même  de  leur  faire  connaître  son  second  mariage, 
contracté  le  6  septembre  1821,  deux  mois  après  la  mort 
de  sa  première  femme.  C'est  seulement  en  mars  1822 
qu'ils  en  sont  instruits,  quand  Victor,  sur  les  instances 
de  sa  fiancée,  se  décide  à  communiquer  à  son  père  ses 
projets  personnels.  A  cette  date,  d'ailleurs,  la  nouvelle 
ne  surprend  pas  le  jeune  poète  autant  qu'on  pourrait  le 
croire.  La  même  lettre  lui  a  apporté  le  consentement 
qu'il  sollicitait,  et  c'est  l'essentiel.  «  C'est  le  bonheur  qui 
vient,  il  n'y  a  qu'un  nuage*...  »  Un  nuage,  ce  n'est  pas 
beaucoup  dire.  Mais  il  est  tout  à  son  amour  et  à  ses 
rêves. 

Le  coup  fut  plus  rude  pour  Eugène.  Son  cerveau  de 
malade  lui  dicta  même  une  démarche  assez  singulière, 
on  dirait  presque  un  acte  de  folie...  Pendant  un  mois,  il 
est  hanté  du  souvenir  de  sa  mère;  puis,  un  jour,  au  début 


1.  Inédit.  De  la  main  du  général  :  a  R.  le  n  juillet. 

2.  Catalogue  Noilly,  n°  84. 

3.  Lettres  à  la  fiancée,  p.  280. 


INTRODUCTION.  XI 

d'avril,  sans  prévenir  personne,  sans  argent  ni  papiers, 
il  se  met  en  route,  à  pied.  Il  veut  aller  à  Blois,  se  rendre 
ojmpte,  voir  par  lui-même.  Le  12,  il  écrit  de  Chartres, 
où  son  voyage  a  été  interrompu  brusquement,  —  et  l'écri- 
ture de  la  lettre  est  étrange,  irrégulière,  heurtée,  sans 
rapports  avec  son  écriture  d'autrefois  : 

Mon  cher  papa, 

Tu  sais  que  j'étais  resté  long'temp.s  sans  répondre  à  la  let- 
tre que  tu  avais  écrite  à  Victor. 

Cette  lettre  exigeait  de  longues  méditations.  Enfin,  je 
t'avouerai  qu'avant  de  te  répondre,  j'avais  voulu  m'assurer 
par  moi-même  si  ce  que  tu  nous  disais  était  irrévocablement 
achevé. 

J'étais  parti  poui'  Blois  atin  de  savoir  si  tu  étais  réellement 
marié. 

Malheureusement,  n'ayant  pas  de  papiers,  j'ai  été  arrêté  en 
route,  à  21  lieues  de  Paris. 

Je  te  prie  d'écrire  à  M.  le  Procureur  du  Roi  à  Chartres  pour 
déclarer  que  je  suis  ton  fils  et  me  réclamer. 

Le  billet  que  nous  avons  payé  à  M.  Blot  était  de  889  fr.  10 
et  non  pas  de  362  francs,  comme  tu  nous  l'avais  marqué. 

Si  tu  peux  m'envoyer  ce  que  nous  avons  payé  en  surplus  à 
Chartres,  tu  me  feras  réellement  plaisir. 

Adieu,  mon  cher  papa,  porte-toi  bien,  permets-moi  de  t'em- 
brasser  et  de  me  dire,  avec  une  affection  véritable, 
ton  fils  soumis  et  respectueux. 

Eugène  Hrco  '. 

Ces  dissentiments  avaient  de  bonne  heure  créé  aux 
trois  frères  des  devoirs  impérieux.  C'est  surtout  au  début 
de  1818,  à  la  veille  du  procès  en  séparation,  qu'ils  en  eu- 
rent conscience.  Leur  mère  avait  besoin  de  leur  secours. 
Déjà  le  talent  de  Victor  avait  fait  ses  preuves;  mais  il  ne 


I.  Inédite.  —  «  N'oublie  pas  qu'Eugène  était  un  peu  fou 
quand  il  t'a  écrit  »,  dira  Victor  le  18  septembre  i-S22.  (Lettre 
publiée  par  M.  P.  Dufay.) 


XII  INTRODUCTION. 

suffisait  plus  de  s'amuser  à  quelques  traductions,  ou  de 
copier  sur  des  cahiers  jalousement  conservés  de  nobles 
alexandrins.  Pour  s'imposer,  un  journal  aurait  un  autre 
pouvoir... 

Le  25  janvier,  Abel,  Eugène  et  Victor  sigrnèrent  avec 
J.-J.  Adcr  et  L.-A.  Marteau  un  acte  d'association.  Il 
s'agissait  de  publier,  sous  le  titre  de  Lettres  b7-etonnes,  un 
recueil  hebdomadaire  «  sur  les  événements  politiques  et 
littéraires  dignes  de  fi.xer  l'attention  du  public  ».  Voici, 
d'après  M.  G.  Simon,  la  distribution  de  la  matière,  sem- 
blable à  peu  près  à  ce  qu'elle  sera  dans  le  Conservateur  : 
«  Politique  spéciale,  sciences,  questions  politiques.  — 
Littérature.  —  Moeurs.  —  Spectacles  et  nouvelles  théâ- 
trales. —  Variétés,  chronique  et  nouvelles  du  jour.  — 
Poésie'.  )) 

Les  difficultés  commencèrent  quand  il  fallut  trouver 
un  éditeur.  Abel  avait  une  certaine  expérience  en  la  ma- 
tière. En  janvier  1817,  il  avait  publié  avec  Ader  et  Mali- 
tourne  cet  amusant  Traité  du  mélodrame  qui  est  déjà 
comme  une  parodie  de  la  future  doctrine  romantique;  il 
croyait  pouvoir  compter  sur  son  ancien  imprimeur.  Mais 
celui-ci,  sans  doute,  se  déroba  et  les  Lettres  bretonnes  ne 
furent  jamais  offertes  à  l'admiration  des  foules. 

Le  petit  groupe  cependant  ne  voulut  pas  se  dissoudre. 
Eugène  et  Victor  ayant  quitté  le  collège  en  août,  on  or- 
ganisa une  série  de  réunions  périodiques.  Ce  fut  le  Ban- 
quet littéraire...  Médiocres  banquets,  à  vrai  dire,  —  2  francs 
par  tête,  au  restaurant  Edon,  rue  de  l'Ancienne-Comédie. 
Mais  des  lectures  accompagnaient  les  repas  et  c'était,  au 
sens  propre  du  mot,  une  manière  de  Cénacle.  Le  D"'  Vé- 
ron  se  souvient  avoir  assisté  à  l'une  de  ces  fêtes*. 

Le  Banquet  littéraire  semble  avoir  vécu  jusqu'aux  pre- 
miers jours  de  1819.  —  1819,  l'année,  pour  Victor,  des 


1.  Edition  des  Odes  (notes  de  l'éditeur,  p.  528). 

2.  Mémoires  d'un  bourgeois  de  Paris,  I,  p.  239. 


INTRODUCTION.  XIII 

débuts  triomphants!  En  mai,  il  obtient  ses  premiers  suc- 
cès aux  Jeux  Floraux,  soulignés  en  juillet  par  l'article  du 
Lycée  français.  En  septembre,  l'ode  les  Destins  de  la 
Vendée  soulève  les  colères  du  Coui-rier  et  de  la  Renom- 
mée*. Mais  le  poète  n'est  pas  ému  de  quelques  railleries; 
il  réplique  en  octobre  par  la  satire  le  Télégraphe.  «  Voici 
un  jeune  homme,  écrit  La  Quotidienne,  qui  ne  se  laisse 
pas  effrayer  par  le  discrédit  où  est  tombée  la  poésie.  Il 
entre  dans  la  carrière  en  brave  chevalier  et  armé  de  toutes 
pièces...  M.  Hugo  annonce  de  grandes  dispositions  et  un 
véritable  talent  pour  la  poésie;  nous  l'engageons  à  pour- 
suivre; les  bons  vers  et  les  nobles  sentiments,  quoi  qu'en 
puissent  dire  MM.  les  libéraux,  seront  toujours  bien  reçus 
en  France^...  »  Déjà  Victor  Hugo  a  pris  position  comme 
poète,  il  a  choisi  son  parti,  il  a  soulevé  des  polémiques. 
Le  Conservateur  littéraire,  en  décembre,  ne  peut  passer 
inaperçu. 

Et  c'est  l'année  encore  des  belles  espérances  d'amour. 
On  connaît  les  débuts  de  l'idylle  et  comment  Adèle  et 
Victor  se  sont  trouvés  engagés  l'un  à  l'autre.  Le  26  avril, 
les  paroles  décisives  ont  été  prononcées,  —  avec  quelle 
émotion  presque  religieuse!  «  Je  ne  vis  au  bonheur  et  au 
malheur  que  depuis  ce  moment-là  »,  dira-t-il  deux  ans 
plus  tard*.  Durant  les  soirées  silencieuses  de  l'hôtel  Tou- 
louse, le  jeune  poète  s'abandonne  à  ses  rêves  d'avenir. 
Il  a  désormais  une  raison  nouvelle  —  plus  puissante  — 
de  conquérir  la  gloire.  Des  difficultés  sont  à  surmonter, 
mais  son  courage  ne  s'effraie  pas.  Sa  jeune  revue  lui 
sera  précieuse  encore  pour  en  imposera  l'humeur  un  peu 


1.  0  Tant  que  M.  Hugo  chantera  sur  ce  ton,  il  ne  fera  la 
réputation  de  personne,  pas  même  la  sienne.  La  trompette 
de  M.  Hugo  n'est  pas  celle  du  jugement  dernier;  nous  la 
croyons  propre  à  endormir  les  vivants,  mais  non  pas  à  ré- 
veiller les  morts...  »  {La  Renoinmàe,  3  octobre  1819.) 

2.  La  Quotidienne,  3o  octobre  1819. 

3.  Lettres  à  la  fiancée,  p.  5?  (26  avril  1821). 


XIV  INTRODUCTION. 

revêche  de  M.  Foucher,  pour  flatter  à  l'occasion  ses  ma- 
nies d'écrivain,  surtout  pour  correspondre  sans  danger 
avec  celle  qu'il  aime  : 

Bientôt...  lis  sans  retard,  lis,  ô  vierge  adorée, 
Ce  que  trace  ma  main  par  mes  pleurs  égarée... 

Dans  les  plaintes  de  Raymond  d'Ascoli,  la  jeune  fille 
entendra  des  aveux  qu'elle  seule  pourra  comprendre'. 


Le  4  décembre,  le  Journal  de  la  Librairie  fait  con- 
naître les  conditions  de  la  publication  :  tous  les  trois 
mois,  un  volume  de  400  pages,  paraissant  par  livraisons; 
le  prix  est  fixé  à  10  francs  par  volume,  à  i  fr.  5o  par  li- 
vraison*. Les  numéros  se  succèdent  assez  régulièrement. 
En  voici  la  liste,  toujours  d'après  le  Journal  de  la  Li- 
brairie : 

Tome  I 

1"  livraison  annoncée  le  11  décembre  1819. 

•~  —  25       » 

;•■'  —  i5  janvier  1820. 

4'  —  29      » 

-'  —  5  février. 

< '  -  12      » 

'1'  —  4  mars. 

^'  —  25       » 

ç,'  —                        1"  avril. 

10"  —  i5      » 

Tome  II 

II'  —  6  mai. 

12'  —  20  mai. 

I?'  —  3  juin. 


1.  Le  jeune  banni  (Raymond  à  Emma),  t.  II.  i6*  livr. 

2.  Sur  la  couverture  du  tome  III,  l'indication  du  prix  de  la 
livraison  a  été  supprimée. 


INTRODUCTION.  XV 

14*  livraison  annoncée  le  10  juin. 
15"  —  17      » 

i6'  —  1"  juillet. 

17"  —  22      » 

18"  —  5  août. 

19'  —  19      » 


20* 

Tome  III 

2  septembre. 

21* 

— 

9      » 

22* 

— 

7  octobre. 

2?,' 

— 

21      » 

24' 

— 

4  novembre. 

■2b' 

— 

18      » 

2tV 

— 

9  décembre. 

27' 

— 

6  janvier  1821 

28' 

— 

20      » 

29' 

— 

17  février. 

3o' 

— 

3i  mars. 

En  épigraphe  les  vers  d'Horace  : 

...  Fungar  vice  colis,  actUiim 
Reddere  guœ  ferrum  valet,  exsors  ipsa  secatnfi. 

Tout  d'abord,  les  tendances  littéraires  de  la  revue  n'ap- 
parurent pas  très  nettement.  Le  8  novembre,  un  mois 
avant  sa  naissance,  le  Journal  des  Débals  lui  prêtait  déjà, 
sur  la  foi  de  son  titre,  les  intentions  les  plus  orthodoxes  : 
«  Voici  un  nouveau  recueil  qui  va  paraître...  Les  auteurs, 
négligeant  leur  gloire  personnelle,  n'ont  en  vue  que  l'in- 
térêt général  de  la  littérature.  C'est  une  sainte  alliance 
formée  par  quelques  jeunes  gens  contre  cet  esprit  nova- 
teur qui  envahit  le  Parnasse  pour  le  bouleverser.  »  Le 
20  décembre,  il  revient  sur  le  même  sujet,  avec  une  égale 
bienveillance,  mais  sans  préciser  davantage  :  «  Il  est 
pourtant  encore  quelques-uns  de  ces  amants  intrépides 
des  lettres  que  l'indifférence  générale  pour  la  littérature 
n'a  pu  décourager.   Quand  ils  ont  vu  le  domaine  des 


XVI  INTRODUCTION. 

muses  envahi  par  la  politique,  ils  se  sont  retirés  dans  la 
solitude  de  leur  cabinet...  Parmi  ces  âmes  fortes,  il  faut 
sans  doute  placer  au  premier  rang  les  éditeurs  du  Con- 
servateur littéraire.  Vainement  leur  criait-on  de  toute 
part  :  Vous  voulez  faire  paraître  un  nouvel  écrit  périodi- 
que; qu'il  traite  de  politique  ou  vous  ne  serez  pas  lus... 
Ils  sont  restés  fermes  au  milieu  de  la  corruption  et  leur 
Conservateur  est  tout  littéraire'.  » 

Prudent,  le  Conservateur  politique  mêla,  le  3  mars, 
quelques  restrictions  à  ses  éloges^.  Ces  néophytes  l'in- 
quiétaient un  peu.  Leur  doctrine  certes  était  inattaquable, 
mais  la  jeunesse  a  toutes  les  audaces;  ils  en  prenaient  à 
l'aise  avec  les  gloires  consacrées  ;  Ancelot  méritait  plus 
de  respect...  Sur  Victor  Hugo,  cette  prophétie  :  «  C'est 
surtout  vers  la  satire  que  son  talent  parait  se  porter.  » 

Il  est  naturel  qu'Agier  goûte  particulièrement  la  verve 
antilibérale  de  l'Enrôleur.  Sur  ce  terrain,  ces  jeunes  gens 
se  font  les  humbles  servants  de  la  grande  revue  royaliste. 
Leur  fermeté  politique  ne  se  dément  pas.  Tout  leur  est 
occasion  de  proclamer  leur  foi  :  grand  royaliste,  grand 
chrétien,  grand  écrivain,  ce  sont  là  pour  eux  des  qualités 
solidaires.  Le  culte  qu'ils  professent  pour  Chateaubriand 
s'adresse  aux  idées  qu'il  représente,  plus  encore  qu'à  lui- 
même.  Les  Mémoires  sur  le  duc  de  Berry  apparaissent  le 
couronnement  de  son  œuvre  entier^ 

Par  contre,  en  matière  d'art,  ils  évitent  de  se  prononcer. 
Les  premières  polémiques  du  romantisme  les  trouvent 
défiants*.  Ils  se  gardent  de  tout  parti  pris;  aucun  pro- 


1.  Articles  sig:nés  R. 

2.  Article  cité  d'Agier. 

3.  Article  de  V.  Hugo,  t.  II,  livr.  14. 

4.  «  On  disait  autour  de  nous,  au  théâtre,  que  cette  tragé- 
die [la  Marie  Stuart  de  Lebrun]  n'était  pas  du  genre  classique 
mais  du  genre  romantique;  nous  n'avons  jamais  compris 
cette  distinction.  Les  pièces  de  Shakespeare  et  de  Schiller 
ne  dififèrent  des  pièces  de  Corneille  et  de  Racine  qu'en  ce 


INTRODUCTION.  XVll 

gramme  ambitieux.  Pour  rencontrer  une  déclaration  de 
principes  un  peu  nette,  il  faut  arriver  à  la  dix-septième  li- 
vraison*. Dès  les  premières  pages  cependant,  un  air  de 
jeunesse  et  de  vivacité,  quelque  chose  de  libre,  de  spon- 
tané, de  généreux  aussi.  S'ils  ne  se  sont  pas  attachés  à 
une  doctrine,  on  sent  à  merveille  ce  qu'ils  ont  en  aver- 
sion :  la  médiocrité  sous  toutes  ses  formes,  la  solennité 
pédante,  la  rhétorique  surannée  de  l'école  impériale  avec 
ses  exclamations,  ses  métaphores,  ses  enthousiasmes 
figés,  son  «  ramage  mélodieux-  ».  A  cette  élégance  ba- 
nale ils  préfèrent  la  brutalité,  même  triviale,  mais  vivante'. 
Certaines  affirmations  reviennent  avec  insistance  :  dés 
vers  durs  plutôt  que  des  vers  faibles  ;  —  un  versificateur 
n'est  pas  un  poète;  —  le  génie  peut  être  monstrueux  et 
ridicule,  non  pas  médiocre;  —  toute  passion  est  élo- 
quente ;  —  «  les  grandes  passions  font  les  grands  hommes. . . 
de  même  qu'il  y  a  des  passions  plus  ou  moins  fortes,  de 
même  il  existe  divers  degrés  de  génie...  »  ;  —  «  la  poésie 
ne  vit  que  de  sentiments  et  de  transports...  »♦. 

Il  est  facile  de  reconnaître  ici  l'influence  de  Rousseau, 
«  si  éloquent,  si  malheureux,  si  noblement  trompé"  »,  — 
de   Rousseau   dont   la   revue    ne   parle    guère   qu'avec 


qu'elles  sont  plus  défectueuses...  »  (Article  de  V.  Hugo,  t.  I, 
livr.  9.) 

1.  «  On  veut  du  romantique  en  vers  et  en  prose.  Les  classi- 
ques désespérés,  chassés  de  position  en  position,  vont  être 
avant  peu  forcés  dans  leurs  derniers  retranchements.  La  crise 
est  imminente;  ils  le  sentent,  et  chaque  jour,  en  signe  de  dé- 
tresse, ils  tirent  le  canon  d'alarme...  »  (Article  signé  S.  sur 
Arindal  ou  les  Bardes...  par  M.  Auguste  Bernède.) 

2.  Articles  d'Abel  Hugo  sur  la  Jérusalem  délivrée  de 
Baour-Lormian,  2'  et  4'  livr. 

3.  Article  de  Victor  Hugo  .sur  André  Chénier,  i"  livr. 

4.  Voy.  articles  de  Victor  Hugo  sur  le  Lo«w  AV  d'Ancelot, 
4*  livr.  —  Du  génie,  4*  livr.  —  Article  signé  S.  (Biscarrat?)  sur 
les  Ages  de  l'homme  de  Boissières,  12°  livr. 

5.  Article  sur  Lamennais,  i"  livraison. 


1.  Œuvres  posthumes  de  J.  Delille,  art.  de  Victor  Hugo,  t.  II, 
2»  livraison.  —  Dans  la  livraison  suivante,  l'article  sur  les 
Ages  de  l'homme  est  beaucoup  plus  catégorique  :  «  La  poésie 
ne  fut  plus  que  la  peinture  froide  et  muette  d'une  nature  ina- 
nimée. Savoir  décrire  fut  la  seule  qualité  qu'on  exigea  du 
poète  et  tout  le  secret  du  style  consista  dans  une  routine  qu'on 
appela  fastueusement  l'art  de  peindre...  » 


XVIH  INTRODUCTION. 

prudence,    mais  à  qui  elle  conserve  une  secrète  sym- 
pathie, v 

De  cela  surtout,  à  cette  date,  il  faut  leur  savoir  gré.  t 

Non  qu'ils  échappent   tout  à  fait  aux  préjugés  de  leur  v 

temps.  En  1820,  Victor  Hugo  est  persuadé  encore  que  -' 

Delille,  royaliste  fidèle,  fut  un  grand  poète;  mais  il  aper-  ' 

çoit  déjà  que  son  école  est  dangereuse  et  que  «  la  mé- 
diocrité y  trouvera  un  refuge*  ».  A  ces  jeunes  poètes,  il  i 
faut  des  maîtres  plus  puissants.  Leur  admiration  ne  s'égare  * 
pas  à  l'aventure  ;  d'instinct,  elle  va  aux  oeuvres  les  plus 
riches  d'avenir.  Le  premier  volume  s'ouvre  sur  deux 
grands  articles  de  critique  :  Essai  sur  l'indifférence  de 
Lamennais  ;  Œuvres  complètes  d'André  de  Chénier.  Il 
s'achève  sur  un  éloge  émouvant  de  Lamartine  :  «  J'ai 
cherché  jusqu'ici  autour  de  moi  un  poète...  »  Ces  trois 
noms  valent  un  programme. 

A  cet  égard,  la  Muse  française  marquera  un  recul. 
De  1820  à  1823,  des  préjugés  se  sont  fait  jour,  de  fausses 
gloires  s'imposent.  Par  une  aberration  singulière,  Sou- 
met, Guiraud,  les  deux  Alexandres,  font  figure  de  nova- 
teurs, et  on  ne  s'aviserait  plus  de  trouver  ennuyeuse  une 
tragédie  d'Ancelot.  C'est  le  règne  de  l'idylle  douceâtre,  de 
la  banalité  pleurarde,  des  effusions,  des  Petits  Savoyay'ds 
et  des  Pauvres  filles,...  et  si  ces  faux-maîtres  ne  trouvaient 
bon  eux-mêmes  d'abandonner  leurs  disciples,  la  jeune 
poésie  serait  en  danger.  —  Les  rédacteurs  du  Conserva- 
teur littéraire  ont  encore,  et  c'est  là  le  premier  mérite  du 
recueil,  toute  leur  spontanéité  franche. 


INTRODUCTION.  XIX 

Durant  les  premiers  mois  de  la  publication,  la  revue 
est  exclusivement  entre  les  mains  des  trois  frères,  ou, 
pour  être  plus  exact,  d'Abel  et  de  Victor.  On  ne  peut 
attribuer  à  Eugène  avec  certitude  que  les  Stances  à  Tha- 
liarque  dans  la  3*=  livraison  (i5  janvier),  dans  la  5'  (5  fé- 
vrier; le  Duel  du  précipice  et  dans  la  <f  (i"  avril)  la  Mort 
du  duc  d'Enghien.  Peut-être  quelques  lignes  encore  de 
l'article  sur  la  Marie  Stuart  de  Lebrun  (g"  livr.).  Mais  déjà, 
il  n'y  a  plus  collaboration  véritable  ;  une  note  parue  dans 
le  numéro  précédent  (25  mars)  a  annoncé  sa  retraite  : 
«  Il  n'est  pas  inutile  d'observer  que  deux  de  ces  messieurs 
seulement,  l'ainé  et  le  plus  jeune,  comptent  parmi  les 
rédacteurs.  »  Eugène  pourtant  ne  se  désintéresse  pas  de 
la  revue,  et  il  ne  faudrait  pas  conclure  de  ces  lignes  à  un 
désaccord  réel  et  durable.  Dans  une  de  ses  lettres  à 
Adolphe  Trébuchet  (4  août  1820)  :  «  Écris-nous  si  tu  ne 
reçois  pas  exactement  le  Conservateur  littéraire.  Nous 
vous  envoyons  six  exemplaires  d'une  ode  que  Victor 
vient  d'adresser  à  M.  de  Chateaubriand;  elle  a  été  insé- 
rée dans  le  Conservateur,  mais  il  en  a  fait  tirer  quelques 
exemplaires  pour  ses  amis  et  les  académiciens  de  sa 
connaissance'.  » 

Le  rôle  d'Abel  est  beaucoup  plus  considérable.  Sans 
parler  de  la  part  qu'il  prend  à  la  direction  de  l'œuvre 
commune',  il  se  plie,  comme  rédacteur,  à  toutes  les  be- 


1.  Lettre  publ.  par  l'abbé  Dubois,  Biobibliographie  de 
V.  Hugo,  Paris,  Champion.  igi3,  p.  218. 

2.  Par  exemple,  en  ce  qui  concerne  le  ser\-ice  des  envois. 
Voy.  les  lettres  à  Adolphe  Trébuchet  du  20  avril  1820  :  «  J'écris 
à  mon  oncle  pour  le  prier  d'accepter  aussi  un  exemplaire  du 
Conservateur...  »,  et  du  25  mai  :  «  Je  t'ai  envoyé  un  exem- 
plaire du  premier  volume,  et  si  je  ne  t'ai  point  encore  adressé 
des  livraisons  du  second,  c'est  qu'il  faut  que  j'attende  la  fin 
du  volume  pour  en  faire  partir  par  la  poste  de  non  timbrées.  » 
(Publ.  par  l'abbé  Dubois).  —  Voici  encore  une  lettre  à  Népo- 
mucène  Lemercier  :  «  Monsieur,  j'ai  reçu  la  lettre  que  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  22  courant.  Les  rédac- 


XX  INTRODUCTION. 

sognes  du  journalisme  :  petites  pièces  de  vers,  comptes 
rendus,  nouvelles  et  récits.  Travailleur  patient,  il  discute 
les  mérites  de  poèmes  épiques  d'une  majestueuse  pesan- 
teur, la  Jérusalem  délivrée  de  Baour-Lormian,  VOrléanide 
de  Lebrun  de  Charmettes,  la  M assiliade  de  S.  Marin  : 
tâche  sans  gaieté!  Entre  temps,  quelques-unes  de  ces 
études  espagnoles  ou  italiennes  qui  resteront  son  domaine 
propre*... 

Mais  c'est  peu  de  chose  encore  auprès  de  la  contribu- 
tion de  Victor.  Celui-ci  est  vraiment  l'âme  de  la  revue. 
A  lui  seul,  il  suffirait  à  tout.  Il  se  multiplie,  il  tient  tous 
les  emplois.  Ses  pseudonymes  déroutent  la  curiosité  des 
lecteurs;  il  a  le  goût  des  travestissements,  jusqu'à  se 
présenter  à  l'occasion  sous  les  espèces  d'un  vieil  érudit 
perclus  de  rhumatismes. 

Pendant  six  mois,  il  est  presque  seul  à  alimenter  la 
rubrique  des  Poésies  :  il  lui  suffit  d'ailleurs  de  puiser  dans 
ses  cahiers  ou  dans  les  recueils  des  Jeux  Floraux.  Prosa- 


teurs du  Conservateur  litiéraire  s'étant  imposé  l'oblig^ation  de 
ne  point  se  faire  connaître,  je  suis  privé  du  plaisir  de  répon- 
dre à  votre  obligeante  demande.  J"ai  communiqué  votre  lettre 
au  rédacteur  de  Tarticle  sur  la  Panhypocrisiade  [il  n'a  pas  eu 
grand'peine,  car  l'article  est  de  lui]  ;  il  a  été  heureux  d'avoir 
deviné  les  secrets  sentiments  d'un  de  nos  poètes  célèbres,  et 
la  justice  qu'il  vous  a  rendue  était  due  à  l'auteur  d'Agamem- 
non  et  de  Clovis.  Je  suis  particulièrement  flatté  que  cette 
circonstance  m'ait  fourni  une  occasion  de  correspondre  avec 
vous,  et  vous  priant  d'agréer  l'assurance  de  mon  profond 
respect,  j'ai  l'honneur  d'être...  —  25  janvier  1820.  i"  Inédit. 

I.  a  Cette  nouvelle,  dit  une  note  du  Coîiservateur  à  son 
dernier  article  (le  Carnaval  de  Venise)  est  extraite  d'une  suite 
de  compositions  dans  lesquelles  l'auteur  s'est  proposé  de 
retracer,  d'une  manière  dramatique,  les  coutumes  de  quel- 
ques peuples.  »  (T.  III,  3o«  liv.)  —  En  1821-22,  il  donne  des 
leçons  de  littérature  espagnole  à  la  Société  des  Bonnes-lettres 
et  annonce  une  série  de  traductions  de  Lope  de  Vega,  Cal- 
deron...,  sous  ce  titre  :  le  Génie  du  tfiéâlre  espagnol.  (Voy. 
27*  liv.)  —  En  1822,  Romances  historiques  traduites  de  l'espa- 


INTRODUCTION.  XXI 

leur,  i!  est  inépuisable,  et  il  a  tous  les  tons  :  éloquence, 
raillerie  boufifonne,  gravité,  fantaisie.  Avec  une  verve 
joyeuse,  il  mène  la  lutte  contre  le  libéralisme;  il  passe 
d'une  étude  puissante  à  des  Variétés  spirituelles,  de  la 
critique  d'art  à  sa  chronique  des  spectacles.  Tout  lui  est 
sujet  d'article  :  il  compare  les  mérites  de  l'Art  du  tour, 
poème  en  4  chants  de  M.  Ch.  Lebois,  et  de  l'École  dti  ca- 
valier, poème  didactique  et  militaire  du  chef  d'escadron 
Millet'.  Il  célèbre  jusqu'à  un  Manuel  du  recrutement  :  il 
est  vrai  que  l'auteur  en  est  M.  Foucher,  chef  de  bureau 
au  Ministère  de  la  Guerre,  père  redouté  de  certaine  jeune 
fille  V.. 

Tout  cela  d'une  abondance,  d'une  verve,  d'une  variété 
de  moyens  incroyable.  H  y  a  dans  ces  trois  volumes  tout 
un  Hugo  qui  mérite  certes  de  ne  pas  être  oublié.  Lui- 
même  ne  s'est  pas  résigné  à  voir  périr  ces  productions 
de  sa  jeunesse.  Le  Victor  Hugo  raconté  reprendra  plu- 
sieurs des  poèmes  du  Conservateur;  un  bon  nombre  de 
ses  articles  critiques  ou  politiques  deviendront,  en  1834, 
le  Journal  d'un  jeune  Jacobite  de  Littérature  et  philoso- 
phie mêlées. 

On  sait  les  transformations  qu'ils  ont  subies,  et  com- 
ment l'auteur  les  a  maquillés  pour  les  adapter  â  ses  con- 
victions nouvelles*.  Tantôt  ce  sont  de  larges  fragments 
qui  survivent;  tantôt  une  simple  phrase,  encastrée  dans 
un  développement  nouveau.  Un  même  article  (sur  l'Of- 


gnol  (i  vol.  in-12),  l'Heure  de  l.i  mort,  nouvelle  espagnole, 
publiée  dans  la  Foudre,  et  la  Vengeance  de  la  Madone,  trad. 
de  ritalien...  A  cet  égard,  Abel  Hugo  est  le  précurseur  et 
peut-être  l'initiateur  d'E.  Deschamps.  —  En  1823,  il  s'oriente 
vers  les  études  historiques,  tout  en  s'essayant  au  théâtre  avec 
ses  collaborateurs  Romieu,  Ader,  Vulpian... 
j.  Tome  I,  8"  livraison. 

2.  Tome  II,  20*  livr.  —  Voy.  la  réponse  de  Foucher  :  Lettres 
à  la  fiancée,  p.  40. 

3.  Voy.  Biré,  Victor  Hugo  avant  i83o. 


XXn  INTRODUCTION. 

flcier  de  /orltim  de  V/.  Scott,  sur  Vllistoire  de  France 
de  Vély,  sur  la  Marie  Sluart  de  Lebrun)  est  découpé  en 
une  série  de  morceaux  dispersés  à  dessein.  Ailleurs,  une 
retouche  ingénieuse  modifie  de  façon  absolue  le  sens 
d'un  développement.  «  Je  n'aime  pas  qu'un  historien  soit 
cosmopolite  »,  disait-il  en  1821  '.  Il  corrige  en  1804  : 
«  Bien  que  l'historien  cosmopolite  soit  plus  grand  et  plus 
à  mon  gré...  »  C'est  ce  qu'il  appelle  reproduire  un  article 
sans  y  rien  changer^.  D'une  étude  smt  Ivanhoé,  il  reste 
un  paragraphe  sur  la  condition  des  Juifs  au  Moyen  âge. 
L'éloge  d'une  traduction  d'Homère  se  transforme  en  une 
diatribe  contre  les  traducteurs.  L'analyse  du  Phocioft  de 
Corentin  Royou  devient  un  Plan  de  tragédie  faite  au 
collège  :  il  a  suffi  de  supprimer  les  citations  et  le  nom  de 
l'auteur.  A  quoi  bon  se  mettre  en  frais  pour  un  poète  ou- 
blié? Mieux  vaut  se  parer  de  ses  dépouilles.  Victor  Hugo 
connaît  les  droits  du  génie  et  il  en  use  —  largement. 

En  face  de  ces  textes  maquillés,  coupés,  antidatés,  il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  rétablir  la  leçon  primitive.  La 
plus  grande  partie  de  ces  articles,  d'ailleurs,  n'a  jamais 
été  reproduite  et  demeure  ensevelie  dans  la  collection, 
presque  introuvable,  du  Conservateur. 

Une  note  de  la  8°  livraison  informe  le  public  que 
«  MM.  Hugo  frères  ne  sont  pas  les  seuls  auteurs  de  la 
Revue  ».  Ils  comptent  plusieurs  collaborateurs  dont  les 
articles  ne  sont  soumis,  comme  les  leurs,  qu'à  la  censure 
du  Conseil  de  rédaction  composé  de  la  réunion  de  tous 
les  rédacteurs...  »  Voilà  qui  donne  l'impression  d'une 
revue  solide  et  puissamment  organisée.  Mais,  en  vérité, 
ce  grand  con.îez7  de  rédaction  ne  doit  pas  tenir  des  assises 
bien  solennelles  et  l'on  a  vite  dressé  le  compte  de  tous 
les  rédacteurs  :  J.-J.  Ader,  un  des  collaborateurs  d'Abel 


1.  Tome  III,  28«  livraison. 

2.  Préface  de  Littérature  et  philoso^Jhie  mêlées. 


INTRODUCTION.  XXIH 

pour  son  Traité  du  mélodrame^;  —  le  comte  François 
de  Neufchâteau,  «  de  l'Académie  française,  etc.  »,  heu- 
reux d'apporter  à  son  jeune  ami  Victor  le  prestige  de  sa 
situation  et  de  ses  titres";  —  Gh.  de  Saint-Maurice,  futur 
dramaturge,  en  quête  pour  l'instant  de  lauriers  académi- 
ques'; —  peut-être  Biscarrat,  l'ancien  maître  d'études  de 
la  pension  CordierV..  C'est  tout  pour  le  premier  volume. 

Après  quelques  mois,  le  cercle  s'élargit.  Le  printemps 
de  1820  amène  au  Conservateur  des  amis  nouveaux.  Les 
deux  frères,  d'ailleurs,  n'ont  rien  négligé  pour  sa  diffu- 
sion. 

Certains  milieux  sont  particulièrement  favorables,  — 
ceux  où  les  premiers  succès  de  Victor  ont  fait  le  plus  de 
bruit  et  où  l'on  attend  le  plus  de  sa  jeune  gloire.  La  Bre- 
tagne d'abord.  Les  tribulations  et  les  soucis  de  son  exis- 
tence n'ont  pas  permis  à  Sophie  Trébuchet  de  rester  en 
relations  étroites  avec  sa  famille  nantaise.  Un  moment, 
des  oppositions  d'intérêt   sont  intervenues  ;  elle-même, 


1.  Le  Bayonnais  J.-J.  Ader  qui,  plus  tard,  comptera  parmi 
les  collaborateurs  libéraux  du  Mercure  du  dix-7i2uvième  siècle 
et  de  la  Pandore,  —  et  écrira  avec  Léonard  Detcheverry  la 
satire  antiromantique  :  Les  deux  écoles  (Odéon,  i3  août  1825). 

2.  Ministre  sous  le  Directoire,  imbu  des  idées  du  dix-hui- 
tième siècle,  Neufchâteau  abandonne  la  politique  sous  la 
Restauration  pour  se  consacrer  aux  lettres,  sans  être  en  au- 
cune façon  un  ennemi  du  régime  nouveau.  A  partir  de  1817. 
il  est  en  relations  avec  Victor  Hugo  qui  collabore  à  son  Le- 
sage.  Le  Conservateur  littéraire  ne  perd  pas  une  occasion  de 
faire  son  éloge.  Il  appartiendra  au  Mercure  du  dix-neuviéme 
siècle. 

3.  Charles  de  Saint-Maurice,  couronné  en  1819  par  la  So- 
ciété des  arts  et  lettres  d'Arras  pour  une  Ode  sur  la  délivrance 
d'Arras  par  Turenne,  —  et  en  1820  par  les  Jeux  Floraux  {Épitre 
sur  le  suicide)  et  par  l'Académie  française  {Institution  du  jury), 
mention  honorable.  Le  prix  fut  remporté  par  E.  Mennechet. 

4.  Du  moins  d'après  Quérard  dont  le  témoignage  ne  peut 
être  contrôlé. 


XXIV  INTRODUCTION. 

sauf  en  ce  qui  concerne  ses  fils,  est  de  caractère  un  peu 
négligent  et,  à  deux  reprises,  en  i8i3  et  1814,  son 
frère  a  dû  faire  des  démarches  pour  savoir  ce  qu'il  adve- 
nait d'elle  et  du  général*.  Mais,  en  1820,  le  moment 
semble  venu  pour  un  rapprochement  dont  le  Conserva- 
teur littéraire  sera  l'occasion.  Ses  enfants,  d'ailleurs,  la 
dispensent  de  toute  démarche.  Le  20  avril,  Abel  écrit  à 
son  cousin  Adolphe,  en  lui  envoyant  le  premier  volume: 
«  Nous  avons  toujours  désiré  beaucoup  connaître  des  pa- 
rents dont  notre  mère  ne  nous  a  jamais  parlé  qu'avec 
éloge,  et  tu  ne  nous  aurais  pas  écrit  le  premier  que  nous 
aurions  saisi  l'occasion  du  Conservateur  pour  faire  con- 
naissance avec  toi  ;  on  est  si  heureux  de  trouver  des  amis 
parmi  les  personnes  qu'attachent  déjà  à  nous  les  liens 
du  sang...  »  Victor,  le  même  jour  :  «  Je  désire  que  le 
Conservateur  soit  lu  avec  quelque  indulgence  par  nos 
bons  parents  de  Nantes  et  j'espère  que  tu  ne  tarderas  pas 
à  nous  donner  des  nouvelles  de  toute  la  famille...  » 

Dès  lors,  la  correspondance  continue  sur  le  ton  le  plus 
affectueux,  toute  familière  de  la  partd'Abel  et  de  Victor, 
—  un  peu  plus  cérémonieuse,  plus  exaltée  aussi,  quand 
Eugène  tient  la  plume.  Et  ce  sont  des  causeries  sur  tous 
les  sujets.  Le  jeune  Nantais  est  ravi  de  cette  intimité  flat- 
teuse. Il  prend  modèle  sur  ses  cousins;  il  partage  leurs 
opinions  politiques,  il  partage  leurs  goûts.  Les  études  de 
droit  auxquelles  on  le  destine  l'intéressent  bien  moins 
que  les  lettres  ;  il  brûle  de  montrer  ce  dont  il  est  capable. 
Il  se  risque  à  des  descriptions  de  paysages,  à  des  récits 
d'excursions,  et  ses  premiers  essais  sont  accueillis  avec 
cette  bonne  volonté  attendrie  qui  sera  à  la  mode  dans  le 
Cénacle.  L'un  d'eux  surtout  a  été  goûté  :  une  description 
de  l'abbaye  de  La  Meilleraye.  A  l'unisson,  les  trois  frères 
prodiguent  des  encouragements  :  «  Continue  toujours... 
(Abel.)  —  Continue,  mon  cher  Adolphe,  à  nous  donner 


1.  Voy.  les  lettres  publ.  par  l'abbé  Dubois,  liv.  cit. 


INTRODUCTION.  XXV 

ainsi  des  détails...  (Eugrène.)  —  Continue,  mon  cher  Adol- 
phe, à  nous  mettre  de  moidé  dans  tes  courses.  (Victor.)  » 
Touchante  harmonie  !  Un  mois  plus  tard  (2  septembre), 
la  lettre  sur  la  Trappe  paraît  dans  le  Conservateur.  Cela, 
c'est  la  consécration  suprême  :  Adolphe  Trébuchet  est 
désormais  le  quatrième  frère.  Venu  à  Paris  pour  l'ouver- 
ture des  cours  de  droit,  il  partagera  la  vie  de  ses  cousins'. 

Dans  les  milieux  toulousains  encore,  le  Conservateur  a 
trouvé  sans  peine  des  sympathies.  Victor  a  remporté  ses 
premiers  succès  aux  Jeux  Floraux  et  ils  lui  en  gardent 
une  reconnaissance  :  ce  sera  leur  meilleur  titre  de  gloire. 
Ajoutez  que,  pour  eux,  il  se  met  en  frais  de  coquetterie  ; 
il  est  déjà  expert  dans  l'art  de  cultiver  les  amitiés  utiles 
et  l'on  ne  résiste  pas  aux  charmes  de  ses  lettres... 

Pour  les  poètes  du  midi,  ce  sera  une  bonne  fortune  de 
collaborer  à  une  revue  parisienne  et  ils  seront  accueillis 
volontiers.  Ils  se  présentent  au  second  volume.  M""  Tastu 
figure  à  la  treizièrpc  livraison  avec  une  pièce  couronnée 
aux  Jeux  Floraux";  —  la  comtesse  d'Hautpoul  gémit, 
après  quelques  autres,  sur  l'assassinat  du  duc  de  Berry'; 


1.  L'article  sur  la  Trappe  a  été  reproduit  dans  les  Débats 
(voy.  la  lettre  du  i"  nov.  1821,  publ.  par  Tabbé  Dubois).  — 
Plus  tard.  Ad.  Trébuchet  deviendra  chef  de  bureau  des  éta- 
blissements insalubres  à  la  préfecture  de  police  et  se  consa- 
crera à  des  études  d'hyg-iène  publique  et  de  police  médicale. 

2.  Sabine,  Casimire,  Amable  Voiart,  mariée  en  1816  avec 
Joseph  Tastu,  imprimeur  à  Perpignan. 

3.  La  comiesse  d'Hautpoul  est  d'origrine  parisienne;  veuve 
du  comte  de  Beaufort,  elle  épousa  en  secondes  noces  Charles 
d'Hautpoul.  —  Ses  premiers  succès  aux  Jeux  PToraux  datent 
des  dernières  années  du  dix-huitième  siècle.  En  1820,  un  vo- 
lume de  Poésies  diverses  dédié  au  roi  ;  dans  les  années  sui- 
vantes, d'abondantes  productions  «  à  l'usage  des  demoi- 
selles ».  —  A  cette  date,  la  comtesse  d'Hautpoul  qui  a  déjà 
publié  de  nombreux  volumes  est  un  peu  découragée.  Dans 
une  lettre  du  17  juillet  1821  :  «  Je  n'ai  pas  fait  un  vers  depuis 
huit  mois,  pas  un  seul.  Je  suis  découragée  de  ne  rien  obte- 


XXVI  INTRODUCTION. 

—  Labouisse-Rochefort,  poète  des  joies  conjugales',  en- 
voie des  vers  posthumes  de  son  ami  Kerivalant  et  s'amuse, 
pour  son  compte,  à  des  imitations  de  poètes  latins*. 


nir  que  des  compliments  et  des  promesses.  Cependant,  la 
duchesse  de  Berry  m'a  donné  un  bracelet  d\m  goût  exquis 
représentant  le  duc  de  Bordeaux  et  elle-même  ;  elle  a  mis  à 
ce  don  précieux  beaucoup  de  grâces.  Mais  j'avais  la  pro- 
messe d'une  pension  qui  a  été  donnée  à  un  autre;  j'avais 
aussi  dû  compter  sur  M.  de  Lauriston.  Tout  cela  a  manqué  à 
la  fois.  Je  suis  dégoûtée  et  n'ai  plus  de  verve...  »  (Inédit.) 

1.  Labouisse-Rochefort,  né  à  Saverdun  (Ariège)  en  1778, 
royaliste  convaincu,  écrivain  intarissable,  membre  d'une 
foule  de  Sociétés  savantes.  La  plus  grande  partie  de  son 
oeuvre  poétique  célèbre  les  vertus  de  son  Éléonore.  Ses  Sou- 
venirs, publiés  à  Toulouse,  donnent  quelques  détails  intéres- 
sants perdus  dans  un  fouillis  d'anecdotes.  Ce  fut  aussi  un 
grand  collectionneur  d'autographes.  (Sur  lui,  voy.  Duclos, 
Histoire  des  Ariégeois,  t.  VL  —  Les  papiers  inédits  de  La- 
bouisse  ont  été  légués  par  Duclos  à  la  ville  de  Saint-Girons; 
ce  dépôt,  précieux  pour  l'étude  de  la  littérature  provinciale, 
m'a  été  signalé  par  M.  Rozès  de  Brousse,  mainteneur  des 
Jeux  Floraux.) 

2.  N.  Ledeist  de  Kerivalant,  né  à  Nantes,  ancien  maître  des 
comptes  de  la  province  de  Bretagne,  mort  en  i8r5.  —  La- 
bouisse,  qui  se  fît  son  éditeur,  écrit,  le  3  janvier  1820,  au 
libraire  Michaud  :  «  Je  pourrai  vous  fournir  une  notice  sur 
feu  M.  de  Kerivalant  qui  m'a  légué  tous  ses  papiers.  Je  viens 
de  publier  des  imitations  d'un  Choix  d'éplgrammes  d'Owen 
qui  sera  bientôt  suivi  d'un  Choix  d'Ausone  en  vers  français. 
Je  publierai  aussi  de  lui  un  recueil  très  intéressantde  poésies 
de  différents  genres  :  des  contes,  des  fables,  des  épîtres  ou 
des  imitations  d'Horace,  de  TibuUe,  de  Catulle,  de  Properce, 
d'Ovide,  de  plusieurs  poètes  anglais  et  italiens,  mais  surtout 
un  Martial  en  vers...  »  (Inédit.)  Dans  le  second  volume  du 
Conservateur  figurent  encore  :  Ch.  dlvry,  un  correspondant 
d'occasion.  —  Saint-Félix,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
Jules  de  Saint-Félix,  alors  âgé  de  quatorze  ans,  —  l'ancien 
abbé  Lafont  d'Aussonne,  personnage  équivoque  dont  le  nom 
sera  mêlé  plus  tard  à  d'étranges  aventures.  —  Plus  régulière, 
la  collaboration  de  Tézenas  de  Montbrison  et  de  L.-Th.  Peli- 


INTRODUCTION.  XXVII 

Mais,  à  cet  égard,  l'événement  le  plus  considérable,  le 
plus  riche  de  conséquences  surtout,  est  l'entrée  en  scène 
d'A.  Soumet.  Parmi  les  protecteurs  toulousains  de  Victor, 
celui-ci  est  un  personnage  d'importance  :  bientôt,  il  sera 
un  demi-Dieu.  En  août  1820,  le  Conservateur  littéraire 
qui  avait  déjà  rendu  hommage  à  son  talent'  annonce 
comme  un  événement  solennel  son  arrivée  à  Paris  : 
«  M.  A.  Soumet,  de  l'Académie  des  Jeux  Floraux,  vient 
d'arriver  à  Paris.  Cet  enfant  d'Isaure,  qui  occupe  un  rang 
si  distingué  parmi  nos  jeunes  poètes,  rapporte  dans  la 
capitale  des  ouvrages  longtemps  médités  dans  la  patrie 
des  troubadours.  On  sait  qu'il  travaille  à  une  épopée  sur 
Jeanne  d'Arc  et  que  l'une  de  ses  tragédies  {Cléopâtre)  est 
reçue  au  Théâtre-Français.  Comme  M.  de  Lamartine,  il 
est  l'auteur  d'un  Oreste  et  d'un  Saiil...  » 

Déjà  en  relations  avec  le  père  d'Emile  et  Antoni  Des- 
champs, Soumet  prit  rang  aussitôt  parmi  les  intimes  réu- 


cier,  qui  commence  en   juillet  une   série  d'adaptations  et  de 
traductions  en  prose. 

I.  Dans  le  t.  I,  7'  livraison,  Abel  Hugo  avertit  Lebrun  des 
Charmettes,  auteur  d'une  Orléanide,  qu'il  «  trouvera  une  con- 
currence redoutable  dans  le  talent  de  M.  Soumet,  jeune  poète 
qui,  au  milieu  de  nos  discordes  politiques,  semble  s'être  ré- 
fugié dans  le  temple  de  la  fondatrice  des  arts,  pour  y  célé- 
brer plus  à  loisir  la  libératrice  de  la  patrie  ».  —  Déjà,  en  1808, 
lors  d'un  premier  voyage  à  Paris,  Soumet  avait  fait  grande 
impression.  Dans  une  lettre  de  la  comtesse  d'Hautpoul  (20  fé- 
vrier 1808)  :  «  J'ai  vu  quelquefois  chez  moi  et  chez  M"'  de  La- 
tour  d'Auvergne  un  jeune  homme  de  Castelnaudary,  nommé 
Alexandre  Soumet,  qui  a  bien  le  germe  du  talent  et  qui  m'a 
lu  de  fort  bons  vers  qui  m'ont  causé  un  vrai  plaisir,  et  un 
dithyrambe  plein  de  verve  et  d'élégance.  Je  trouve  à  ses  vers 
toute  la  chaleur  de  ses  vingt  ans  et  non  pas  le  désordre  de 
cet  âge.  S'il  suit  de  bons  modèles  et  si  ses  talents  ne  l'enivrent 
pas  et  qu'on  ne  le  gâte  pas  avant  qu'il  soit  mûr,  je  pense  qu'il 
ira  fort  loin  dans  la  carrière  littéraire.  Peu  d'hommes  de 
vingt  ans  auraient  fait  ses  vers.  »  (Inédit.) 


XXVI II  INTRODUCTION. 

nis  autour  de  l'aimable  vieillard,  —  petit  cénacle  dont 
biendes  poètes  g-arderont  un  souvenir  ému  '.  On  peut  sup- 
poser avec  assez  de  vraisemblance  qu'il  servit  d'intermé- 
diaire entre  ces  jeunes  écrivains  et  les  frères  Hugo.  Du 
moins  est-ce  le  moment  précis  où  les  deux  groupes  se 
rapprochent.  Victor  va  trouver  là  les  éléments  de  sa  fu- 
ture armée  :  ceux  qui  le  suivront  à  la  Muse  française,  — 
et  certains  aussi,  comme  Latouche,  qui  se  dégageront 
assez  rudement. 

Dans  une  lettre  à  J.  de  Rességuier,  Soumet  fait  con- 
naître ses  impressions  des  premiers  jours  :  «  J'ai  re- 
trouvé ici  votre  souvenir;  vous  faites  presque  partie  de 
notre  cercle  poétique;  l'éloge  de  Clémence  Isaure  a  ré- 
vélé partout  le  troubadour  et  vous  avez  gardé  pour  vous 
plus  d'une  fleur  de  sa  corbeille.  J'ai  entendu  des  vers 
ravissants  d'un  jeune  homme,  M.  de  Vigny;  c'est  une 
élégie  intitulée  La  Somnambule...  Le  jeune  Hugo  vous 
adresse  mille  expressions  de  sa  reconnaissance;  je  lui 
ai  promis  de  vous  les  faire  parvenir.  Cet  enfant  a  une 
tête  bien  remarquable,  une  véritable  étude  de  Lavatc:'.  » 
Le  20  décembre,  à  Alexandre  Guiraud  :  «  Tous  nos  a;T;ii 
te  disent  mille  choses.  Je  suis  allé  l'autre  jour  passer  la 
soirée  chez  l'oncle,  où  je  les  ai  tous  rencontrés'...  -> 

Dès  lors,  l'école  est  virtuellement  constituée  et  le 
Conservateur  littéraire  devient  son  premier  organe  offi- 
ciel. Là  8st  l'intérêt  du  tome  l\l.  Victor  et  Abel  Hugo  y 
conservent  leur  situation  éminente;  leur  contribution  est 
plus  iiTiportante  que  jamais;  mais  de  précieux  concours 


i.  Lui-même  fera  dans  le  Conservateur  (t.  III,  28*  livraison) 
l'éloge  du  père  Deschamps  :  «  Restée  jeune  à  quatre- 
vingts  ans,  son  âme,  comme  trempée  au  feu  des  Muses, 
semble  puiser  une  vie  nouvelle  dans  l'admiration  que  lui 
inspirent  les  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  antique  et  mo- 
derne... it 

2.  Cité  par  Biré. 

?.  Cité  par  L.  Séché,  Le  cénacle  de  la  muse  française ,  p.  3i. 


INTRODUCTION'.  XXIX 

s'offrent  à  eux.  Il  ne  s'agit  plus  seulement,  comme  au 
cours  du  second  volume,  de  quelques  adhésions  particu- 
lières. C'est  toute  une  rédaction  nouvelle,  animée  des 
mêmes  espérances  et  du  même  esprit. 

Cet  élargissement  se  manifeste  dès  la  fin  de  1820.  En 
décembre,  Vigny  donne  son  article  sur  Byron,  un  article 
qui  a  la  valeur  d'un  programme,  et  Victor  Hugo  con- 
sacre à  un  Dithyrambe  de  G.  de  Pons  un  compte  rendu 
élogieux'.  D'une  livraison  à  l'autre,  une  série  de  noms 
nouveaux  viennentenrichir  la  rubriquedes  poésies  (Vigny, 
Saint- Valry,  E.  Deschamps  à  la  27"^;  —  J.  de  Rességuier  et 
J.  Lefèvre  à  la  2fs';  —  à  la  29',  Soumet  et  France  d'Hou- 
detot),  cependant  que  les  Variétés,  avec  une  complai- 
sance non  dissimulée,  font  connaître  les  projets  littéraires 
des  adhérents-. 

Entre  ces  jeunes  gens,  l'amitié  a  été  facile  et  rapide. 
Victor  Hugo  suit  les  efforts  de  tous.  Il  les  encourage  et, 
s'il  est  nécessaire,  il  les  soutient.  Ainsi,  il  est  l'âme  du 
petit  groupe.  A  Alfred  de  Vigny,  le  21  avril  1821  :  «  Le- 
fèvre est  encore  dans  l'incertitude.  Soumet  fait  des  vers 
superbes,  Pichat  cache  son  manuscrit,  Emile  nous  promet 
le  Fou  du  Roi,  Gaspard  rit  à  Versailles,  Rocher  pleure  à 
Grenoble   près   de   son   père  dangereusement    malade. 


1.  L'article  d'Abel,  au  premier  volume,  sur  Constant  et  Dis- 
crète était  beaucoup  plus  réservé  que  celui-ci.  —  Voy.  au 
t.  III  des  Adieux  poétiques  de  G.  de  Pons  (p.  i65)  l'épître  qu'il 
adresse  à  Victor  Hugo  en  novembre  1820  et  la  réponse  de  Hugo 
(11  nov.).  Cette  réponse  a  été  reprise  dans  le  V.  Hugo  raconté. 

2.  La  26'  livraison  annonce  la  traduction  d'Horace  d'E.  Des- 
champs, le  Pelage  d'A.  Guiraud,  Montmartre  d'A.  de  Vigny 
{Montmartre  est  le  premier  titre  de  l'élévation  Paris  publiée 
dix  ans  plus  tard).  —  La  27'  annonce  Turnus  et  Léonidas  de 
Pichat,  le  Génie  du  théâtre  espagnol  d'Abel  Hugo,  les  projets 
dramatiques  de  Soumet.  —  La  29*,  la  Clytemnestre  de  J.  Le- 
fèvre et  un  poème  héroï-comique  de  J.-J.  Ader.  ~  La  3o*. 
la  Cléopâtre  et  la  Clytemnestre  d'A.  Soumet. 


XXX  INTRODUCTION. 

Saint-Valry  fait  sespâques  à  Montfort  :  tous  vous  aiment, 
vous  embrassent,  mais  pas  plus  tendrement  que  moi  '.  » 
Pour  eux,  il  ambitionne  les  succès  qui  furent,  quelques 
années  plus  tôt,  ses  premières  joies  de  poète  et,  le  mo- 
ment venu  où  se  distribuent  les  récompenses  des  Jeux 
Floraux,  il  intervient  :  «  Permettez  à  un  vieux  combattant 
réformé  de  vous  recommander  des  athlètes  en  présence 
desquels  il  n'aurait  sans  doute  pas  vaincu.  J'appellerai 
votre  attention  sur  l'élégie  de  Symetha  d'un  jeune  poète 
dont  Soumet  vous  a  sans  doute  parlé,  de  notre  ami  Al- 
fred de  Vigny;  sur  celle  du  Convoi  de  l'émigré  par 
M.  Saint-Valr}--...  » 

Mais,  de  jour  en  jour,  l'influence  de  Soumet  grandit 
auprès  de  la  sienne.  Le  Conservateur  est  devenu  sa  chose. 
Il  parle  et  décide  au  nom  de  tous;  il  procure  de  nouveaux 
collaborateurs,  il  reçoit  des  articles  —  et  n'hésite  pas  à  les 
corriger.  Il  s'entraîne  à  cette  maîtrise  qu'il  exercera  sans 
conteste  au  temps  de  la  Musefrançaise.  Il  a  déjà  —  sans 
affectation  —  ce  ton  doctoral,  cette  bienveillance  condes- 
cendante, même  avec  ses  amis  les  plus  familiers.  Au 
début  de  1821,  J.  de  Rességuier  a  envoyé  deux  pièces  de 
vers  couronnées  aux  Jeux  Floraux;  Soumet  lui  répond  : 
«  Le  Conservateur  littéraire  vous  dira  ce  que  nous  en 
pensons  [de  Glorvina].  J'en  dispose  comme  démon  bien; 
me  le  pardonnerez-vous?  Me  pardonnerez-vous  de  trouver 
vos  vers  délicieux  et  d'avoir  pour  vous  des  sentiments  de 
prédilection  poétique  que  je  veux  que  le  public  par- 
tage '  >...   )   —  J  en  dispose  comme  de  mon  bien  :  euphé- 


).  Publ.  par  E.  Dupuy,  Aljred  de  W^'ny,  ses  amitiés...,  t.  I, 
p.  119. 

■2.  Lettre  du  21  mars  1821.  Publ.  par  Biré,  p.  i33. 

3.  Publ.  par  P.  Lafond,  L'Aube  romantique,  p.  6:-!.  Glorvina 
paraît  avec  une  note  flatteuse  dans  la  28'  livraison  (20  jan- 
vier 1821).  La  lettre  classée  inexactement  par  M.  Lafond,  ne 
peut  donc  être  postérieure  aux  premiers  jours  de  janvier.  — 
Quant  à  la  seconde  pièce  envoyée  par  Rességuier,  elle  ne  fut 


INTRODUCTION.  XXXI 

misme  charmant,  à  recommander  aux  directeurs  de  re- 
vues. Entendez  que  Soumet  a  retouché  les  vers  de  son 
ami  ;  et,  comme  Rességuier  n'a  pas  trouvé  la  chose  tout 
à  fait  à  son  goût,  il  s'en  excuse  :  «  Victor  Hugo  vient  de 
me  montrer  votre  dernière  lettre  et  je  suis  confus  de  l'ex- 
trême douceur  avec  laquelle  vous  vous  plaignez  de  moi, 
dont  vous  avez  tant  à  vous  plaindre.  Mon  premier  tort  a 
été  de  retrancher  un  seul  vers  de  votre  élégie  de  Glor- 
vina;  mais  il  m'a  fallu  céder  aux  exigences  de  tous  vos 
amis  de  Paris  qui  chérissent  votre  talent  et  que  l'aigle  de 
votre  charmante  Écossaise  avait  un  peu  blessés'...  » 

Personnellement,  d'ailleurs,  Soumet  est  loin  de  fournir 
une  collaboration  très  active  :  seulement  une  élégie  et 
deux  ou  trois  articles...  Son  prestige  lui  permet  de  se  ré- 
server, et  il  est  tout  entier  à  ses  préoccupations  dramati- 
ques. Sa  grande  ambition  est  de  voir  sur  la  scène  Saûl, 
Cléopâtre  ou  Clytemnestre.  Or  cela  ne  va  pas  sans  diffi- 
cultés. A  sa  dernière  page,  le  Conservateur  annonce  la 
réception  de  Clytemnestre  au  Théâtre-Français.  Mais  ce 
n'est  encore  que  le  début  d'une  longue  série  d'ennuis. 
«  J'ai  été  abreuvé  de  tous  les  dégoûts  imaginables  »,  dira- 
t-il  à  Guiraud*.  Et  quand  viendra  le  jour  du  triomphe 
(novembre  1822),  le  Conservateur  littéraire  aura  depuis 
longtemps  cessé  de  vivre... 

La  publication  fut  interrompue  en  mars  182 1,  après  la 


pas  insérée.  «  La  mort  d'une  jeune  fille  est  à  refaire,  prononce 
Soumet,  quoiqu'elle  renferme  une  foule  de  vers  charmants. 
En  général,  les  imitations  portent  malheur.  Tout  ce  que  j'ai 
cherché  à  imiter  a  été  trouvé  mauvais  par  nos  grands  amis. 
Livrez-vous  à  votre  inspiration.  Glorvina  est  une  élégie  fort 
remarquable.  Je  vous  écrirai  avec  plus  de  détails  en  vous 
envoyant  le  numéro  du  Conservateur  où  votre  élégie  sera  im- 
primée. »  ("ibid.j 

1.  Lettre  d'avril  1821,  publ.  par  M.  Lafond,  p.  68. 

2.  Publ.  par  Léon  Séché,  liv.  cit.,  p.  37. 


XXXH  INTRODUCTION. 

3o'  livraison,  à  la  fin  du  troisième  volume.  Cela,  très  brus- 
quement et  pour  des  raisons  que  nous  ne  connaissons  pas. 
Par  l'intermédiaire  de  Soumet  encore,  J.  de  Rességuier 
avait  envoyé  une  élégie  nouvelle,  la  Consolation  d'une 
mère.  Hugo  s'excuse,  le  17  avril,  de  ne  pouvoir  l'imprimer, 
comme  il  l'aurait  désiré  :  «  Cette  jolie  pièce  était  destinée 
au  Conservateur  littéraire,  à  ce  que  m'a  dit  Alexandre  ; 
mais  comme  le  Conservateur  s'est  réuni  aux  Annales,  ces 
dernières  en  hériteront  et,  en  ma  qualité  d'ancien  rédac- 
teur du  Conservateur,]e.  suis  un  peu  jaloux  des>l n«a/e^*.  » 
D'ailleurs,  il  semble  se  consoler  aisément  de  la  dispari- 
tion de  sa  revue  :  «  Cette  réunion  des  deux  recueils  m'a 
fait  plaisir,  en  me  débarrassant  d'un  travail  permanent 
qui  me  fatiguait  depuis  longtemps;  d'un  autre  côté,  je 
n'aurai  plus  un  journal  à  la  disposition  de  mes  amis, 
comme  Tétait  le  Conservateur,  et  cette  privation  com- 
pensera, de  reste,  le  plaisir-.  » 

Quant  aux  Annales  de  la  littérature  et  des  arts,  elles 
annoncèrent  la  fusion  par  une  note  du  7  avril  1821  :  «  Réu- 
nion du  Conservateur  littéraire  aux  Annales.  Des  travaux 
littéraires  commencés  depuis  longtemps  et  auxquels 
MM.  Hugo  désirent  se  livrer  presque  exclusivement  ne 
leur  permettant  plus  de  consacrer  au  journal  qu'ils  ont 
fondé  le  temps  et  les  soins  que  demande  une  pareille  en- 
treprise, ils  nous  ont  offert  de  réunir  leur  recueil  aux 
Annales  et  de  prendre  part,  avec  nos  collaborateurs,  à  la 
rédaction  de  ces  dernières.  Les  talents  de  MM.  Hugo, 
l'identité  de  leurs  doctrines  politiques  et  littéraires  avec 


1.  Lettre  du  17  avril,  publiée  par  M.  Lafond,  p.  6:.  —  Voy. 
aussi  la  lettre  de  Soumet  :  «  Nous  voulions  tous  que  le  feuil- 
leton qui  interprète  votre  nouvelle  élégie,  supérieure  à  celle 
de  Glorvina,  eût  passé  par  le  dernier  numéro  du  Conservateur 
littéraire.  Le  Conservateur  littéraire  avait  son  dernier  numéro 
pris.  Nous  la  ferons  insérer  dans  les  Annales...  »  {Ibid.,  p.  69.) 

2.  Lettre  du  17  avril,  publiée  par  M.  Lafond,  p.  61. 


INTRODUCTION.  XXXIII 

celles  que  nous  professons  nous  ont  fait  accepter  leur 
proposition  avec  autant  d'empressement  que  de  plaisir. 
Nous  avons  regretté  que  les  rangs  complets  de  notre  ré- 
daction ne  nous  permettent  pas  de  donner  dans  les  An- 
nales à  tous  les  émigrants  du  Conservateur  littéraire  la 
place  qu'ils  méritent  d'y  occuper.  Nous  espérons  cepen- 
dant ne  pas  être  privés  de  toute  coopération  de  leur  part 
et  nous  comptons  bien  qu'ils  nous  aideront  à  jeter  dans 
notre  journal  une  variété  de  tons  et  de  matières  que  les 
lecteurs  ont  le  droit  d'exiger  dans  un  ouvrage  qui  n'a 
pour  objet  que  de  les  distraire*.  » 

Quelques  dissentiments  ne  tardèrent  pas  à  se  produire. 
C'est  du  moins  ce  qui  ressort  d'une  lettre  de  Victor  Hugo  à 
son  oncle  Trébuchet,  le  3  octobre  1821  :  «  Nous  sommes, 
depuis  deux  mois,  ouvertement  brouillés  avec  les  Artnales 
dont  le  directeur  a  ouvertement  abusé  de  notre  bonne 
foi  ;  nos  intérêts  ont  été  froissés  d'une  manière  criante  et 
notre  rupture  va  être  enfin  décidée  par  arbitrage*...  » 
Mais  les  choses  s'arrangèrent  sans  doute,  puisque  la  col- 
laboration, assez  irrégulière  d'abord,  des  deux  frères,  de 
Vigny,  de  Deschamps,  de  Saint- Valry  se  prolongea  en  1822 
et  1823,  —  et  jusqu'au  moment  où,  le  besoin  se  faisant  à 
nouveau  sentir  pour  Hugo  d'avoir  un  organe  bien  à  lui, 
la  Muse/rançaise  prit  la  place  du  Conservateur. 


11  est  malaisé  de  déterminer  avec  certitude  la  part  qui 


1.  Cité  par  Ch.-M.  Desgranges,  La  presse  littéraire  sous  la 
Restauration,  p.  100.  —  Les  Annales  avaient  été  fondées,  le 
I*'  octobre  1820,  par  Quatremère,  Nodier,  Ancelot,  etc.  En 
tête  du  troisième  volume,  les  noms  de  V.  Hugo,  Malitourne, 
A.  Hugo  s'ajoutent,  sur  la  feuille  de  titre,  à  ceux  des  fonda- 
teurs. 

2.  Pub.  par  M.  Tourneux  dans  l'Amateur  d'autographes^ 
févr.  1902. 


XXXIV  INTRODUCTION. 

revient  dans  le  recueil  aux  divers  collaborateurs'.  Or, 
c'est  là  le  problème  essentiel. 

Les  indications  manuscrites  laissées  par  P.  Lacroix  sont 
de  pure  fantaisie  et  peuvent  être  négligées.  Beaucoup 
plus  sérieuse,  la  notice  écrite  par  M.  Em.  Paul  pour  le 
catalogue  Noilly*  ne  risque  aucune  attribution  hardie  et 
a  le  mérite  de  préciser  assez  exactement  l'apport  de  Vic- 
tor Hugo.  Elle  a  servi  de  base  à  tous  les  travaux  posté- 
rieurs et  n'a  guère  été  discutée.  Dans  l'ensemble,  d'ail- 
leurs, elle  mérite  toute  confiance.  Pourtant,  un  document 
que  je  dois  à  l'obligeance  de  M.  L.  Barthou  permet  de  la 
compléter  sur  certains  points. 

C'est  un  exemplaire  du  Conservateur  donné  par  Victor 
Hugo  à  Juliette  Drouet.  Sur  la  feuille  de  garde,  le  poète 
a  écrit  quelques  vers  et  une  date  : 

Oh  !  Je  suis  le  regard  et  vous  êt-s  l'étoile  ! 

Je  contemple  et  vous  reluisez  ! 
Je  suis  la  barque  errante  et  vous  êtes  la  voile  ! 

Je  flotte  et  vous  me  conduisez  ! 
Près  de  vous  qui  brillez,  je  marche  triste  et  sombre. 
Car  le  jour  radieux  touche  aux  nuits  sans  clarté. 

Et,  comme  après  le  corps  vient  l'ombre, 

L'amour  pensif  suit  la  beauté  ! 

20  août  i833,  minuit. 
Au  faux  titre,  cette  dédicace  : 

Exemplaire  unique 
A  ma  Juliette  bien-aimée.  V.  H. 


1.  Voy.  la  note  qui  termine  la  7*  livrai.=on  :  «  Les  rédacteurs 
du  Conservateur  littéraire,  s'étant  fait  une  loi  de  l'impartialité 
la  plus  rigoureuse,  ont  senti  qu'il  était  nécessaire  de  garder 
l'anonyme  pour  éviter,  non  les  menaces  mais  les  politesses 
intéressées  de  MM.  les  auteurs...  y> 

2.  Paris,  V"  Labitte,  1886.  —  Voyez  ensuite  E.  Dupuy,  La 
Jeunesse  des  romantiques;  M.Souriau,La  Préface  de  Cromwell; 
Gh.-M.  Desgranges,  La  Presse  littéraire  sous  la  Restauration  ; 
abbé  Dubois,  Biobibliographie  de  V.  Hugo. 


INTRODUCTION.  XXXV 

A  celte  date  de  i833,  Victor  Hugo  préparait  son  recueil 
de  Littérature  et  philosophie  mêlées,  et  c'est  précisément 
sur  cet  exemplaire  qu'il  a  commencé  son  travail.  On  y 
trouve  de  fréquentes  retouches  autographes  ;  certaines 
études  (sur  le  Phocion  de  Royou  au  i"  volume,  sur  le 
Jeajt  de  Bourgogne  de  Formont  au  3")  sont  transformées 
déjà  comme  elles  le  seront  dans  le  recueil.  Ailleurs,  ce 
sont  de  sommaires  indications  marginales,  des  ratures 
ou  des  surcharges.  A  la  table  enfin,  un  grand  nombre 
d'articles  —  dans  lesquels  il  reconnaît  son  bien  —  sont 
marqués  d'une  croix. 

A  vrai  dire,  cela  ne  donne  pas  la  solution  complète  du 
problème.  Plus  de  dix  ans  après,  Victor  Hugo  a  pu  quel- 
quefois se  tromper  et  il  lui  arrive  d'être  distrait...  C'est 
ainsi  que,  par  erreur,  il  semble  réclamer  un  article  d'Al- 
fred de  Vigny'.  Par  contre,  il  en  néglige  d'autres  qui 
évidemment  lui  appartiennent,  et  cela  s'explique,  son 
intention  n'étant  pas  de  nous  sigmalcr  tout  ce  qu'il  a  écrit 
personnellement,  maisseulementde  faire,  pour  lui-même, 
un  premier  choix  qui  n'a  rien  de  définitif.  Cet  exemplaire 
n'en  est  pas  moins,  joint  au  recueil  de  i834,  un  précieux 
instrument  de  contrôle. 

Outre  les  pièces  qui  portent  le  nom  de  Victor  Hugo, 
quelques  signatures  lui  appartiennent  sans  conteste  : 
V.d'Auverney-,  —Aristide, —  *•••», —  PublicolaPetissot', 
—  Sainte-Marie'.  Il  convient  de  lui  attribuer  encore  les 
initiales  V,  M,  B,  E,  H,  U. 


1.  Le  fameux  article,  sur  Byron. 

2.  Sans  doute  un  souvenir  d'Auverney,  où  sa  mère,  dans  sa 
jeunesse,  avait  fait  de  fréquents  séjours.  Abel  donne  aussi, 
dans  le  Conservateur  (Tome  III),  le  récit  d'un  voyage  à  Au- 
verney. 

3.  L'abbé  Dubois  hésite  pour  celle-ci.  Mais  l'exemplaire  de 
Juliette  Drouet  l'attribue  à  Victor  Hugo. 

4.  L'Ode  à  Lydie,  publiée  sous  cette  signatiue,  est  reprise 
dans  le  Victor  Hugo  raconté. 


XXXVl  INTRODUCTION. 

Pour  les  trois  premières,  aucune  hésitation  n'est  pos- 
sible; il  suffit  de  se  reporter  au  premier  volume  de  Litté- 
rature et  philosophie  mêlées.  Ces  trois  lettres,  d'ailleurs, 
semblent,  au  moins  dans  le  premier  volume,  correspondre 
à  trois  séries  d'articles  distincts,  V  étant  réservé  surtout 
à  la  critique  littéraire,  —  M  à  la  critique  d'art,  à  la  litté- 
rature étrangère,  aux  comptes  rendus  académiques,  — 
B  aux  articles  de  morale  et  de  politique  *, 

Pour  la  signature  E  la  solution  est  moins  simple.  On  la 
trouve  à  la  fin  de  7  articles  : 

Tome   I   :   r  Œuvres  complètes  cl' A.  de  Chènier. 

•1'  Du  génie. 

y  Le  duel  du  précipice. 

4'  Histoire  de  France  par  Vély,  Villarel.... 

5°  Clovis,  tragédie  par  N.  L.  Lemercier. 

G"  Marie  Stuart,  tragédie  par  Lebrun. 
Tome  III  :  7°  Jean  de  Bourgogne,  tragédie  par  Formant. 

Le  n°  3  a  toujours  été  attribué  à  Eugène  Hugo.  Par 
contre,  Victor  a  revendiqué  les  six  autres  en  1834.  Mais 
le  n°  1  se  retrouve  encore,  et  cette  fois  sous  le  nom 
d'Eugène  Hugo,  en  tête  de  l'édition  de  Chénier,  chez 
Gosselin,  en  1840.,.  Quant  au  n"  6,  Victor  le  donne  bien 
comme  lui  appartenant  dans  Littérature  et  philosophie 
mêlées,  mais  il  met  le  dernier  paragraphe  entre  guille- 
mets et  le  fait  précéder  de  cette  mention  :  «  E.  vient 
d'écrire  ceci  aujourd'hui.  25  avril  181 5  »'-.  Est-ce  simple- 
ment pour  piquer  la  curiosité?...  Ou  veut-il  dater  le  mor- 


1.  Ceci  n'est  pas  très  rigoureux.  La  signature  B  di.sparaît  à 
partir  du  tome  II  et  plusieurs  articles  de  politique  figurent 
avec  la  lettre  V.  Le  compte  rendu  de  VOfJicier  de  fortune  est 
signé  M  au  i"  volume  ;  celui  d'/va«/ioé,  au  second,  est  signé  V. 
Hugo  est  arrivé  assez  vite  à  user  indifféremment  de  l'une  ou 
l'autre  de  ces  initiales,  sans  autre  souci  que  de  varier  les  si- 
gnatures dans  une  même  livraison. 

2.  Cette  mention  ne  se  retrouve  pas  dans  le  Victor  Hugo 
raconté...  qui  attribue  l'article  entier  à  Victor  Hugo. 


INTRODUCTION.  XXXVII 

ceau?...  Ou  faut-il  admettre  une  collaboration  des  deux 
frères?  Mais  une  note  de  la  8'  livraison  (et  cet  article 
appartient  à  la  9")  déclare  qu'Eugène  n'est  plus  au  nombre 
des  collaborateurs. 

Restent  les  initiales  H  (Spectacles)  et  U  (Revue  litté- 
raire). Ici,  il  n'y  a  rien  à  conclure  du  recueil  de  1884  qui 
conserve  seulement  un  article  signé  H,  quelques  lignes 
signées  U  (Extrait  de  la  Revue  poétique  de  la  17°  livraison) 
et  sacrifie  tout  le  reste.  M.  Em.  Paul  accorde  cependant 
à  V.  Hugo  —  non  sans  hésiter  —  la  première  de  ces 
deux  signatures,  mais  lui  refuse  la  seconde.  L'exemplaire 
de  Juliette  Drouet  tranche  la  difficulté  et  nous  autorise  à 
lui  rendre  l'une  et  l'autre. 

Il  faut  ajouter  enfin  certains  morceaux  anonymes  et, 
sans  doute,  la  plus  grande  partie  des  Variétés.  Voici 
donc,  dans  l'ordre  des  livraisons,  la  liste  des  articles  que 
l'on  peut,  avec  certitude,  lui  attribuer.  Je  marque  d'un 
astérisque  tous  ceux  que  signale  l'exemplaire  de  Juliette 
Drouet,  soit  à  la  table,  soit,  dans  le  courant  des  volumes, 
par  des  corrections  ou  indications  marginales  : 


Tome  I 

I"  livr.  :  I  L'enrôleur  politique.  Satire  (Sig-n.  V.  M.  Huoro). 
*2  Œuvres  complètes  d'André  de  Cfienier  (Sig"n.  E.). 
*3  Première  représentation  du  Frondeur,  comédie  en 

I  acte  et  en  vers  de  M.  Royoïi  (Sig-n.  H.). 
2°  l'ivr.   :       4  Les  vierges  de  Verdun,  Ode..  (Sign.  V.  M.  Hugo). 
*5  L'avarice   et   l'envie.    Coule   (Sign.   V.   d'Auver- 

ney). 
*6  Walter  Scott.  L'officier  de  fortune.  La  fiancée  de 

Lammermoor  (Sign.  M.). 
*7  Les  Vêpres  siciliennes,  trag.  par  M.  C.  Delavi- 

gne.  Louis  IX,  trag.  par  M.  Ancelot.  Premier 

article  (Sign.  V.). 
*8  Spectacles    Un  moment  d'imprudence,  com...  par 

MM.  Wafjlard  et  Fulgence.  La  Somnambule, 


XXXVllI  INTRODUCTION. 

vaudeville...  par  MM.  Scribe  et  A.  Delavigne. 
Caddt-Roussel  Procida,  parodie  des  Vêpres  sici- 
liennesparMM.  Dupin  et  Carmouche  (Si gn.  U.). 
*9  Les  Irois  nuits  d'un  goutteux,  poème  par  M.  le 
comte  F.  de  Neufcfiateau  (Sign.  à  la  table  U.). 
3*  livr.  :  *io  Épitre  à  Brutus.  Les  Vous  et  les  Tu  (Sign.  Aris- 
tide). 

*i  I  L'esprit  du  grand  Corneille  par  M.  le  comte  F.  de 
Neufchateau  (Sign.  M.). 
12  De  l'éloquence  politique  et  de  son  influence  dans 
les  gouvernements  populaires  et  représentatifs, 
par  M.  P. -S.  Laurenlie.  Premier  article 
(Sign.  B.). 

*i3  Spectacles.  Olympie,  trag.  lyr.  en  3  actes,  paroles 
de  MM.  Brifaut  et  Dieulafoy,  musique  de 
M.  Spontini,  ballets  de  M.  Gardel.  Le  marquis 
de  Pomenars,  com.  en  i  acte  et  en  prose 
(Sign.  H.). 

*I4  Constant  et  Discrète,  poème...  par  le  comte  Gas- 
pard de  Pons  (Sign.  à  la  table  V.). 

*i5  Le  dix-neuvième  siècle.  Épitre...  par  M.  Rosset 
(Sign.  à  la  table  U.). 
.4*  livr.   :  *!6  Cacus...  (Sign.  V.  d'Auverney). 

*i7  Du  génie  (Sign.  E.). 

*i8  Les  Vêpres  siciliennes,  trag.  par  M.  C.  Delavigne. 
Louis  IX,  trag.  par  M.  Ancelot.  Deuxième  et 
dernier  article  (Sign.  V.). 

*i9  Réflexions  morales  et  politiques  sur  les  avantages 
de  la  monarchie,  par  M"'  C.  de  M...  Premier 
article  (Sign.  B.). 

*20  Première  représentation  des  Comédiens,  com...  de 
M.  C.  Delavigne  (Sign.  H.). 
5*  livr.   :     21  Lesdestitisde  la  Vendée.  Ode...(S[gn.Y.M..liugo). 

*22  Histoire  générale  de  France,  par  MM.  Vély,  Vil- 
laret,  Garnier  et  Diifau...  Premier  article 
(Sign.  E.). 

*23  La  famille  Lillers  ou  Scènes  de  la  vie,  par 
M.  J.  C.  Saint-Prosper  (Sign.  M.). 

*24  Phocion,  trag...  par  J.  C  Royou...  (Sign.  M.). 
6"  livr.   :  *25  Achétnénide  (Sign.  V.  d'Auverney). 

*26  Clovis,  trag...  par  M.  Népotnacène  L.  Lemercier 
(Sign.  E.). 


INTRODUCTION.  XXXIX 

*27  Correspondance.  A  MM.  les  rédacteurs  du  Conser- 
vateur littéraird  (Sign.  Publicola  Petissot). 
7'  livr.  :     28  Ode  sur  la  mort  de  S.  A.  R.  Charles-Ferdinand 
d'Artois,  duc  de  Berry,  fils  de  France  (Sign. 
V.  M.  Hugo). 

*29  Trois  clianls  de  l'Iliade  traduits  en  vers  français 
par  M.  Bignan...  (Sign.  V,). 

*3o  Correspondance.  A  MM.  les  rédacteurs  du  Conser- 
vateur littéraire.  Deuxième  lettre  (Sign.  Publi- 
cola Petissot). 

*3i  Charles  de  France,  duc  de  Berri,  ou  Sa  vie  et  sa 
mort,  par  M***  (Sign.  V.). 

*32  Oraison  funèbre  de  S.  A.  R.  Mgr  le  duc  de  Berri... 
par  un  jeune  séminariste  (Sign.  M.). 
8*  livr.  :     33  Les   derniers  Bardes.    Poème   ossianique  (Sign. 
V.  M.  Hugo). 
34  Annales  du  musée  et  de  l'école  moderne  des  beaux- 
arts.  Salon  de  181 9,  par  C.  P.  Landon{Sign.M.). 

*35  L'école  du  cavalier...  parle  chef  d'escadron  Millet... 
L'art  du  tour...  par  Ch.  Lebois...  (Sign.  V.). 

*36  Charles  de  Navarre,  Ira  g...  par  M.  Brifaut 
(Sign.  H.). 

♦37  Dithyrambe  sur  l'assassinat  de  S.  A.  R.  .Mgr  le 
duc  de  Berri,  par  M.  Tczenas  de  Montbri.wti... 
(Sign.  à  la  table  U.). 

*38  Ode  ou  Chant  funèbre  sur  la  mort  de  S.  A.  R. 
Mgr  le  Duc  de  Berri,  par  Lebrun  de  Char- 
mettes  (Sign.  à  la  table  U.). 

*39  La  France  royaliste  aux  mânes  de  Mgr  le  Duc  de 
Berri,  par  A.  J.  C.  Saint-Prosper  (Sign.  U.). 
9*  livr.  :  *40  L'antre  des  Cyclopes  (Sign.  V.  d'Auverney). 

*4i  Vie  privée  de  Voltaire  et  de  M"  du  Chalelet...par 
l'auteur  des  Lettres  pérttviennes...  (Sign.  V.). 

*42  Réflexions  morales  et  politiques  sur  les  avantages 
de  la  monarchie,  par  M""  C.  de  M***.  Deuxième 
article  (Sign.  B.). 

*43  Marie  Stuart,  tragédie  par  M.  Lebrun  (S'\gn .  E.). 
10'  livr.  :  *44  César  passe  le  Rubicon  (Sign.  V.  d'Auverney). 
45  Imitation  d'Owen  (Sign.  V.  Sainte-Marie). 

*46  Méditations  poétiques  (Sign.  V.). 

*47  Charles  de  Navarre,  tiag...  par  M.  Brifaut. 
2°  article  (Sign.  H.). 


INTRODUCTION. 

*48  Êpîlre  à  un  honnête  homme  qui  veut  devenir 
intriguant,  par  M"'  la  Princesse  C.  de  S. 
(Sign.  à  la  table  U.). 

*49  Berriana...  parA.J.  C.  Saint-Prosper  {S\gn.\} .). 


Tome  II. 

Il*  livr.  :    5o  Le  Rétablissement  de  la  statue  de  Henri  IV.  Ode 
(Sign.  V.  M.  Hugo). 

*5i   Œuvres  poslliumes  de  Jacques  Delille  (Sign.  V.). 
52  Bug  Jargal.  Extrait  d'un  ouvrage  inédit  intitulé  : 
les  Contes  sous  la  tente  (La  publication  con- 
tinue à  la  12%  i3%  14*  et  i5'  livr.  A  la  fin  la 
la  signature  M-). 

*53  Spectacles.  —  Le  flatteur,  corn,  en  5  actes  et  en 
veis,  par  M.  Gosse.  —  L'homme  poli,  com.  en 
5  actes  et  en  vers,  de  M.  Merville  (Sign.  H.). 
!•_>'  livr.  :     54  A  Lydie.  Ot/e  (Sign.  J.  Sainte-Marie). 

«55  Ivanhoé  ou  le  Retour  du  croisé,  par  Walter  Scott 
(Sign.  V.). 

*50  Institut  royal  de  France.  Séance  publique  annuelle 
des  4  académies  (Sign.  M.). 

*57  Conradin   et    Frédéric,    trag.    en    5    actes  par 
M.  Liadières  (Sign.  H.). 
i!^'  livr.  :  *58  Les  plaisirs  de  Clichy...  (Sign.  U.). 

*59  Lithographie   morale    et  politique    de   MM.    les 
membres  de  la  chambre  des  députés. ..(SignU.). 
14"  livr.  :     60  ..'V/o/.se  sur  le  Nil.  Ode  (Sign.  V.  M.  Hugo). 

*6i  Mémoires,  lettres  et  pièces  authentiques,  touchant 
la  vie  et  la  mort  de  S.  A.  R.  Mgr  Charles- 
Ferdinand  d'Artois,  fils  de  France,  duc  de 
Berri,  par  M.  le  Vicomte  de  Chateaubriand 
(Sign.  V.). 

'G2  Démétrius,  trag.  en  5  actes,  par  M.  Delrieu 
(Sign.  H.). 

*63  La  Dame  noire,  com.  en  3  actes  et  en  prose 
(Sign.  M.). 

*&4  Nuits  françaises  sur  l'attentat  du  i3  février  1820. 
par  A.  d'Egvilly  (Sign.  à  la  table  U.). 

*65  Nos  regrets,  héroïde  par  M.  le  Chev.  de  Port  de 
Guy  (Sign.  U.). 


INTRODUCTION.  XLI 

i5'  livr.  :    66  Ce   que  j'aime.    Vers  faits  à  un  dessert  (Sign. 
V.  d'Auverney). 

*67  Lalla  Roukh  ou  la  princesse  Mogole,  par  Thomas 
Moore  (Sign.  V.). 
i6*  livr.  :    68  Le    jeune    banni.     Raymond    à    Emma.   Élégie 
(Sign.  V.  M.  Hugo). 

*69  Spectacles.  Le  folliculaire,  corn,  en  5  actes  et  en 
vers,  par  M.  Delaville  de  Mirmont.  L'artiste 
ambitieux,  com.  en  5  actes  et  en  vers,  par 
M.  Théaulon  (Sign.  H.). 

*70  Hommage  de  l'aveugle  de  Nanterre  aux  mânes 
de  S.  A.  R.  Mgr  le  duc  de  Berri  (Sign.  U.). 

*7i  Sur  quelques  phrases  du  Défenseur  (Sign.  :  les 
Rédacteurs  du  Cens.  litt.). 
17'  livr.  :  *72  Bévue  poétique.  MM.  de  Labouisse  —  Cipeirel  — 
A.  Richomme  —  L.  A.  de  la    Villestreux  — 
Gasp.  Descombes  (Sign.  U.). 

*73  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  maison 
de  Condé...  (Sign.  V.). 
i8"  livr.  :     74  Le  génie.  Ode  (Sign.  V.  M.  Hugo). 

*75  Exposition  des  morceaux  de  concours  pour  le 
grand  prix  de  peinture.  Portrait  de  Mgr  le 
duc  de  Berri,  par  M.  Gérard  (Sign.  M.). 

♦76  Spectacles.  Aspasie  et  Pèriclès,  opéra  en  i  acte. 
paroles  de  M.  Viennet...  —  Une  promenade 
dans  Paris  ou  De  prés  et  de  loin,  com.  en  5  ac- 
tes et  en  prose  (Sign.  H.). 

*77  Collège    royal  de  France.   Clôture  du  cours   de 
poésie  latine  par  M.  Tissât  (Sign.  V.). 
19*  livr.  :    78  Le  vieillard  du  Galèse  (Sign.  V.  d'Auverney). 

*79  Les  psaumes  traduits  en  vers  français,  pjr 
M.  de  Sapinaud  de  Boishuguet...  —  Élégies 
vendéennes...,  par  le  même  (Sign.  V.). 

*8o  Sur  un  article  des  Lettres  normandes  (non  signé). 
30'  livr.  :    81  Les  deux  âges  (Sign.  V.  M.  Hugo). 

*82  Examen  critique  et  complément  des  dictionnaires 
historiques  les  plus  répandus...,  par  l'auteur 
du  diction,  des  ouvrages  anonymes  et  pseudo- 
nymes (Sign.  V.). 

*83  Manuel  du  recrutement  oji  Recueil  des  Ordon- 
nances, Instructions  approuvées  par  le  Roi,  ... 
(Sign.  M.). 

*84  Variétés  :  «  La  municipalité  d'Herespian...  » 


XLIl  INTRODUCTION. 


Tome  III. 

21*  livr.  :  *85  Discours  sur  les  avantages  de  l'enseignement  mu- 
tuel (Sign.  ***). 
*86  Histoire  de  Gil  Blas  de  Santillane,  par  Lesagc... 
avec  un  examen  préliminaire,  de  nouveaux 
sommaires  des  chapitres  et  des  notes  histori- 
ques et  littéraires,  par  M.  le  Comte  F.  de 
Neufchateaii  (Sign.  V.). 
*87  Institut  royal  de  France.  Académie  française. 
Séance  publique  annuelle  de  la  Saint-Louis 
(Sign.  M.). 

22'  livr.  :  *88  Projet  de  la  proposition  d'accusation  contre  M.  le 
duc  Decazes...  à  soumettre  à  la  Chambre  de 
1820,  par  M.  Clausel  de  Coussergues...  — 
Observations  sur  l'écrit  publié  par  M.  Clausel 
de  Coussergues... ,  par  M.  le  commandant 
d'Argout  (Sign.  V.). 

23*  livr.  :  89  Ode  sur  la  naissance  de  S.  A.  R.  Henri-Charles- 
Ferdinand-Marie  Dieudonné  d'Artois,  duc  de 
Bordeaux,  petit-flts  de  France  (Sign.  V.  M. 
Hugo). 
*90  Bévue  poétique.  MM.  Reymond,  de  Labouisse,  G. 
Descombes,  Gabriel,  A.  Richomme  (Sign.  U.). 
+91  Séance  publique  de  la  Société  académique  du  dé- 
partement de  ta  Loire-Inférieure  tenue  le 
23  août  1820  (Sign.  M.). 

24"  livr.  :  *92  Mémoire  pour  le  vicomte  Donnadieu...  sur  la 
plainte  en  calomnie  par  lui  portée  contre  les 
sieurs  Bey,  Cazenave  et  Régnier...  —  Ré- 
ponse au  mémoire  de  M.  Berryer  pour  M.  le 
général  Donnadieu,  par  M.  le  Comte  de  Saint- 
Aulaire  (Sign.  V.). 
*93  Exposition  des  morceau.v  de  peinture,  de  sculp- 
ture... couronnés  à  Paris  et  envoyés  de  Rome. 
Portrait  de  M°"  la  Duchesse  de  Berri  par 
M.  Kinson  (Sign.  M.). 
*94  Correspondance.  A  M.M.  les  Rédacteurs  du  Con- 
servateur littéraire.  [Sur  Le  crime  du  16  octo- 
bre..., poème  de  Lafont  d'Aussonne.J  (Sign. 
V.  M.  Hugo). 


INTRODUCTION.  XLIII 

25'  livr.  :  *95  CLovis.    tragédie    en    5    actes,   par    M.    Viennet 

(Sign.  H.). 
26*  livr.  :   '96  Le    4    novembre    1S20.    Saint- Charles.    Stances 
(Sign.  V.  M.  Hugo). 
*97  Annales   du   Musée.   Salon   de    iSig,  par   C.  P. 

Landon  (Sign.  M.). 
*<)8  Louis    XVII   au    berceau    d'Henri    V...,    par    te 

comte  G.  de  Pons  (Sign.  à  la  table  U.). 
*99  Èpitre  à  Dieu,  par  M.  le  C/iev.  de  Port  de  Guy 
(Sign.  U.). 
*ioo  A    S.   A.    R.    M"    la   Duchesse   de    Berri...,   par 
M.  Berenger  de  Labaume  (Sign.  U.). 
27«  livr.  :  '101  L'observateur  au  XIX'  siècle,  par  A.  J.  C  Saint- 
Prosper  (Sign.  V.). 
*i02  Jean  de  Bourgogne,  trag.  en  S  actes,  par  M.  de 

Formant  (Sign.  E.). 
*io3  Eugène  et  Guillaume,  corn,  en  4  actes  et  en  prose 

(Sign.  H.). 
'104  Don  Carlos,  trag.  en  5  actes,  par  feu  M.  Lefèvre 
(Sign.  M.). 
28*  livr.  :  ^io5  Histoire  générale  de  France,  depuis  le  règne  de 
Chartes  IX,  jusqu'à  la  paix  générale  en  i8i5, 
par  M.  Du/au  (Sign.  V.). 
29*  livr.  :  *to6  Poésies  de  M°"  Desbordes  Valmore  (Sign.  V.). 

*I07  La  matinée  du  29  septembre  ou  ta  naissance  de 
Mgr  le  Duc  de  Bordeaux.  Poétne  par  M.  de 
Tatagral  (Sign.  U.). 
3o' livr.  :  *io8  L'émigré  en  1794  ou  une  scène  de   la    Terreur, 
drame  en  5  actes  et  en  prose  (Sign.  V.). 
'■109  Odes  par  Antoine  Charles  (Sign.  M.). 
*i  10  Mémoires  de  la  Société  d'émulation  de  Cambrai 

(Sign.  U.). 
*in  A  MM.  les  Rédacteurs  du  Conservateur  littéraire 
sur  la  biographie  nouvelle  des  contemporains, 
par    MM.    Arnault,    ,îay ,    Jouy    et    Norvins 
(Sign.  Victor-Marie  Hugo). 

J.  Abel  Hugo,  le  frère  aîné  et  le  principal  collaborateur 
de  Victor,  signe  à  l'ordinaire  de  ses  initiales  :  A  des 
articles  de  critique,  et  J  des  articles  divers  (mélanges, 
traductions,  nouvelles).  C'est  à  lui  qu'appartiennent  encore 


XLIV  INTRODUCTION. 

six  articles  signés  A.  H.,  un  article  signé  J.  A.  (Voyage 
à  Auverney,  t.  III),  un  article  signé  A.  B.  à  la  table  du 
tome  II,  et  trois  pièces  de  vers  qui  portent  son  pseudo- 
nyme D.  Monières*.  M.  Em.  Paul  se  demande  s'il  ne 
faudrait  pas  le  reconnaître  aussi  sous  la  lettre  F.  Il  est 
bien  difficile  de  l'affirmer.  Nous  avons  pourtant  au  tome  III, 
sous  cette  signature,  des  déclarations  antilibérales  qui 
traduisent  assez  bien  ses  sentiments  personnels  (25°  livr.). 
Au  moins  est-il  certain  que  cette  initiale  ne  peut,  comme 
le  voudrait  Paul  Lacroix,  être  celle  de  Paul  Fouchcr,  alors 
âgé  de  10  ans. 

Quant  aux  autres  rédacteurs,  on  peut  lever  le  masque 
pour  quelques-uns  : 

J.  J.  Reda  et  J.  J.  A.  :  Ader. 

C.  S'  M.  :  Charles  Saint-Maurice. 

S.  :  Biscarrat  (d'après  Quérard,  dont  le  témoignage  ne 
peut  être  contrôlé.  L'abbé  Dedieu,  dans  son 
étude  sur  Soumet,  —  Rev.  des  Pyrénées,  1912- 
1913, —  lui  attribue  cette  signature;  mais  on  la 
rencontre  dans  le  i"  volume,  et  la  collabora- 
tion de  Soumet  commence  au  3°). 

A.  ï-t  :  Adolphe  ïrébuchet. 

L.  T..  T.  et  T.  D.  M.  :  Tézenas  de  Montbrison. 

X.  et  A.  S.  :  Soumet  (France  littéraire,  IX,  p.  23o). 

A.  de  V.  :  Alfred  de  Vigny. 

G.  de  P.  :  Gaspard  de  Pons. 

J.  L.  :  Jules  Lefèvre. 

L.  M-D-G.  B.  L.  N.  :  Le  maréchal  de  camp  Lenoir. 

L.  D.  A.  :  Lafont  d'Aussonne. 

L.  Th.  P.  :  L.  Th.  Pelicier  et  non,  comme  on  l'a  dit  sou- 
vent, Th.  Pavie  (Voy.dans  les  Annales  roman- 


I.   Sur    cette   signature,   voy.    Quérard,    Supercheries,    II, 
p.  1182. 


INTRODUCTION.  XLV 

tiques  de  1823  la  réimpression,  sous  son  nom, 
de  deux  pièces,  le  Uhlan  et  le  Cimetière  de 
Luben,  parues  au  t.  II  du  Cotiservateur,  la  pre- 
mière avec  ces  initiales,  la  seconde  sans  signa- 
ture. Un  troisième  morceau  du  même  volume 
signé  C.  D.,  —  la  Veuve  du  soldat,  traduit  de 
l'allemand,  — présente  avec  ceux-ci  une  grande 
analogie.  Peut-être  est-il  du  même  auteur r...). 
L.  D.V...n:  Louis-Désiré  Véron,  le  futur  docteur,  créa- 
teur de  la  Revue  de  Paris  et  directeur  de 
l'Opéra.  Dans  ses  Mémoires  d'un  bourgeois  de 
Paris  (I,  p.  236),  lui-même  déclare  avoir  colla- 
boré au  Conservateur  littéraire. 

Il  est  possible,  mais  douteux,  que  A.  D.  désigne  Antoni 
Deschamps.  Peut-être  aussi  A.  M.  :  Armand  Malitourne, 
un  des  collaborateurs  d'Abel,  que  le  D'  Véron  cite  au 
nombre  des  rédacteurs. 

Enfin,  on  ne  peut  risquer  même  une  hypothèse  pour 
D.  B.,  —  D.  R.,  —  F.  de  B.,  et  il  est  à  souhaiter  que  ce 
mystère  soit  éclairci,  surtout  pour  la  première  de  ces 
signatures  qui  n'apparaît  qu'une  fois,  dans  la  première 
livraison,  mais  à  la  fin  d'un  article  essentiel  sur  Lamen- 
nais. 

Cette  édition  est  établie  sur  le  même  plan  que  l'édition 
précédemment  publiée  de  la  Muse  française.  Elle  repro- 
duit fidèlement  l'original  dont  les  chiffres  entre  crochets, 
placés  dans  la  marge  de  droite,  indiquent  la  pagination. 
Toutefois,  étant  donné  l'abondance  des  matières,  chacun 
des  trois  volumes  a  été  divisé  en  deux  tomes.  Les  notes 
qui  appartiennent  au  Conservateur  littéraire  sont  mar- 
qués des  initiales  C.  L.  Les  livraisons  sont  datées  d'après 
leur  inscription  au  Journal  de  la  Librairie. 

Je  tiens,  en  terminant,  à  remercier  M.  G.  Simon, 
qui  m'a  donné  de  bonne  grâce  les  autorisations  néces- 
saires, et  M.  L.  Barthou,  possesseur  du  précieux  exem- 


XLVl  INTRODUCTION. 

plaire  de  Littérature  et  philosophie  mêlées  dédié  à 
Juliette  Drouet.  On  sait  l'érudition  de  M.  Barthou  et  ce 
que  lui  doivent  les  amis  du  romantisme;  il  n'est  pas 
de  ces  collectionneurs  qui,  jalousement,  enterrent  leurs 
trésors. 

(1918.) 


PREMIERE  LIVRAISON 

(Décembre  1819.) 


[3] 

POÉSIE 


L'ENROLEUR  POLITIQUE 


SATIRE 


Et  la  lumière  a  lui  dans  les  ténèbres, 
et  les  ténèbres  ne  l'onl  pas  comprise. 


L  ADEPTIi: 

Non,  tous  vos  beaux  discours  ne  m'ont  point  converti. 
Et  pourquoi  voulez-vous  que  j'embrasse  un  parti? 
N'est-ce  donc  point  assez  que  d'insolents  libraires 
Préfèrent  des  pamphlets  à  mes  œuvres  légères > 
Est-ce  trop  peu  déjà  qu'un  stupide  mépris 
Proscrive  ces  beaux-arts  dont  mon  cœur  est  épris. 
Et  que  le  Pinde,  grâce  au  nom  de  République. 
Voie  en  ses  verds  bosquets  régner  la  politique? 
Faut-il  passer  partout  pour  esprit  de  travers. 
Ou  m'unir  aux  ingrats  qui  font  fî  de  mes  vers. 
Et,  pour  rester  Français,  titre  qu'on  me  refuse, 
Sous  le  joug  libéral  dois-je  courber  ma  muse? 
Ahl  je  veux  être  un  sot,  et,  loin  de  vos  drapeaux, 
Rimer  sans  auditeurs,  mais  rimer  en  repos  ; 
Je  veux,  ainsi  qu'un  ours,  dans  mon  trou  solitaire, 
Penser  avec  Pascal  et  rire  avec  Voltaire; 


Réimprimé  dan?  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa 
vie,  avec  quelques  corrections  seulement;  les  notes  entre 
crochets  ont  été  supprimées. 


4  LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

Vivre,  ignoré  du  monde,  avec  mes  vieux  auteurs. 
Qui  devaient  craindre  peu  d'être  un  jour  sans  lecteurs; 
Et,  fuyant  ces  salons  où  la  nullité  règne, 
20       Consoler  de  l'oubli  les  arts  qu'on  y  dédaigne. 

l'enrôleur  [A] 

Tout  beau  (ces  jeunes  gens  ont  grand  besoin  d'avis  1)  : 

Tu  connais  donc  bien  peu  l'heureux  siècle  où  tu  vis? 

L'on  dédaigne  les  arts,  et  cent  routes  nouvelles 

S'ouvrent  aux  vrais  talents  pour  fuir  les  vieux  modèles. 
25       Voyons  :  quel  est  ton  genre?  Écoute  :  et  tu  vas  voir 

Qu'en  travaillant  un  peu  l'or  sur  toi  va  pleuvoir. 

Es-tu  peintre?  Transmets  à  la  lithographie 

Nos  modernes  exploits  que  Clio  te  confie. 

Pour  éclipser  les  faits  du  preux  de  Roncevaux, 
3o       Le  brasseur  Rossignol  t'offre  ses  grands  travaux. 

Crois-tu  que  ces  guerriers,  tous  morts  aux  Thermopyles, 

Près  de  nos  fédérés  auraient  dormi  tranquilles? 

Et  que  ce  général  qui  battit  du  tambour. 

Ne  vaut  pas  bien  Condé  sous  les  murs  de  Fribourg? 
35       Réponds  :  mais,  je  le  vois,  peu  sensible  à  la  gloire. 

Tu  ne  peux  t'élever  aux  grands  tableaux  d'histoire  ; 

Descends  donc  aux  portraits.  D'un  grand  homme  ignoré 

Peins-nous  le  noble  front  de  rayons  entouré; 

Ou,  moderne  Callot,  dévoue  au  ridicule 
40       Ces  vieux  sujets  du  Roi,  dont  la  France  pullule. 

Fous  qui,  dans  leurs  aïeux,  osent  encor  vanter 

De  gothiques  vertus  qu'ils  surent  imiter. 

Crois-moi  :  suis  mes  conseils;  dans  peu  de  temps  sans  doute 

Tu  seras  de  ces  gens  qu'on  flatte  et  qu'on  redoute; 
45       Et  ton  nom,  étalé  dans  plus  d'un  cabinet, 

Deviendra  quelque  jour  fameux  chez  Martinet. 


36  travaux  d'histoire 


r*    LIVRAISON.  —    POESIE.  0 

Es-tu  littérateur?  Une  plus  vaste  arène 

Semble  encore  appeler  ta  muse  citoyenne. 

Tu  peux  des  esprits  forts  fabriquer  les  anas, 
5o       Ou  toi-même  inventer  de  nouveaux  almanachs. 

Ainsi,  dans  chaque  mois,  grâce  à  de  doctes  plumes, 

Nous  voyons  les  guerriers  succéder  aux  légumes  '  ; 

La  botanique,  hier,  fut  à  l'ordre  du  jour,  [5] 

Il  est  juste  aujourd'hui  que  l'histoire  ait  son  tour. 
55       Vois  ce  livre,  heureux  fruit  d'un  siècle  de  lumière; 

II  montre  au  bon  bourgeois  l'éloquence  guerrière. 

Fais-m'en  donc  un  pareil  :  mêle,  choisis  en  gros 

Le  cri  d'un  soldat  ivre  et  le  mot  d'un  héros  ; 

Et  donne  au  bon  Henri  quelque  place  modeste 
6o       Entre  deux  bulletins,  ou  près  d'un  manifeste. 

Surtout,  si  tu  décris  nos  revers,  nos  succès. 

Songe  qu'un  Vendéen  ne  peut  être  Français, 

Songe  encor  que  ce  roi,  d'orgueilleuse  mémoire, 

Louis  n'a  jamais  su  ce  que  c'est  que  la  gloire; 
65       Que  Vendôme  et  Villars,  qu'on  se  plaît  à  vanter. 

Sont  loin  de  maint  héros  que  tu  pourrais  citer. 

Luxembourg  comptait-il  ses  soldats  morts  par  mille? 

Qu'est-ce  que  Catinat?  brûla-t-il  une  ville? 

Une  fois,  il  est  vrai,  surpassant  Catinat, 
70       Turenne  mit  en  feu  tout  le  Palatinat. 

Mais  tout  cela  n'est  rien  :  qu'on  songe  à  la  Vendée, 

Et  d'un  bel  incendie  on  aura  quelqu'idée; 

Vois  Moscow,  vois  Berlin,  et  du  Sud  jusqu'au  Nord 

De  cent  vastes  cités  les  murs  fumants  encor... 

[i.  VAlmanachdes  Braves,  une  Victoire  par  jour ,  de  la  Gloire 
tous  les  jours,  et  ce  tas  de  petits  recueils  de  fêtes,  sœurs 
puînées  des  sans-culot tides,  sont  trop  connus  pour  les  rappeler 
ici.  La  réputation  des  autres  ouvrages  dont  parle  l'auteur, 
dans  le  courant  de  cette  satire,  est  assez  européenne  pour 
qu'on  puisse  se  passer  de  notes.]  (C.  L.) 

58  ou  le  mot 


O  LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

75       Qu'en  dis-tu?...  Prouve  aussi  que,  bien  qu'il  fût  despote, 
Ce  Louis,  après  tout,  n'était  pas  patriote. 
A-t-il,  pour  mériter  qu'on  lui  fût  si  soumis. 
Construit  une  colonne  en  canons  ennemis  ? 
A  cet  enseignement,  dont  notre  âge  raffole, 

80       Jamais  ce  prince  ignare  ouvrit-il  une  école  *  ?... 
Il  est  bon,  vois-tu  bien,  d'avoir  à  rapporter 
Des  faits  sûrs,  de  ces  faits  qu'on  ne  peut  contester. 
Ne  crains  pas  les  braillards,  car  toujours  la  Minerve  [6] 

Tiendra  pour  te  défendre  une  lance  en  réserve  ; 

85       Et  si  tu  sais  venger  d'une  odieuse  loi 

Ces  innocents  bannis  qui  n'ont  tué  qu'un  roi  ; 
Si  tu  sais,  du  parti  digne  et  généreux  membre. 
En  citoyen  zélé  chérir  l'tieureux  septembre. 
On  te  verra  dans  peu,  de  tes  mâles  écrits, 

90       A  la  face  du  monde  enrichir  V Homme  gris; 

Et,  grâce  aux  souscripteurs,  affrontant  les  amendes, 
Saper  les  vieux  abus  dans  les  Lettres  normandes. 
Est-ce  assez? 

l'adepte 

Il  suffît  :  pour  rester  en  repos. 

Je  vais,  par  un  fait  seul,  vous  répondre  à  propos. 
95       Hier,  manquant  d'argent,  vint  s'asseoir  à  ma  table 

Macer,  cet  ami  sûr,  ce  parfait  pauvre  diable. 

«  Ah  1  mon  cher,  me  dit-il,  je  n'ai  plus  d'avenir. 

Un  jeune  homme  en  nos  jours  ne  saurait  parvenir. 

Tu  sais  que,  préférant  l'or  à  la  renommée, 
[oo       De  nos  indépendants  j'ai  dû  grossir  l'armée. 

[1.  Nous  ne  prétendons  pas  condamner  renseignement 
mutuel.  Cette  méthode  peut  être  utile  :  il  y  a  du  ridicule  à  la 
trouver  admirable  ; 

Et  le  malheur  de  ce  qu'on  vante 

Est  d'être  ensuite  rabaissé. 

Le  temps  jugera,  et  il  jugera  bien  ;  car  c'est  lui  qui  nous  a 
fait  connaître  Texcellence  des  écoles  chrétiennes.]  (C.  L.) 


r*   LIVRAISON.  —    POÉSIE.  7 

Cherchant  donc  à  paraître,  en  un  pamphlet  du  jour, 

Je  voulus,  l'autre  mois,  me  produire  à  mon  tour. 

D'abord,  pillant  partout  des  phrases  rajeunies, 

Je  m'étais  fait  un  fonds  de  quelques  calomnies; 

Puis  je  citais  sans  crainte,  en  termes  absolus. 

Et  Voltaire  et  Rousseau,  que  je  n'ai  jamais  lus. 

J'invoquais  nos  grands  mots  :  la  vertu,  la  victoire; 

Et  je  crois  même  aussi  que  je  parlais  d'histoire. 

Ajoute  à  ce  mélange  un  morceau  fort  adroit, 

Où  je  prouvais  que  Dieu  n'a  sur  nous  aucun  droit. 

Où  même,  pour  montrer  mon  âme  libre  et  fîère, 

Je  jetais  loin  de  moi  le  joug  de  la  grammaire. 

Croirais-tu  qu'un  discours  si  fort  et  si  rusé 

Pour  le  susdit  pamphlet  fut  trouvé  trop  usé  ? 

Que  je  perdis  mon  temps,  mes  frais,  mon  éloquence? 

Et  que,  de  m'enrichir  m'ôtant  toute  espérance. 

Le  grossier  rédacteur  m'envoya  sans  façon 

A  ce  journal  sans  sel  où  l'on  singe  Adisson  *?...  » 

Macer  a  répondu  :  pour  moi,  je  dois  me  taire.  [7] 

Sans  savoir  le  citer,  je  sais  lire  Voltaire; 

Je  hais  la  calomnie;  enfin  mon  esprit  lourd 

Ne  saurait  s'élever  à  la  hauteur  du  jour. 

l'enrôleur 

Jeune  homme,  tu  te  perds.  Écoute-moi,  de  grâce  : 
Si  d'un  vrai  citoyen  ton  cœur  n'a  point  l'audace, 

[i.  On  a  pu  s'apercevoir  que,  depuis  l'époque  où  cette  satire 
a  été  faite,  si  les  noms  ont  changé,  les  choses  sont  restées  les 
mêmes.  Cependant  la  justice  exige  une  exception  en  faveur 
du  Spectateur.  La  plupart  de  ses  rédacteurs  étaient  des 
hommes  fort  estimables,  qui  se  sont  arrêtés,  sitôt  qu'ils  se 
sont  aperçus  qu'ils  suivaient  la  fausse  route.  M.  Campenon, 
poète  aimable,  M.  Laya.  poète  courageux,  honoraient  trop  le 
ministérialistne.]  (CL)  • 


124  n'a  pas  l'audace. 


a  LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

125       Tu  peux,  quittant  le  fouet  et  prenant  l'encensoir, 
Sans  renoncer  à  nous,  ramper  sous  le  pouvoir. 
Le  ministre,  crois-moi,  saura  payer  le  zèle 
D'un  auteur  qui  pour  lui  veut  bien  faire  un  libelle. 
On  voit,  dans  les  honneurs,  plus  d'un  homme  prudent, 

i3o       Que  le  premier  revers  peut  rendre  indépendant  ; 
La  girouette  reste  au  haut  de  l'édifice  : 
Je  pourrais  te  citer... 


L  ADEPTE 


Non,  rendez-moi  justice. 

Je  n'imiterai  point  ces  vils  caméléons, 

Qu'un  jour  la  guillotine  eut  pour  Anacréons, 
i35       Et  qui,  du  plus  puissant  servant  toujours  la  cause. 

Se  font  aujourd'hui  plats,  pour  être  quelque  chose. 

J'aimais  la  gloire,  hélas!  mais  dans  ce  siècle  impur. 

Quand  le  crime  est  fameux ,  la  gloire  est  d'être  obscur. 

Vous  qui  m'auriez  fait  grand,  arts  divins,  arts  que  j'aime, 
140       Vous  êtes  oubliés,  je  veux  l'être  moi-même. 

Racine,  est-il  bien  vrai,  dis,  qu'ils  m'ont  excité 

A  blasphémer  ces  temps  où  ta  muse  a  chanté? 

Vandales!  quelle  est  donc  leur  aveugle  furie? 

Ils  proscrivent  ton  siècle  et  parlent  de  patrie  ! 
145       O  Molière!  ô  Boileau  1  pourquoi,  nobles  esprits,  [8] 

Nous  léguer  des  lauriers  que  nous  avons  flétris? 

Temps  qu'on  ne  verra  plus,  seul  je  vous  rends  hommage. 

Du  moins,  tâchons  encor  d'en  retrouver  l'image. 

Si  jamais,  je  le  crains,  des  orages  nouveaux 
i5o       Me  viennent,  malgré  moi,  ravir  à  mes  travaux. 

Vous  qui  voulez  la  paix,  ô  Fitz-Jame,  ô  Villèle, 

Chateaubriand,  je  veux  imiter  votre  zèle  ; 

Je  veux  puiser  en  vous,  citoyens  généreux, 

L'espoir  de  voir  un  jour  les  Français  plus  heureux... 


i"  livraison.  —  poesie.  9 

l'enrôleur 
i55       Cet  homme  est  un  ultra... 

l'adepte 

Je  suis  un  homme. 

l'enrôleur 

A  d'autres  I 
Ces  royalistes-là  font  tous  les  bons  apôtres  : 
Tu  n'étais,  disais-tu,  d'aucun  parti  :  fort  bien! 
Tu  ne  te  trompais  pas,  que  sont  tes  pareils?  Rien. 
Ce  n'est  plus  un  parti. 


Non,  c'est  la  France  entière. 

l'enrôleur 

i6o  Fait,  que  nos  électeurs  prouvent  à  leur  manière, 
Et  que  voulaient  sans  doute  attester  certains  cris 
Dont  t'ont  dû  réjouir  nos  fidèles  conscrits. 


Il  est  vrai  :  l'anarchie,  aux  têtes  renaissantes. 
S'éveille,  et  rouvre  encor  ^es  gueules  menaçantes; 
i65       Le  trône,  sous  ses  coups,  commence  à  chanceler; 
Mais,  pour  le  soutenir,  on  nous  verra  voler. 
Nous  saurons  oublier,  dans  ces  moments  d'épreuve, 
Les  dégoûts  dont  la  haine  à  dessein  nous  abreuve. 


10         LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

Moi-même,  lui  gardant  et  mon  bras  et  ma  foi,  [9] 

Dans  l'exil,  s'il  le  faut,  j'irai  suivre  mon  roi; 

Dussé-je,  pour  avoir  servi  la  dynastie, 

Me  voir,  à  mon  retour,  puni  d'une  amnistie. 

Et  si,  dans  mes  vieux  jours,  comme  un  vil  condamné, 

Au  fond  d'un  noir  cachot  je  me  voyais  traîné. 

Sous  le  harnois  guerrier  si  ma  tête  blanchie 

D'un  indigne  soupçon  n'était  point  affranchie. 

Si  j'étais  accusé  sans  même  être  entendu, 

D'avoir  trahi  ce  roi  que  j'aurais  défendu, 

Montrant  mon  corps  brisé,  mes  cicatrices  vaines. 

Et  ce  reste  de  sang,  déjà  froid  dans  mes  veines. 

J'irais  dire  à  mon  roi,  s'il  voulait  l'épuiser  : 

«  Sire,  il  est  tout  à  vous,  vous  le  pouvez  verser.  » 

V.-M.  Hugo. 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 


ESSAI  SUR  L'INDIFFÉRENCE 

EN  MATIÈRE  DE  RELIGION 

Par  m.  l'Abbé  F.  DE  LA  MENNAIS. 
(Cinquième   édition.) 

Dans  l'ivresse  d'une  philosophie  trompeuse,  la 
société  repousse  les  croyances  divines,  seules  ca- 
pables de  la  défendre  contre  les  opinions  poli- 
tiques qui  menacent  de  la  dévorer.  Les  autels 
5  n'obtiennent  déjà  plus  nos  haines;  les  prêtres  nos 
proscriptions;  la  religion  et  ses  ministres  ont  enfin 
reçu  de  nous  l'indulgence  du  dédain  et  le  repos  du 
mépris.  La  dissolution  du  corps  social^  commencée 
par  Tindifférence  religieuse,  s'achèvera  par  le  délire 

10  populaire.   N'entendez-vous  pas   déjà    rugir  cette 
démocratie  furieuse,  qui  tout  à  l'heure  n'était  que 
sourdement  émue.^  Notre  |  vieille  Europe  s'est  en-  [10] 
dormie  dans  les  bras  de  la  philosophie,  et  voilà 
que  le  bruit  des  révolutions  qui  s'avancent  agite 

i5  son  sommeil.  Mais  les  convulsions  qui  suivent 
l'abattement  sont  celles  qui  précèdent  la  mort.  Un 
auteur  religieux  est  venu  réveiller  la  conscience 
des  peuples  et  la  sagesse  des  rois,  par  un  livre 
effrayant  d'avenir  :  à  tant  de  maux  il  ne  montre 


12         LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

20  qu'un  remède;  mais  c'est  la  foi,  la  foi  qui  a  pu 
déjà,  chassant  devant  elle  les  dieux  des  passions 
humaines,  détrôner  une  religion  de  voluptés,  pour 
planter  avec  sa  croix  une  religion  de  souffrances. 
Confiant  en  ses  armes,  il  tient  d'une  main  l'Évan- 

25  gile,  les  livres  de  Bossuet  et  de  Pascal,  ces  subli- 
mes interprètes  du  texte  sacré;  et  de  l'autre,  les 
écrits  des  Diderot,  des  Helvétius,  froids  commen- 
tateurs du  néant.  C'est  ainsi  que  s'est  présenté  de- 
vant un  siècle  orgueilleux  de  ses  crimes,  un  noble 

3o  adversaire  pour  défier  ses  doctrines  et  les  appeler 
au  combat.  Jusqu'ici  les  doctrines  du  siècle  sont 
restées  muettes  de  stupeur. 

La  destinée  de  ce  livre  a  été  singulière;  son  objet 
est  sacré  et  les  temps  sont  profanes;  il  est  souvent 

35  théologique,  et  la  plupart  des  esprits  ne  sont  pas 
même  religieux;  il  parle  de  foi  à  des  incrédules,  de 
morale  à  la  place  de  l'immoralité;  il  venge  la  mé- 
moire d'un  passé  qu'on  outrage,  et  nie  les  bienfaits 
d'un  présent  dont  on  raffole  ;  et  cependant  ses  pages 

40  sévères  ont  vaincu  la  frivolité,  et  le  dix-neuvième 
siècle  aura  vu  un  ouvrage  religieux  et  profond,  plus 
acheté,  plus  lu  et  plus  admiré  qu'un  roman  immo- 
ral, ou  qu'un  pamphlet  incendiaire. 

L'auteur  de  ce  livre  singulier  n'était  point  connu  ; 

45   aujourd'hui  d'imposants  hommages  l'entourent,  et 
demain  la  foule  se  pressera  autour  de  sa  gloire.  Un 
pareil  succès  peut  |  calmer  un  moment  les  pieuses  [il] 
inquiétudes  que   l'audace   des  doctrines  antireli- 
gieuses éveille  chaque  jour  davantage. 

5o  L'analyse  du  bel  ouvrage  de  M.  de  La  Mennais 
est  peu  difficile  à  faire  pour  qui  veut  en  lire  de 
bonne  foi  les  pages  éloquentes.  Il  prend  son  en- 


r'    LIVRAISON,  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         l3 

nemi  corps  à  corps  pour  le  terrasser;  il  attaque 
l'indifférence  sous  toutes  ses  faces,  car  toutes  ses 

55  conséquences  sont  terribles;  il  la  poursuit  dans 
l'ordre  moral  comme  dans  l'ordre  politique,  car 
elle  tue  l'homme  comme  individu  et  comme  so- 
ciété. Déroulant  successivement  la  chaîne  de  tous 
les  sophismes  dont  la  philosophie  nous  amuse,  sa 

60  raison  les  brise  tour  à  tour,  et  pour  hasarder  quel- 
que critique  au  milieu  de  tant  d'éloges  mérités, 
j'oserai  dire  que  M.  de  La  Mennais  porte  dans  sa 
dialectique  une  rigueur  peut-être  trop  impitoyable. 
Comme  il  puise  ses  opinions  à  la  source  la  plus 

65  pure,  il  les  présente  avec  fierté  et  avec  chaleur; 
mais  entraîné  quelquefois  par  le  mouvement  impé- 
tueux de  sa  conviction,  il  pousse  les  principes  qu'il 
défend  jusqu'à  des  conséquences  extrêmes.  Il  tou- 
che alors  à  un  esprit  de  prosélytisme  qu'on  ne  doit 

70  pas  craindre,  car  il  n'est  que  l'accent  de  la  bonne 
foi,  mais  qu'on  ne  peut  approuver  entièrement, 
car  il  n'est  déjà  plus  l'expression  parfaite  de  la  vé- 
rité. 
Nous  n'émettons  cette   idée  qu'en    tremblant, 

75  parce  que  nous  n'avons  pas  la  prétention  d'entrer 
en  lice  avec  un  si  rude  jouteur.  Nous  devons  même 
à  notre  respect  pour  les  suffrages  honorables  qu'a 
reçus  cette  production  extraordinaire,  de  ne  pas 
mêler  notre  voix  mondaine  à  ce  concert  d'appro- 

80  bâtions  imposantes,  et  surtout  de  ne  point  débattre 
plus  longtemps  des  questions  que  nous  avons  abor- 
dées, il  faut  bien  l'avouer,  avec  les  préventions  de 
notre  siècle  et  de  notre  âge. 

L'Essai  sur  r indi^fféi'ence  religieuse  est  jugé  sous  [12] 

85   le  rapport  des  doctrines,  il  ne  nous  appartient  plus 


14         LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

que  de  l'apprécier  sous  le  rapport  littéraire.  Dans 
nos  jours  de  discordes  on  juge  tout  avec  des  ar- 
rière-pensées politiques,  et  les  arrêts  que  l'on  pro- 
nonce sur  le  mérite  d'un  livre  ne  sont  guère  que 

90  des  formules  banales  de  blâme  ou  d'éloge  diverse- 
ment appliquées  selon  l'opinion  de  l'auteur.  M.  de 
La  Mennais  a  eu  le  bonheur  d'échapper  au  sort 
commun  :  ceux-là  même  qui  ont  poursuivi  le  chré- 
tien de  leurs  sarcasmes,  n'ont  pu  refuser  un  tribut 

95  d'admiration  à  l'écrivain.  Et,  en  effet,  où  trouver 
ailleurs  que  dans  Bossuet  et  dans  Pascal,  cette 
élévation  d'idées,  cette  fermeté  de  dialectique,  cette 
raison  éloquente  et  passionnée  qui  caractérise  cet 
Essai  sur  l'indifférence  ? 

100  Ce  qui  me  paraît  dominer  dans  M.  de  La  Men- 
nais, c'est  une  franchise  hardie  dans  les  idées,  et 
une  familiarité  énergique  dans  les  expressions  ; 
c'est  le  cachet  des  grands  maîtres.  Pour  l'art  d'en- 
chaîner les  preuves  et  pour  le  génie  d'ensemble,  il 

io5  rappelle  la  manière  de  Pascal,  auquel  il  ressemble 
encore  par  un  fond  de  tristesse  et  de  mélancolie 
produit  peut-être  par  les  mêmes  causes.  De  là  ces 
traits  d'une  ironie  accablante,  et  d'un  mépris  quel- 
quefois sublime  pour  nos  misères.  M.  de  La  Men- 

no  nais  attaque  souvent  ce  J.-J.  Rousseau  qui  fut  si 
éloquent,  si  malheureux  et  si  noblement  trompé, 
et  dont  les  erreurs  devraient  peut-être  exciter  moins 
l'indignation.  M.  de  La  Mennais  semble,  pour  le 
combattre,  emprunter  ses  armes,  sa  chaleur  en- 

ii5  traînante  et  sa  dialectique  passionnée;  et  en  appli- 
quant à  des  idées  différentes  les  mêmes  formes  de 
langage,  M.  de  La  Mennais  en  acquiert  plus  d'ori- 
ginalité et  d'énergie. 


r°   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         l5 

Ce  qui  a  dû  contribuer  surtout  à  faire  lire  son 

I20  livre,  c'est  |  qu'il  a  su  revêtir  un  sujet  abstrait  et  [131 
sévère  d'images  brillantes;  quelques-unes  semblent 
échappées  au  pinceau  de  l'auteur  des  Martyrs. 

Nous  ne  ferons  qu'une  citation,  parce  que  l'ou- 
vrage est  depuis  longtemps  sous  les  yeux  de  tout 

125   le  monde;  c'est  le  tableau  des  malheurs  causés  par 

l'athéisme,  et  de  la  Convention   poussant,    pour 

ainsi  dire,  le  cri  de  détresse,  en  proclamant  Vexis- 

tence  de  lÊtre  suprême. 

«  Des  athées  gouvernèrent  la  France;  et,  dans 

j3o  l'espace  de  quelques  mois,  ils  y  accumulèrent  plus 
de  ruines  qu'une  armée  de  Tartares  n'en  aurait  pu 
laisser  en  Europe  pendant  dix  années  d'invasion. 
Jamais,  depuis  l'origine  du  monde,  une  telle  puis- 
sance de  destruction  n'avait  été  donnée  à  l'homme. 

i35  Dans  les  révolutions  ordinaires,  le  pouvoir  se  dé- 
place, mais  descend  peu.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  quand 
l'athéisme  triompha  ;  la  force  fuyant  les  hautes  par- 
ties du  corps  social,  se  précipita  entre  les  mains  de 
ses  plus  vils  membres,  et  leur  orgueil,  que  tout 

140  offensait,  n'épargna  rien.  Ils  ne  pardonnèrent  ni  à 
la  naissance,  parce  qu'ils  étaient  sortis  de  la  boue; 
ni  aux  richesses,  parce  qu'ils  les  avaient  longtemps 
enviées;  ni  aux  talents,  parce  que  la  nature  les  leur 
avait  tous  refusés;  ni  à  la  science  parce  qu'ils  se 

145  sentaient  profondément  ignorants;  ni  à  la  vertu, 
parce  qu'ils  étaient  couverts  de  crimes;  ni  enfin  au 
crime  même,  lorsqu'il  annonça  quelque  espèce  de 
supériorité.  Entreprendre  de  tout  ramener  à  leur 
niveau,  c'était  s'engager  à  tout  anéantir.  Aussi, 

i5o  dès  lors,  gouverner  ce  fut  proscrire,  confisquer  et 
proscrire  encore.  On  organisa  la  mort  dans  chaque 


l6         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

bourgade;  et,  achevant  avec  des  décrets  ce  qu'on 
avait  commencé  avec  des  poignards,  on  voua  des 
classes  |  entières  de  citoyens  à  l'extermination;  on  [14] 

i55  ébranla  par  le  divorce  le  fondement  de  la  famille; 
on  attaqua  le  principe  même  de  la  population,  en 
accordant  des  encouragements  publics  au  liberti- 
nage. 

»  Cependant  la  haine  de  l'ordre,  trop  à  l'étroit 

i6o  sur  ce  vaste  théâtre  de  destruction,  franchit  les 
frontières,  et  alla  menacer  sur  leur  trône  tous  les 
souverains  de  l'Europe. 

»  L'athéisme  eut  ses  apôtres,  et  l'anarchie  ses 
séides.  La  guerre  redevenant  ce  qu'elle  est  chez  les 

i65  sauvages,  on  arrêta  de  ne  faire  aucun  prisonnier. 
L'honneur  du  soldat  frémit,  et  repousse  cet  ordre 
barbare;  mais,  hors  des  camps,  l'enfance  même  ne 
peut  désarmer  la  rage  ni  attendrir  les  bourreaux. 
Je  me  lasse  de  rappeler  tant  d'inexpiables  horreurs. 

170  La  France,  couverte  de  débris,  offrait  l'image  d'un 
immense  cimetière,  quand,  chose  étonnante!  voilà 
qu'au  milieu  de  ces  ruines,  les  princes  même  du 
désordre,  saisis  d'une  terreur  soudaine,  reculent 
épouvantés,  comme  si  le  spectre  du  néant  leur  eût 

175  apparu.  Sentantqu'uneforceirrésistible  les  entraîne 
eux-mêmes  au  tombeau,  leur  orgueil  fléchit  tout 
à  coup.  Vaincus  d'effroi,  ils  proclament  en  hâte 
l'existence  de  VÊtre  suprême  et  l'immortalité  de 
l'âme;  et  debout  sur  le  cadavre  palpitant  de  la  so- 

180  ciété,  ils  appellent  à  grands  cris  le  Dieu  qui  seul 
peut  la  ranimer.  » 

Sans  doute  le  bel  ouvrage  de  M.  de  La  Mennais 
n'avait  pas  besoin  de  nos  éloges,  mais  nous  qui 
voulons  défendre  les  intérêts  de  la  littérature,  nous 


I"   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         I7 

i85  avions  besoin  de  rendre  ce  tardif  hommage  à  celui 
qui  vient  de  prendre  place  parmi  nos  premiers 
écrivains,  et  qui  va  marcher  de  front  avec  nos  Fon- 
tanes,  nos  Chateaubriand  et  nos  Bonald, 

D-B. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  [15] 

D'ANDRÉ  DE  GHÉNIER 


[Un  jeune  homme,  élevé  au  milieu  du  siècle  des 
idées  nouvelles,  de  ce  siècle  remarquable  par  tant 
d'erreurs  brillantes,  s'attache  servilement  sur  la 
trace  des  maîtres.  Égaré  par  un  excès  de  modestie, 

5  comme  tant  d'autres  par  un  excès  d'orgueil,  loin 
de  chercher  une  renommée  prématurée,  il  se  livre 
à  des  études  solitaires;  les  encouragements  de 
quelques  amis  lui  suffisent  :  il  traverse  son  siècle 
également  inconnu   à  la  gloire  et  à  la  critique. 

10  Tout  à  coup,  il  tombe  avant  le  temps  :  je  n'ai  rien 
fait  pour  la  postérité,  dit-il;  du  moins  a-t-il  fait 
assez  pour  sa  gloire,  en  montrant  ce  qu'il  aurait 
pu  faire. 


Reproduit  dans  Littérature  et  Philosophie  mêlées  (1884)  sous 
la  date  de  1819  (t.  I,  p.  i3o).  Je  cite  les  variantes  et  mets  entre 
crochets  les  passages  supprimés.  —  Le  même  article  a  été 
réimprimé,  sous  le  nom  d'Eugène  Hugo,  en  tête  de  l'édition 
de  Chénier  (Gosselin,  1840). 

1-16  Début  remplacé  par  celui-ci  :  Un  livre  de  poésie  vient 
de  paraître.  Et  quoique  l'auteur  soit  mort,  les  critiques  pieu- 
vent.  Peu  d'ouvrages  ont  été  plus  rudement  traités  par  les 
connaisseurs  que  ce  livre.  Il  ne  s'agit  pas  cependant  de  tor- 
turer un  vivant,  de  décourager  un  jeune  homme,  d'éteindre 
un  talent  naissant,  de  tuer  un  avenir,  de  ternir  une  aurore. 
Non,  cette  fois,  la  critique,  chose  étrange,  s'acharne  sur  un 
cercueil!  Pourquoi?  En  voici  la  raison  en  deux  mots  :  c'est 
que  c'est  bien  un  poète  mort,  il  est  vrai,  mais  c'est  aussi  une 
poésie  nouvelle  qui  vient  de  naître.  Le  tombeau  du  poète 
n'obtient  pas  grâce  pour  le  berceau  de  sa  muse.  Pour  nous, 
nous  laisserons  à  d'autres... 


l"    LIVRAISON.  —   LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         I9 

Tel  fut  André  de  Chénier,  jeune  homme  d'un 

i5  véritable  talent,  auquel  peut-être  il  n'a  manqué 
que  des  ennemis.] 

Nous  laisserons  à  d'autres  le  triste  courage  de 
triompher  de  ce  jeune  lion  arrêté  au  milieu  du  dé- 
veloppement de  ses  forces.  Qu'on  méprise  ce  style 

20  incorrect  et  parfois  barbare,  ces  idées  vagues  et 
incohérentes,  cette  effervescence  d'imagination, 
rêves  tumultueux  du  talent  qui  s'éveille,  cette 
manie  de  mutiler  ses  phrases,  et,  pour  ainsi  dire, 
de  les  tailler  à  la  grecque,  les  mots  dérivés  des  lan- 

25  gués  anciennes  employés  dans  toute  l'étendue  de 
leur  acception  maternelle,  des  coupes  bizarres, 
[aucune  connaissance  du  véritable  mécanisme  de 
la  poésie  française;  ces  défauts  sont  grands,  mais 
ils]  ne  sont  point  dangereux  :  il  s'agit  de  rendre 

3o  justice  à  un  homme  qui  n'a  point  joui  de  sa  gloire; 
qui  osera  lui  reprocher  ses  imperfections,  lorsque 
la  hache  révolution  |naire  repose  encore  toute  san-  [i6] 
glante  au  milieu  de  ses  travaux  inachevés? 
Si  d'ailleurs   l'on    vient    à   considérer  quel  fut 

35  celui  dont  nous  recueillons  aujourd'hui  l'héritage, 
nous  ne  pensons  pas  que  le  sourire  effleure  facile- 
ment les  lèvres.  On  verra  un  jeune  homme  d'un 
caractère  noble  et  modeste,  enclin  à  toutes  les 
douces  affections  de  l'âme,  ami  de  l'étude,  enthou- 

40  siaste  de  la  nature.  En  ce  même  temps,  la  révolu- 
tion est  imminente,  la  renaissance  des  siècles  an- 


19  Qu'on  invective  ce  style  —  23-24  la  phrase  ...  de  la  tailler 
—  26-29  bizarres,  etc.  Chacun  de  ces  défauts  du  poète  est 
peut-être  le  germe  d'un  perfectionnement  pour  la  poésie.  En 
tout  cas,  ces  défauts  ne  sont  point  —  29  et  il  s'agit  —  3o  gloire. 
Qui  —  37  ce  jeune  hommcî 


20         LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

tiques  est  proclamée;  »Chénier  devait  être  trompé, 
il  le  fut  :  jeunes  gens,  qui  de  nous  n'aurait  point 
voulu  l'être?  Il  suit  le  fantôme,  il  se  mêle  à  tout  ce 

45  peuple  qui  marche  avec  une  ivresse  délirante  par 
le  chemin  des  abîmes.  Plus  tard,  on  ouvrit  les 
yeux,  les  hommes  égarés  tournèrent  la  tête;  il 
n'était  plus  temps  pour  revenir  en  arrière,  il  était 
encore  temps  pour  mourir  avec  honneur  :  plus 

5o  heureux  que  son  frère,  Chénier  vint  désavouer  son 
siècle  sur  l'échafaud. 

Il  s'était  présenté  pour  défendre  Louis  XVI,  et 
quand  le  martyr  fut-envoyéau  ciel,  il  rédigea  cette 
lettre  par  laquelle  la  dernière  ressource  de  l'appel 

55  au  peuple  fut  en  vain  offerte  à  la  conscience  des 
bourreaux. 

Cet  homme  si  intéressant  n'eut  pas  le  temps  de 
devenir  un  poète  parfait;  mais  en  parcourant  les 
fragments  qu'il  nous  a  laissés,  on  rencontre  des 

60  détails  qui  font  oublier  tout  ce  qui  lui  manque. 
Nous  en  allons  signaler  quelques-uns;  voyons 
d'abord  le  tableau  de  Thésée  tuant  un  centaure  : 

Il  va  fendre  sa  tête; 
Soudain  le  fils  d'Egée,  invincible,  sanglant, 
65       L'aperçoit,  à  l'autel  prend  un  chêne  brûlant, 
Sur  sa  croupe  indomptée,  avec  un  cri  terrible. 
S'élance,  va  saisir  sa  chevelure  horrible. 
L'entraîne,  et  quand  sa  bouche  ouverte  avec  effort  [17] 

Crie,  il  y  plonge  ensemble  et  la  flamme  et  la  mort. 


43  fut.  Jeunes  gens  —  49  honneur.  Plus  heureux  —  5?  Cet 
homme  si  digne  de  sympathie  n'eut  pas  —  61  Nous  allons  en 
—  61  uns.  Voyons 


r'    LIVRAISON.  —   LITTERATURE    FRANÇAISE.        21 

70  Ce  morceau  présente  ce  qui  constitue  l'origina- 
lité des  poètes  anciens,  la  trivialité  dans  la  gran- 
deur; d'ailleurs  l'action  est  vive,  toutes  les  cir- 
constances sont  bien  saisies  et  les  épithètes  sont 
pittoresques  :  que  leur  manque-t-il?  Une   coupe 

75  élégante;  nous  préférons  cependant  une  pareille 
barbarie  à  ces  vers  qui  n'ont  d'autre  mérite  qu'une 
irréprochable  médiocrité.  11  y  a  dans  Ovide  : 

Nec  dicere  Rhoetus 
Plura  sinit,  rutilasque  ferox  per  aperta  loquentis 
80       Condidit  ora  viri,  perque  os  in  pectore  flammas. 

C'est  ainsi  que  Chénier  imite,  en  maître.  Il  avait 
dit  des  serviles  imitateurs  : 

La  nuit  vient,  le  corps  reste,  et  son  ombre  s'enfuit. 
Voyez  encore  ces  vers  de  l'apothéose  d'Hercule  : 

85  II  monte,  sous  ses  pieds 

Étend  du  vieux  lion  la  dépouille  héroïque. 
Et,  l'œil  au  ciel,  la  main  sur  la  massue  antique. 
Attend  sa  récompense,  et  l'heure  d'être  un  dieu. 
Le  vent  souffle  et  mugit,  le  bûcher  tout  en  feu 

90       Brille  autour  du  héros,  et  la  flamme  rapide 

Porte  aux  palais  divins  l'âme  du  grand  Alcide. 

Nous  préférons  cette  image  à  celle  d'Ovide,  qui 
peint  Hercule,  étendu   sur  son  bûcher,  avec  un 
visage  aussi  calme  que  s'il  était  couché  sur  le  lit 
95  des  festins. 


74  pittoresques.  Que  lui  manque-t-il  —  75  élégante  — 
76  «  barbarie  »  —  8t  imite.  En  maître.  — 95  festins.  Remar- 
quons seulement  que  l'image  d'Ovide  est  païenne,  celle  d'An- 
dré Chénier  est  chrétienne.  Veut-on 


22         LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

Veut-on  maintenant  des  vers  bien  faits,  des  vers 
où  brille  le  mérite  de  la  difficulté  vaincue,  tour- 
nons la  page,  car,  pour  citer,  on  n'a  guère  que 
l'embarras  du  choix. 

loo       Toujours  ce  souvenir  m'attendrit  et  me  touche,  [18] 

Quand  lui-même  appliquant  la  flûte  sur  ma  bouche, 
Riant  et  m'asseyant  près  de  lui  sur  son  coeur. 
M'appelait  son  rival  et  déjà  son  vainqueur. 
Il  façonnait  ma  lèvre  inhabile  et  peu  sûre, 

io5       A  souffler  une  haleine  harmonieuse  et  pure. 

Et  ses  savantes  mains  prenant  mes  jeunes  doigts, 
Les  levaient,  les  baissaient,  recommençait  vingt  fois. 
Leur  enseignant  ainsi,  quoique  faibles  encore, 
A  fermer  tour  à  tour  les  trous  du  buis  sonore. 

110       Veut-on  des  images  gracieuses? 

J'étais  un  faible  enfant  qu'elle  était  grande  et  belle, 

Elle  me  souriait  et  m'appelait  près  d'elle. 

Debout,  sur  ses  genoux,  mon  innocente  main 

Parcourait  ses  cheveux,  son  visage,  son  sein; 
ii5       Et  sa  main  quelquefois  aimable  et  caressante, 

Feignait  de  châtier  mon  enfance  imprudente. 

C'est  devant  ses  amants,  auprès  d'elle  confus. 

Que  la  fière  beauté  me  caressait  le  plus. 

Que  de  fois  (mais,  hélas,  que  sent-on  à  cet  âge?) 
120       Que  de  fois  ses  baisers  ont  pressé  mon  visage  I 

Et  les  bergers  disaient,  me  voyant  triomphant, 

O  que  de  biens  perdus I  ô  trop  heureux  enfant! 

Les  idylles  de  Chénier  sont  la  partie  la  moins 
travaillée  de  ses  ouvrages,  et  cependant  nous  con- 
1^5  naissons  peu  de  poèmes,  dans  la  langue  française, 
dont  la  lecture  soit  plus  attachante;  cela  tient  à 
cette  vérité  de  détails,  à  cette  abondance  d'images 
qui  caractérisent  la  poésie  antique.  On  a  observé 


1  '    LIVRAISON.  —   LITTÉRATURE    FRANÇAISE.        23 

que  telle  églogue  de  Virgile  pourrait  fournir  des 

i3o  sujets  à  toute  une  galerie  de  tableaux. 

Mais  c'est  surtout  dans  l'élégie  qu'éclate  le 
talent  d'André  de  Chénier.  C'est  là  qu'il  est  origi- 
nal, c'est  là  qu'il  laisse  tous  ses  rivaux  en  arrière; 
peut-être  l'habitude  de  l'antiquité  nous  égare,  peut- 

i35   être  avons-nous  lu  avec  trop  de  complai  |  sance  les  [19] 
premiers  essais  d'un  poète  malheureux.  Cependant 
nous  osons  croire,  et  nous  ne  craignons  pas  de  le 
dire,  que  malgré  tous  ses  défauts,  André  Chénier 
sera  regardé  parmi  nous  comme  le  père  et  le  mo- 

140  dèle  de  la  véritable  élégie. 

C'est  ici  qu'on  est  saisi  d'un  profond  regret 
en  voyant  combien  ce  jeune  talent  marchait  déjà  de 
lui-même  vers  un  perfectionnement  rapide.  En 
effet,  élevé  au  milieu  des  muses  antiques,  il  ne  lui 

145  manquait  que  la  familiarité  de  sa  langue;  d'ail- 
leurs, il  n'était  dépourvu  ni  de  sens,  ni  de  lecture, 
et  encore  moins  de  ce  goût  qui  n'est  que  l'instinct 
du  vrai  beau.  Aussi  voit-on  ses  défauts  faire  rapi- 
dement place  à  des  beautés  hardies,  et  s'il  se  dé- 

i5o  barrasse  encore  quelquefois  des  entraves  gramma- 
ticales, ce  n'est  plus  guère  qu'à  la  manière  de 
La  Fontaine,  pour  donner  à  son  style  plus  de  mou- 
vement, de  grâce  ou  d'énergie.  Nous  citerons  ces 
vers  : 

i55       Et  c'est  Glycère,  amis,  chez  qui  la  table  est  prête? 
Et  la  belle  Amélie  est  aussi  de  la  fête? 
Et  Rose  qui  jamais  ne  lasse  les  désirs. 
Et  dont  la  danse  molle  aiguillonne  aux  plaisirs? 


i33  en  arrière.  Peut-être  —  iSS  André  de  Chénier  —  i53  et 
d'énergie 


24  LE   CONSERVATEUR    LITTERAIRE. 

J'y  consens,  avec  vous  je  suis  prêt  à  m'y  rendre. 

i6o       Allons;  mais  si  Camille,  ô  dieux I  vient  à  l'apprendre I 
Quel  orage  suivra  ce  banquet  tant  vanté. 
S'il  faut  qu'à  son  oreille  un  mot  en  soit  porté  I 
Ohl  vous  ne  savez  pas  jusqu'où  va  son  empire. 
Si  j'ai  loué  des  yeux,  une  bouche,  un  sourire; 

i65       Ou  si,  près  d'une  belle,  assis  en  un  repas, 
Nos  lèvres  en  riant  ont  murmuré  tout  bas, 
Elle  a  tout  vu.  Bientôt,  cris,  reproches,  injure; 
Un  mot,  un  geste,  un  rien,  tout  était  un  parjure. 
«  Chacun  pour  cette  belle  avait  vu  mes  égards. 

170       »  Je  lui  parlais  des  yeux,  je  cherchais  ses  regards.  » 

Et  puis  des  pleurs,  des  pleurs...  Que  Memnon  sur  sa  cendre 
A  sa  mère  immortelle  en  a  moins  fait  répandre.  [20] 

Que  dis-je ?  sa  colère  ose  en  venir  aux  coups... 

Et  ceux-ci,  où  brille,  à  un  égal  degré,  la  variété 
175   des  coupes  et  la  vivacité  des  tournures  : 

Une  amante  moins  belle  aime  mieux,  et  du  moins 
Humble  et  timide,  â  plaire  elle  est  pleine  de  soins; 
Elle  est  tendre,  elle  a  peur  de  pleurer  votre  absence. 
Fidèle,  peu  d'amants  attaquent  sa  constance; 

180       Et  son  égale  humeur,  sa  facile  gaîté, 

L'habitude  à  son  front  tiennent  lieu  de  beauté. 
Mais  celle  qui  partout  fait  conquête  nouvelle, 
Celle  qu'on  ne  voit  point  sans  dire  :  qu'elle  est  belle I 
Insulte  en  son  triomphe  aux  soupirs  de  l'amour. 

i85       Souveraine  au  milieu  d'une  tremblante  cour, 
Dans  son  léger  caprice,  inégale  et  soudaine. 
Tendre  et  douce  aujourd'hui,  demain  froide  et  hautaine. 
Si  quelqu'un  se  dérobe  à  ses  enchantements, 
Qu'est-ce  enfin  qu'un  de  moins  dans  un  peuple  d'amants? 

190       On  brigue  ses  regards,  elle  s'aime  et  s'admire. 
Et  ne  connaît  d'amour  que  celui  qu'elle  inspire. 


174  où  éclatent 


1'°   LIVRAISON.  —   LITTÉRATURE    FRANÇAISE.        25 

[Contraints  de  nous  renfermer  dans  les  bornes 
d'un  article,  nous  ne  pouvons  mettre  sous  les  yeux 
de  nos  lecteurs  tous  les  morceaux  qui  nous  ont 

igb  frappés  dans  ce  singulier  ouvrage;  nous  nous  con- 
tenterons de  leur  recommander  les  17°,  22'  et  89'  élé- 
gies dont  nous  n'avons  rien  cité.]  En  général, 
quelle  que  soit  l'inégalité  du  style  de  Ghénier,  il 
est  peu  de  pages  dans  lesquelles  on  ne  rencontre 

200  des  images  pareilles  à  celle-ci  : 

Ohl  si  tu  la  voyais  cette  belle  coupable, 
Rougir  et  s'accuser  et  se  justifier; 
Sans  implorer  sa  grâce,  et  sans  s'humilier  I 
Pourtant  de  l'obtenir  doucement  inquiète, 
2o5       Et  les  cheveux  épars,  immobile,  muette. 

Les  bras,  la  gorge  nus,  en  un  mol  abandon. 
Tourner  sur  toi  des  yeux  qui  demandent  pardon. 
Crois  qu'abjurant  soudain  le  reproche  farouche, 
Tes  baisers  porteraient  le  pardon  sur  sa  bouche. 

210  Voici  encore  un  morceau  d'un  genre  différent, 
aussi  énergique  que  celui-là  est  gracieux  ;  on  croi- 
rait lire  des  vers  de  quelqu'un  de  nos  vieux  poètes  : 

Souvent,  las  d'être  esclave  et  de  boire  la  lie 

De  ce  calice  amer  que  l'on  nomme  la  vie. 
21 5       Las  du  mépris  des  sots  qui  suit  la  pauvreté. 

Je  regarde  la  tombe,  asile  souhaité; 

Je  souris  à  la  mort  volontaire  et  prochaine; 

Je  me  prie,  en  pleurant,  d'oser  rompre  ma  chaîne. 

Le  fer  libérateur  qui  percerait  mon  sein, 
220       Déjà  frappe  mes  yeux  et  frémit  sous  ma  main, 

Et  puis  mon  cœur  s'écoute  et  s'ouvre  à  la  faiblesse; 

Mes  parents,  mes  amis,  l'avenir,  ma  jeunesse; 


211  gracieux.  On  croirait 


26  LE   CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

Mes  écrits  imparfaits;  car,  à  ses  propres  yeux, 
L'homme  sait  se  cacher  d'un  voile  spécieux 

225       A  quelque  noir  destin  qu'elle  soit  asservie. 
D'une  étreinte  invincible  il  embrasse  la  vie, 
Et  va  chercher  bien  loin,  plutôt  que  de  mourir. 
Quelque  prétexte  ami  de  vivre  et  de  souffrir. 
Il  a  souffert,  il  souffre,  aveugle  d'espérance, 

23o       II  se  traîne  au  tombeau  de  souffrance  en  souffrance. 
Et  la  mort,  de  nos  maux  ce  remède  si  doux, 
Lui  semble  un  nouveau  mal,  le  plus  cruel  de  tous. 

Il  est  hors  de  doute  que  si  Chénier  avait  vécu,  il 
se  serait  placé  un  jour  au  rang  de  nos  premiers 

235  poètes  lyriques.  Jusque  dans  ses  essais  informes, 
on  trouve  déjà  tout  le  mérite  du  genre,  la  verve, 
l'entraînement,  et  cette  fierté  d'idées  d'un  homme 
qui  pense  par  lui-même  ;  d'ailleurs,  partout  la  même 
flexibilité  de  style;  là,  des  images  gracieuses;  ici, 

240  des  détails  rendus  avec  la  plus  énergique  trivialité. 
Ses  odes,  à  la  manière  antique,  écrites  en  latin,  [22] 
seraient  citées  comme  des  modèles  d'élévation  et 
d'énergie;  encore  toutes  latines  qu'elles  sont,  il 
n'est  point  rare  d'y  trouver  des  strophes  dont  aucun 

245  poète  français  ne  désavouerait  la  teinte  ferme  et 
originale. 

Vain  espoir!  inutile  soin! 
Ramper  est  des  humains  l'ambition  commune; 
C'est  leur  plaisir,  c'est  leur  besoin  : 
25o       "Voir  fatigue  leurs  yeux,  juger  les  importune; 
Ils  laissent  juger  la  fortune, 


234  au  rang  des  premiers 


I"    LIVRAISON.  —    LITTERATURE    FRANÇAISE.         27 

Qui  fait  juste  celui  qu'elle  fait  tout-puissant. 
Ce  n'est  point  la  vertu,  c'est  la  seule  victoire 
Qui  donne  et  l'honneur  et  la  gloire. 
255       Teint  du  sang  des  vaincus,  tout  glaive  est  innocent. 

Et  plus  loin  : 

C'est  bien.  Fais-toi  justice,  ô  peuple  souverain! 

Dit  cette  cour  lâche  et  hardie. 
Ils  avaient  dit  :  c'est  bien,  quand,  la  lyre  à  la  main, 
260       L'incestueux  chanteur,  ivre  de  sang  romain, 
Applaudissait  à  l'incendie. 

Il  n'y  aura  point  d'opinion  mixte  sur  André  Ché- 
nier.  Il  faut  jeter  le  livre  ou  se  résoudre  à  le  relire 
souvent;  ses  vers  ne  veulent  pas  être  jugés,  mais 

265  sentis.  Ils  survivront  à  bien  d'autres  qui  leur  pa- 
raissent supérieurs;  peut-être,  comme  le  disait 
naïvement  La  Harpe,  peut-être  parce  qu'ils  renfer- 
ment en  effet  quelque  chose  :  en  général,  en  lisant 
Chénier,  substituez,  aux  termes  qui  vous  choquent, 

270  leurs  synonymes  latins,  il  sera  rare  que  vous  ne 
rencontriez  pas  de  beaux  vers.  [Cela  ne  veut  point 
dire  qu'il  soit  un  bon  auteur,  mais  cela  prouve  du 
moins  qu'il  avait  tout  ce  qu'il  faut  pour  l'être,  les 
idées;  le  reste  est  d'habitude.] 

275       D'ailleurs  vous  trouverez  dans  Chénier  la  ma-  [23] 
nière  franche  et  large  des  anciens,  rarement  de 
vaines  antithèses,  plus  souvent  des  pensées  natu- 
relles, des  peintures  vivantes,  partout  l'empreinte 


262  André  de  Chénier  —  265  d'autres  qui  aujourd'hui  pa- 
raissent meilleurs.  Peut-être  —  270  leurs  équivalents  latins  — 
277  des  pensées  nouvelles 


28         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

de  cette  sensibilité  profonde,  sans  laquelle  il  n'est 
280  point  de  génie,  et  qui  est  peut-être  le  génie  elle- 
même.  Qu'est-ce  en  effet  qu'un  poète?  Un  homme 
qui  sent  fortement,  exprimant  ses  sensations  dans 
une  langue  plus  expressive.  La  poésie,  ce  n'est 
presque  que  sentiment,  [dit  Voltaire]. 

E.  [V.  Hugo.] 


L'OBSERVATEUR 

AU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE 

Par  m.  a.  J.  C.  SAINT-PROSPER 

A  Paris,  chez  Everat,  imprimeur-libraire,  rue  du  Cadran,  n*  i6; 
Prix  :  I  fr.  5o. 


La  science  du  philosophe  qui  étudie  l'homme 
dans  les  rangs  de  la  société,  au  milieu  de  ses  insti- 
tutions, qui  calcule  l'influence  des  mœurs  sur  les 
lois  et  des  lois  sur  les  mœurs,  qui  trace  le  tableau 
5  des  usages  qui  nous  asservissent,  des  préjugés  qui 
nous  tyrannisent  et  des  passions  qui  nous  subju- 
guent, est  en  même  temps  la  science  la  plus  digne 
de  l'homme  et  la  plus  utile  à  l'humanité.  Mais  c'est 
surtout  après  des  temps  de  trouble  et  de  discorde, 
10  après  les  convulsions  de  l'état  politique,  quand  la 
société  commence  à  respirer,  que  le  spectacle  du 
monde  présente  au  moraliste  une  source  féconde 
d'observations  et  de  vérités  salutaires.  Les  révolu- 
tions, en  soulevant  toutes  les  ambitions,  en  dépla- 
is çant  toutes  les  fortunes,  déplacent  aussi  les  passions 
et  les  vices;  de  l'échange  qui  s'opère  entre  le  vain- 
queur et  le  I  vaincu,  il  résulte  toujours  des  modifi- 
cations sensibles  qui  offrent  à  l'observateur  une 
variété  de  tableaux  toujours  nouvelle.  L'homme 
20  obscur,  que  la  main  de  la  fortune  ou  du  crime  a 
jeté  du  sein  de  la  bassesse  et  de  la  misère  dans  les 
palais  de  l'opulence,  ajoute  encore  les  vices  qu'il  y 


30         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

trouve  à  ceux  qu'il  cachait  sous  ses  haillons  héré- 
ditaires; et  ce  mélange  d'une  perversité  nouvelle 

25  et  d'une  dépravation  primitive,  présente  des  mœurs 
et  des  caractères  nouveaux  à  peindre.  Les  change- 
ments qui  se  sont  succédés  en  France  depuis  vingt- 
cinq  ans,  ont  ouvert  à  l'observateur  une  immense 
carrière;  jamais  champ  plus  vaste  ne  fut  offert  à  la 

3o  plume  du  moraliste  que  l'époque  actuelle,  jamais 
aussi  son  ministère  ne  fut  plus  nécessaire  qu'au- 
jourd'hui. 

L'héritage  des  Montaigne  et  des  La  Bruyère  est 
vacant.  La  fin  du  dix-huitième  siècle  et  le  commen- 

35  cément  du  nôtre  ont  vu  naître  et  périr  une  foule 
d'ouvrages  dont  la  morale  était  le  but  ou  le  pré- 
texte, et  qui,  sous  différents  titres,  se  ressemblaient 
tous  par  la  médiocrité.  L'auteur  de  l'Ermite  de  la 
Chaussée  dAntin  a  donné  au  public  une  nombreuse 

40  galerie  de  tableaux  auxquels  on  a  reproché  souvent 
le  défaut  de  vérité,  plus  souvent  la  monotonie;  son 
style  en  général  gracieux  et  facile,  est  animé  des 
saillies  d'une  gaieté  aimable,  mais  le  genre  de  com- 
position de  M.  de  Jouy  ne  pouvait  lui  promettre 

45  un  succès  durable;  ce  qu'il  donne  pour  un  tableau 
n'est  souvent  qu'une  faible  et  pâle  esquisse  qui 
parut  sous  les  auspices  de  l'à-propos;  le  temps  a 
fait  justice  d'un  ouvrage  sans  consistance,  où  tout 
est  sacrifié  à  l'anecdote,  où  l'on  rencontre  trop  ra- 

5o  rement  de  ces  pensées  ingénieuses  et  souvent  pro- 
fondes qui  font  le  charme  de  l'ouvrage  d'Adisson. 
D'autres  se  sont  traînés  sur  les  pas  de  M.  de  Jouy, 
mais  rien  ne  pouvait  leur  faire  pardonner  leur  ser- 
vile  imi  (  tation,  et  sans  avoir  les  grâces  et  l'esprit  de  [25] 

55   leur  modèle,  ils  en  avaient  tous  les  défauts  :  le 


l"'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.        3l 

Glaneur,  le  Rôdeur^  vingt  autres  rapsodies  morales 
ont  excité  le  dégoût  du  public,  et  le  moraliste  a 
maintenant  à  lutter  contre  deux  obstacles  égale- 
ment difficiles  à  vaincre,  l'indifférence  et  la  préven- 

60  tion. 

Un  jeune  écrivain  se  présente,  il  offre  au  public 
un  recueil  d'observations,  fruit  de  ses  voyages  en 
France  et  dans  les  pays  étrangers;  il  a  vu  la  société, 
il  a  assisté  au  grand  drame  du  monde;  spectateur 

65  de  cette  vaste  comédie,  il  en  a  démêlé  toutes  les 
intrigues,  aperçu  tous  les  ressorts  cachés,  il  a  pu 
en  démasquer  les  principaux  acteurs  et  peindre 
leur  véritable  physionomie;  car  pour  tracer  le 
tableau  de  la  société,  il  ne  suffit  pas  d'en  avoir 

70  observé  de  loin  le  théâtre;  comment  du  fond  de 
son  cabinet  saisir  ces  nuances  si  distinctes,  si  dé- 
licates et  si  variées  qui  composent  les  différents 
caractères;  comment  distinguer  la  vérité  du  men- 
songe, l'apparence  de  la  réalité,  dans  un  temps  où 

75  la  franchise  semble  bannie  du  monde,  où  la  dissi- 
mulation est  une  vertu,  la  fausseté  un  mérite  et  la 
conscience  une  duperie,  où  tout  est  de  parade, 
même  les  principes?  J'aime  dans  un  peintre  la  va- 
riété, la  richesse  des  couleurs,  mais  j'exige  avant 

80  tout  la  ressemblance;  si  ce  portrait  n'est  pas  fidèle, 
si  en  le  regardant  je  ne  m'écrie  pas  c'est  moi! 
Frange  miser  calajnos... 
Les  études  et  les  voyages  de  M.  Saint-Prosper 
paraissent  justifier  le  titre  de  son  ouvrage  qu'il 

85  annonce  comme  un  essai  ;  il  l'a  divisé  en  huit  cha- 
pitres. II  y  a  beaucoup  d'idées  justes,  d'aperçus  in- 
génieux dans  le  premier,  où  l'auteur  suit  les  pro- 
grès de  la  civilisation  qui,  selon  lui,  amenèrent  le 


32  LE    CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

renversement  de  tous  les  états  de  la  société.  Mais  [26] 

90  ce  sujet  exigeait  un  talent  plus  mûr  que  celui  de 
i\l.  Saint-Prosper;  il  y  a  une  certaine  audace  qui 
plaît  dans  un  jeune  écrivain;  on  aime  à  le  voir 
aborder  de  grandes  questions,  on  le  suit  avec 
plaisir  à  travers  les  difficultés;  même  quand  il  est 

95  au-dessous  de  son  sujet,  sans  oublier  sa  faiblesse, 
on  lui  tient  toujours  compte  de  ses  efforts.  11  est 
des  matières  qui  demandent  plus  que  du  talent  et 
de  l'esprit,  qui  demandent  une  connaissance  pro- 
fonde des  temps  et  des  hommes,  qui  exigent  que 

100  l'écrivain  ait  assisté  aux  événements  dont  il  veut 
retracer  l'influence,  pour  qu'il  puise  dans  ses  sou- 
venirs la  fidélité  de  la  peinture  et  l'énergie  de  la 
vérité.  Il  faut  des  études  longues  et  approfondies 
de  l'histoire;  il  faut  avoir  suivi  les  pas  de  la  civili- 

io5  sation  et  examiné  les  monuments  qu'elle  a  élevés 
chez  tous  les  peuples,  dans  tous  les  âges,  pour 
avoir  le  droit  de  nous  tracer  des  règles  et  des  prin- 
cipes de  politique,  pour  indiquer  les  remèdes  qui 
peuvent  guérir  les  maux  de   l'ordre  social.  Que 

110  M.  Saint-Prosper  relise  attentivement  son  premier 
chapitre,  il  reconnaîtra  avec  nous  qu'il  n'a  fait 
qu'effleurer  le  sujet  d'un  grand  ouvrage,  et  que  son 
travail  n'est  qu'une  ébauche  dont  quelques  pensées 
ingénieuses   ne  peuvent  racheter  l'imperfection. 

ii5  Mais,  dans  le  deuxième  chapitre,  M.  Saint-Prosper 
se  venge  de  la  faiblesse  du  premier;  il  est  sur  son 
terrain,  celui  d'une  observation  locale  qui  exige 
surtout  de  l'esprit  et  de  la  finesse  ;  il  n'est  plus  dans 
le  champ  des  abstractions  politiques;  il  n'a  plus 

120  besoin  d'avoir  recours  aux  hypothèses,  à  défaut  de 
souvenirs  ;  il  aborde  une  matière  délicate,  l'amour- 


l"    LIVRAISON.  —   LITTÉRATURE    FRANÇAISE.        33 

propre;  La  Rochefoucault  dit  qu'il  est  le  plus 
grand  des  flatteurs.  M.  Saint-Prosper  le  définit 
«  un  sentiment  d'une  fausse  supériorité  qui  nous 
égare  dans  la  juste  appréciation  de  nous-même. 

»  Dans  le  cœur  humain,  l'amour-propre  est  placé  [27] 
entre  l'envie  et  l'orgueil,  et  il  tient  de  l'un  et  de 
l'autre. 

»  L'amour-propre  est  un  sentiment  inconnu  aux 
grandes  âmes,  surtout  aux  âmes  neuves;  elles  sen- 
tent trop  généreusement  pour  être  affectées  de 
cette  façon  ;  au  contraire,  chez  les  âmes  ordinaires, 
c'est  une  puissance  dominatrice  qui  tantôt  les 
élève,  tantôt  les  dégrade. 

»  L'orgueil  tient  à  la  naissance  ou  au  rang;  la 
vanité  aux  petits  avantages,  l'amour-propre  à  l'édu- 
cation qu'on  a  reçue.  » 

Tout  ce  chapitre,  malgré  quelques  incorrections 
et  quelques  négligences  de  style,  peut  se  lire,  même 
après  La  Bruyère. 

Celui  de  l'honneur  nous  a  paru  renfermer  des 
pensées  neuves  et  originales,  mais  M.  Saint-Prosper 
nous  a  semblé  heureux  surtout  dans  la  définition 
qu'il  en  donne  :  «  L'honneur,  dit-il,  est  la  conscience 
du  devoir,  et  la  partie  la  plus  exquise  de  la  délica- 
tesse. »  Nous  croyons  qu'elle  réunit  au  mérite  de 
la  justesse  celui  de  la  simplicité  et  de  la  concision. 
«  L'honneur,  ajoute  encore  M.  Saint-Prosper,  a  été 
longtemps  le  génie  particulier  de  la  France  !  et 
c'est  à  lui  qu'elle  a  dû  ses  plus  belles  destinées. 

»  Il  existe  chez  tous  les  peuples  un  sentiment 
conservateur  de  leur  existence  :  l'honneur  national, 
sentiment  d'autant  plus  noble  qu'il  exige  tous  les 
sacrifices  sans  en  payer  un  seul.  Mais  il  arrive 

3 


34  LE    CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

i55  aussi,  dans  les  troubles,  qu'on  en  abuse  pour  aller 
au  pouvoir  et  à  la  fortune.  A  vrai  dire,  il  me  semble 
que  c'est  assez  là  la  marche  des  ambitieux  du  siècle  ; 
serments,  foi  jurée,  tout  cela  doit  s'évanouir  devant 
ce  qu'ils  appellent  l'honneur  national  :  mais  cet 

i6o  honneur  national,  qu'est-ce  autre  chose  de  nos 
jours,  que  rin|térét  privé,  revêtu  d'une  expression 
généreuse,  expression  d'ailleurs  qui,  par  sa  géné- 
ralité même,  laisse  à  chaque  ambition  toute  la 
place  qu'il  lui  faut  pour  se  mouvoir  à  son  aise? 

i65       »  On  confond  souvent  dans  le  monde  la  valeur  et 

l'honneur,  la  différence  est  pourtant  bien  grande. 

»  La  valeur  n'est  qu'une  qualité  brillante,  souvent 

même  une  rage  aveugle  et  frénétique.  L'honneur 

réunit  au  contraire  la  noblesse  et  le  courage;  sans 

170  obéir  aveuglément  à  la  raison,  il  ne  lui  est  jamais 
opposé. 

»  On  rencontre  des  braves  sans  honneur,  mais 
jamais  des  gens  d'honneur  sans  bravoure. 

»  Il  y  a  des  hommes  qui  n'entendent  pas  mieux 

175  leur  honneur  que  leur  intérêt  ;  ils  prennent  toujours 
à  gauche.  » 

Le  chapitre  de  V homme  nous  semble  moins  heu- 
reusement traité  que  les  précédents.  Nous  y  avons 
remarqué  de  l'incohérence  dans  les  idées,  quelque- 

i8o  fois  de  l'obscurité.  Nous  ne  pouvons  encore  attri- 
buer ici  la  faiblesse  de  M.  Saint-Prosper  qu'à  la 
difficulté  du  sujet  ;  qu'a-t-il  voulu  peindre  }  l'homme 
tout  entier,  dans  toutes  ses  proportions  ;  l'homme, 
cet  assemblage  étonnant  de   pusillanimité  et  de 

i85  courage,  de  faiblesse  et  de  force,  de  bassesse  et 
d'élévation;  l'homme,  dans  les  profondeurs  duquel 
le  génie  de  Pascal  a  jeté  à  peine  quelques  lueurs! 


I"    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   FRANÇAISE.        35 

Gomment  M.  Saint-Prosper  n'a-t-il  pas  senti  que 
le  cadre  de  son  ouvrage  ne  comportait  pas   un 

190  tableau  d'une  aussi  vaste  dimension  ?  A  la  place 
de  ce  chapitre  sur  l'homme,  ne  pouvait-il  pas  nous 
en  donner  d'autres  dont  la  société  lui  offrait  les 
sujets?  Nous  avons  assez  de  vices  et  de  faiblesses, 
Dieu  merci^  à  présenter  au  |  pinceau  de  l'observa-  [29] 

195  teur;  malheureusement  il  n'a  que  l'embarras  du 
choix. 

Mais  où  triomphe  le  talent  de  l'auteur  c'est  dans 
le  dernier  chapitre,  qui  a  pour  titre  :  T>es  Femmes; 
il  peut  être  médité  avec  fruit  par  ce  sexe;  il  y  trou- 

200  vera  des  leçons  un  peu  sévères,  des  portraits  un 
peu  trop  fidèles  peut-être.  Quoiqu'ily  ait  beaucoup 
d'aménité,  de  politesse  et  d'originalité  dans  la  cri- 
tique de  l'auteur,  nous  lui  reprocherons  néanmoins 
de  n'avoir  présenté  qu'un  coin  du  tableau,  en  ne 

2o5  considérant  les  femmes  que  sous  le  rapport  de 
l'amour;  nous  doutons  qu'il  puisse  se  justifier  d'une 
telle  inconvenance. 

L'ouvrage  de  M.  Saint-Prosper  annonce  un  talent 
distingué,  son  style  est  en  général  facile  et  pur, 

210  mais  quelquefois  l'on  y  rencontre  des  incorrections 
qu'il  serait  aisé  de  faire  disparaître;  nous  soumet- 
tons à  l'auteur  nos  doutes  sur  la  pureté  de  ces  locu- 
tions :  ternir  la  sublimité,  p.  yS,  en  outre  le...  davan- 
tage que,  pag.  117,  etc.  Ces  taches  sont  légères,  il 

2i5  est  vrai,  et  nous  nous  plaisons  à  le  répéter,  l'Obser- 
vateur au  dix-neuvième  siècle  est  un  ouvrage  remar- 
quable par  le  fond  des  idées  et  par  la  manière  ori- 
ginale dont  il  est  traité.  Que  M.  Saint-Prosper 
continue  son  travail;  que  la  faveur  dont  le  public 

220  a  honoré  son   ouvrage  l'engage  à  faire  de  plus 


36         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

grands  efforts  pour  mieux  la  mériter;  son  talent 
lui  promet  quelques  feuilles  de  la  couronne  des 
Montaigne,  des  La  Rochefoucaultet  des  La  Bruyère. 

C.  S*-M.  [Charles  Saint-Maurice.] 


SPECTACLES 


[30] 


PREMIÈRE  REPRESENTATION 

DU  FRONDEUR, 

Comédie  en  un  acte  et  en  vers  de  M.  ROYOU. 


A  vrai  dire,  on  ne  sait  pas  encore  si  le  public  a 
jugé  cet  ouvrage;  on  sait  encore  moins  comment 
l'a  jugé  l'espèce  de  parterre  qui  était  réuni  au 
Théâtre-Français  le  jour  de  sa  première  représen- 

5  tation.  Les  uns  disent  que  la  pièce  a  essuyé  une 
chute  terminée  en  succès;  les  autres,  qu'elle  a 
obtenu  un  succès  commencé  en  chute.  Ce  qui  nous 
apprend  seulement  que  l'auteur  a  été  nommé,  et 
que  les  murmures  ont  éclaté  dès  la  première  scène. 

lo  Ces  contradictions  apparentes  s'expliquent  par  la 
composition  du  parterre,  qui  était  rempli  en 
grande  partie  des  amis  de  l'auteur,  et  en  plus 
grande  partie  encore  des  amis  de  l'administration 
du  Théâtre,  peu  favorable  à  la  pièce.  Si  tous  les 

i5  spectateurs  n'avaient  pas  connu  d'avance  le  nom 
de  M.  Royou,  il  se  serait  certainement  manifesté 
quelque  surprise  parmi  eux,  quand  Michelot  est 
venu  leur  annoncer  que  le  Frondeur  était  de  l'au- 
teur de  Phocion  :  cette  surprise,  flatteuse   pour 


38         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

20  l'auteur,  ne  l'aurait  point  été  pour  sa  pièce  nou- 
velle; mais,  au  demeurant,  elle  eût  encore  été  pré- 
férable au  regret  qu'ont  éprouvé  les  vrais  amis  de 
M.  Royou,  en  l'entendant  nommer,  et  à  la  joie 
maligne  de  ses  ennemis. 

25  Ce  peu  de  mots  a  pu  faire  pressentir  notre  juge- 
ment sur  la  comédie  nouvelle  :  il  sera  sévère;  l'au- 
teur est  royaliste,  et  nous  voulons  donner  des 
gages  de  notre  impartialité.  Nous  |  ferons  donc 
pour  le  Frondeur  de  M.  Royou  ce  que  les  libéraux 

3o  n'ont  point  fait  pour  les  Femmes  politiques  de 
M.  Gosse  et  la  Fille  d'honneur  de  M.  Duval;  nous 
conviendrons  que  la  pièce  est  mauvaise?  Cet  aveu 
nous  coûte  peut-être  plus  qu'il  ne  coûterait  à  l'au- 
teur lui-même  :  cependant  nous  sommes  convain- 

35   eus  que  cette  franche  déclaration  ne  lui  nuira  pas; 

elle  doit  donner  une  haute  idée  de  son  caractère, 

et  ne  peut  diminuer  la  bonne  opinion  que  l'on  a 

de  son  talent. 

Personne  ne  niera  pourtant  que  l'auteur  n'ait  eu 

40  une  idée  neuve  et  peut-être  profonde  en  donnant  à 
son  Frondeur^  pour  mobile  secret,  l'ambition  :  ce 
caractère,  autrement,  n'aurait  été  qu'une  nuance 
du  Misanthrope.  Considéré  sous  ce  rapport  nou- 
veau, il  eût  pu  seul  fournir  une  comédie  en  cinq 

45  actes.  M.  Royou  n'a  pas  su  tirer  parti  de  la  mine 
féconde  qu'il  avait  découverte;  son  frondeur  am- 
bitieux n'a  pu  remplir  un  acte  qu'avec  le  secours 
de  quatre  amoureux  :  c'est  pour  nous  un  grand 
sujet  d'étonnement,  qu'un  caractère  conçu  d'une 

5o  manière  si  vaste  et  tracé  d'une  façon  si  mesquine. 

Dorival,  le  frondeur,  a  un  fils  et  une  fille;  Lisi- 

mon,  son  frère,  a  aussi  un  fils  et  une  fille.  Un 


î"    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  Sg 

double  amour  s'établit  entre  ces  quatre  cousins. 
Le  seul  obstacle  à  leur  mariage,  c'est  que  Dorival 

55  veut  être  ministre.  Ce  singulier  empêchement  tient 
plutôt  du  capricieux  que  du  frondeur  :  mais  pour- 
suivons. Dorival  reçoit  la  nouvelle  de  sa  prochaine 
promotion;  l'obstacle  devrait  cesser  :  point  du 
tout.  L'ambitieux  veut  faire  une  fête  de  l'hymen 

60  des  quatre  amants  :  nouveau  retard.  Tout  à  coup 
le  ministère  est  retiré  à  Dorival,  même  avant  sa 
nomination;  la  cause  de  ce  changement  de  fortune 
est  juste  et  naturelle.  Il  est  malheureux  que  ce  soit 
le  seul  res|sort  fourni   par  le  caractère  principal  [32] 

65  dans  tout  le  courant  de  la  pièce  :  Dorival  est  fron- 
deur; on  l'a  peint  calomniateur  et  méchant.  Ce 
trait  est  d'une  grande  vérité.  Voilà  l'ambitieux 
déçu  :  les  quatre  amants  reviennent  parler  à  Dori- 
val de  leur  mariage.  Dorival,  impatienté  comme 

70  tout  le  monde,  ajourne  la  cérémonie  à  quelques 
mois,  et  là-dessus  un  des  cousins  propose  aux  cou- 
sines de  les  enlever;  les  cousines,  qui  n'en  voient 
pas  la  nécessité,  se  fâchent,  et  le  public,  qui  pense 
comme   elles,  se  met  à  rire.  Enfin   le  frondeur 

75   s'amadoue,  et  tout  finit  par  un  mariage. 

Nous  ne  relèverons  pas  les  inconséquences, 
pour  ne  pas  dire  plus,  d'un  pareil  plan.  On  voit 
que,  grâces  aux  quatre  amants,  cette  comédie  est 
embrouillée  sans  être  intriguée.  Espérons  que  les 

80  changements  que  promet  l'auteur  feront  dispa- 
raître de  la  scène  M"'"  Bourgoin  et  Dupuis,  qui 
ont  beau  être  charmantes  :  Non  erat  hic  locus. 

C'est  avec  un  bien  vrai  plaisir  que  nous  nous 
hâtons  de  rendre  aussi  justice  au  style  de  cet  ou- 

85  vrage.  Le  dialogue  est  souvent  conduit  avec  esprit, 


40         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

et  l'on  remarque  beaucoup  de  verve  et  de  facilité 
dans  certains  passages.  Voici  un  vers  qui  nous 
semble,  par  sa  profondeur  et  sa  vérité,  digne  de 
notre  grand  comique.  Dorival,  se  croyant  ministre, 
90  cesse  ses  violentes  déclamations  :  «  Eh  bien,  te 
voilà  content,  lui  dit  Lisimon,  tu  n'as  plus  sujet 
de  fronder»;  le  frondeur,  que  l'on  croirait  embar- 
rassé, répond  : 

Il  faut  voir  s'ils  auront  l'esprit  de  me  garder. 

95       Ce  sont  là  de  ces  vers  qui,  suivant  l'expression 
de  Louis  XVI,  valent  toute  une  pièce. 

Nous  citerons  encore  quelques  fragments  d'une 
scène  où  |  le  caractère  du  frondeur  nous  a  paru  tracé  [331 
avec  vigueur  et  poésie,  qualités  bien  rares  aujour- 

100  d'hui  : 

LISIMON,  en  parlant  des  ministres. 

Nous  les  critiquons  tous,  et  nous  ferions  comme  eux. 

DORIVAL 

Tout  vous  parait  charmant... 

LISIMON 

Et  tout  vous  semble  affreux. 

DORIVAL 

J'ai  tort  et  reconnais  mon  extrême  injustice. 
Nous  sommes  trop  heureux,  il  nous  manquait  un  vice, 
io5       Un  seul!  je  crois. 

LISIMON 

Lequel? 


l"   LIVRAISON.  —   SPECTACLES.  4I 

DORIVAL 

L'hypocrisie. 

LISIMON 

Eh  bien  I 


Maintenant,  grâce  au  ciel,  il  ne  nous  manque  rien, 
Et  c'est  ainsi  qu'on  a  remplacé  le  scandale  : 
Mille  êtres  immoraux  nous  prêchent  la  morale; 
On  ne  voit,  d'autre  part,  qu'un  tas  de  flagorneurs, 

iio       Que  gens  déshonorés  qu'on  accable  d'honneurs, 
S'attachant  au  pouvoir,  jamais  à  la  personne. 
Estimant  l'or  fort  bon,  quelque  main  qui  le  donne, 
Et  n'estimant  que  lui.  Sur  les  murs  du  Palais, 
Si  vous  jetez  les  yeux,  sont-ils  plus  satisfaits? 

n5       Qui  ne  frémirait  pas  des  jugements  contraires 

Qu'on  voit  sortir  souvent  des  mêmes  sanctuaires? 

Quels  sont  ces  tribunaux  d'où  dépend  votre  sort?  [34] 

L'un  vous  juge  innocent,  l'autre  digne  de  mort; 

De  quel  côté  le  droit  et  duquel  l'injustice? 

120       Ils  peuvent  prononcer  au  gré  de  leur  caprice. 
Ou  suivant  leur  instinct,  et,  s'il  est  en  défaut, 
La  méprise  vous  peut  mener  à  l'échafaud. 
D'autres  fois  à  l'excès  on  pousse  l'indulgence  ; 
Un  lâche  assassinat  parait  sans  conséquence; 

125       L'accusé  l'a,  dit-on,  commis  sans  y  penser  : 
Absous  tout  d'une  voix,  il  va  recommencer  I 
Mais  laissons  le  Palais,  courons  à  la  séance. 
Où  les  représentants  font  assaut  d'éloquence  : 
Ah!  grand  Dieu  !  que  j'y  vois  de  bavards  assommants, 

i3o       Rhéteurs  fastidieux,  hérissés  d'arguments, 

Qui,  brûlant  d'étaler  leur  faconde  importune. 
Vingt  fois  en  un  seul  jour  assiègent  la  tribune. 


42         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Ces  derniers  vers   ont  frappé  juste.  Quelques 
libéraux,  qui  étaient  dans  la  salle,  ont  murmuré. 

i35  L'éclair  du  bel  esprit 

Sans  chaleur  étincelle,  et  la  verve  tarit. 
Nos  Racines  nouveaux,  nos  modernes  Corneilles, 
Le  long-  des  boulevards  étalent  leurs  merveilles  : 
Leur  scène  est  dans  un  antre  ou  dans  un  cabaret, 

140       Et  souvent  le  héros  est  un  coupe-jarret. 


Le  sexe  brille  seul  à  la  cour  d'Apollon, 
On  le  voit,  chaque  jour,  dans  le  sacré  vallon, 
Fatiguant  les  échos  de  ses  chants  romantiques. 
De  Pégase  aux  abois  presser  les  flancs  étiques. 

145       Voilà  des  vers  pleins  de  verve;  la  réponse  de 
Lisimon  n'est  pas  moins  remarquable  : 

LISIMON 

Les  Saphos  de  notre  âge 

Ne  sont  pas  à  l'abri  de  son  humeur  sauvage  ; 

Les  égards  qu'on  leur  doit  lui  semblent  inconnus;  [35]      : 

i5o       Et,  comme  Diomède,  il  eût  blessé  Vénus. 

Au  théâtre  il  refuse,  en  ses  jours  de  colère, 

A  Talma  l'énergie,  à  Mars  le  don  de  plaire. 

Ses  burlesques  arrêts  n'excitent  que  les  ris  ; 

Mais  de  douleur  parfois  il  fait  pousser  des  cris, 
i55       Enfonce  avec  fureur  les  traits  de  la  satire. 

Et  ne  saurait  parler,  si  ce  n'est  pour  médire; 

Que  s'il  était  en  place,  ah!  tout  irait  bien  mieux I 

Le  masque  du  frondeur  cache  un  ambitieux. 

Ce  vers  concis  et  énergique  renferme  toute  la 
160  pièce,  non  telle  qu'elle  est,  mais  telle  qu'elle  de- 
vrait être.  Nous  le  répétons,  le  style  de  M.  Royou 


1"    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  48 

est  souvent  celui  de  la  vraie  comédie.  Il  est  mal- 
heureux que  le  style  ne  suffise  pas.  Voltaire,  qui 
savait  comment  on  ne  fait  pas  la  bonne  comédie, 
i65   a  dit  depuis  longtemps  qu'il  faut  une  action 

Pour  achever  cette  œuvre  du  démon. 

H.  [V.  Hugo.] 


—  La  huitaine,  qui  vient  de  s'écouler,  a  été  favo- 
rable aux  théâtres  des  Boulevards.  A  l'Ambigu- 
Comique,  Calas,  mélodrame  ;  aux  Variétés,  les 
Vêpres odéonniennes\  à.  la  Porte-Saint-Martin,  Cadet 
Roussel  Prosida,  ont  obtenu  un  brillant  succès. 

—  On  répète  au  premier  Théâtre-Français  le 
Tibère  de  Chénier  et  le  Flatteur  de  M.  Gosse. 

—  Nous  venons  de  voir  au  second  Théâtre  Un 
Moment  d'Imprudence,  comédie  en  trois  actes  et  en 
prose,  de  MM.  Wafflard  et  Fulgence.  La  pièce  a 
réussi. 

—  Il  y  a  de  plus  à  l'étude,  les  Comédiens,  comédie 
en  cinq  actes  et  en  vers  de  M.  Casimir  Delavigne, 
et  Charles  le  Mauvais,  de  M.  Briffaut. 


VARIÉTÉS  f'*' 

NOUVELLES  LITTÉRAIRES 


ETC. 


j^%  On  vient  de  mettre  en  vente  deux  poèmes 
épiques  nouveaux.  L'un  est  de  M,  Lebrun  des 
Charmettes,  et  a  pour  titre  :  L'Orléanide,  et  pour 
sujet  Jeanne  d'Arc.  L'autre  intitulé  :  Solyme  con- 
5  quise  par  Titus,  est  de  M.  Desquiron  Saint-Agnan. 
Nous  rendrons  compte  de  ces  deux  ouvrages. 

^*^  Nous  avons  reçu  la  lettre  suivante,  et  pour 
remplir  les  intentions  de  notre  correspondant,  nous 
croyons  ne  rien  avoir  mieux  à  faire  que  d'insérer 
lo  sa  lettre  dans  le  Conservateur  littéraire.  On  y  trou- 
vera une  bonhomie  bien  rare  chez  nos  poètes  mo- 
dernes. 

«  Messieurs, 

»  J'ai  soixante  ans,  j'habite  la  province  où  je  suis 
i5  né,  et  je  n'aurais  probablement  jamais  quitté  la 
maison  paternelle  sans  un  motif  légitime.  Celui 
qui  m'amène  à  Paris  est  de  faire  imprimer  un 
poème  épique  en  vingt  chants,  de  deux  mille  vers 
chaque,  et  que  je  recommanderai  à  votre  bienveil- 
20  lance  lorsqu'il  sera  publié.  Il  est  intitulé  :  La  Con- 
quête de  l'empire  de  la  Chine  par  les  Tatars  V\4ant- 


1"  LIVRAISON.  —  VARIÉTÉS,  NOUVELLES,  ETC.      45 

chous.  Je  VOUS  fais  connaître  ce  litre,  dès  à  présent, 
afin  qu'à  l'occasion  vous  ayez  la  complaisance  de 
dire,  comme  cela  s'est  pratiqué  pour  tel  poème  que 

25   je  pourrais  citer  :  il  n'est  bruit  dans  tous  les  salons 
que  d'un  magnifique  poème  destiné  à  venger  la  France 
du  reproche  de  manquer  d'épopée,  c'est  à  |  qui  recevra  [37] 
l'auteur  pour  lui  entendre  lire  le  ig"  chant  de  son  su- 
perbe poème.  Vous  pourriez  même  ajouter  :  l'am- 

3o  bassadeur  de  S.  M.  l'empereur  de  la  Chine  en  ayant 
entendu  la  lecture,  et  après  avoir  pris  les  ordres  de 
sa  cour,  a  fait  remettre  à  l'auteur  une  tabatière  en  or 
enrichie  de  brillants  et  ornée  du  portrait  de  S.  M. 
chinoise.  Ces  petits  mensonges  ne  font  de  mal  à 

35  personne,  et  font  le  plus  grand  bien  à  un  pauvre 
auteur.  Vous  me  feriez  plaisir  d'annoncer  ensuite 
que  je  n'attends  plus  que  des  souscripteurs  pour 
mettre  au  jour  cet  important  ouvrage,  et  qu'on 
souscrit  chez  moi  pour  les  deux  volumes  qui  pa- 

40  raîtront  au  i""  janvier  182 1.  Le  prix  est  de  i5  francs 
payés  d'avance. 
«  Je  suis,  etc. 

«  Lelong, 

«  Poète  épique, 
45  «  Rue  du  Grand-Hurleur,  n*  110.  > 

^*^  M.  Delavigne,  auteur  des  Vêpres  Siciliennes, 
vient  de  recevoir  de  la  munificence  royale  une  pen- 
sion de  1.200  francs.  On  dit  qu'une  pareille  somme 
sera  partagée  entre  MM.  Ancelot  et  D...  d'Agen, 
5o  auteurs  des  deux  tragédies  de  Saint  Louis. 

,%  Les  cours  du  Collège  de  France  vont  bientôt 
recommencer  pour  la  jeunesse  studieuse.  Un  des 


40         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

rédacteurs  de  la  "Minerve,  que  l'on  crut  propre  a 
enseigner  la  poésie  latine,  parce  qu'il   a   fait  de 

55  mauvais  vers  français,  prépare  déjà  le  discours 
qu'il  doit  improviser  dans  cette  circonstance.  Ce 
professeur  faible  en  humanités,  mais  fort  en  libé- 
ralisme, ce  qui  vaut  bien  mieux  pour  expliquer 
l'Enéide,  ne  manquera  |  pas  de  parler  de  mission-  [38] 

6o  naires  à  propos  de  pius  Eneas.  11  ne  laissera  point 
passer  la  description  de  la  tempête  qu'essuie  le  fils 
d'Anchise,  sans  faire  une  touchante  allusion  au 
vaisseau  de  l'état  battu  par  l'orage,  car  des  vents 
ennemis  soufflent  sur  la  loi  des  élections. 

65       ^**  A  vendre.  —  Fonds  de  littérature. 

Un  homme  de  lettres,  connu  par  de  nombreuses 
productions,  désire  vendre  son  cabinet. 

On  y  trouve  une  collection  complète  de  docu- 
ments sur  toutes  les  parties  des  connaissances 
70  humaines,  extraits  des  meilleurs  auteurs,  et  copiés 
sur  de  petits  carrés  de  papier  qui  sont  enfilés  par 
ordre  de  matières  dans  de  petites  broches  de  fer. 
Le  détail  de  quelques-unes  de  ces  broches  fera 
connaître  cette  précieuse  collection. 

75   Broche  des  oiseaux. 

Id.      des    poissons,    le   grand  serpent  de  mer 

compris, 
Id.      des  roses. 
Id.       des  coutumes  anglaises. 
8o       Id.       des  Flibustiers. 

Id.      des  chiens  célèbres,  Munito  et  le  chien  de 
Terre-Neuve  y  viennent  d'être  ajoutés. 
Id.       de  la  vertu  conjugale  depuis  Lucrèce. 


r'  LIVRAISON.   —  VARIÉTÉS,  NOUVELLES,  ETC.      47 

Broche  du  désintéressement;  broche  peu  garnie. 
85       Id.      de  la  bravoure.  (Cet  article,  comprenant 
les  campagnes  de  toutes  les  armées  fran- 
çaises, occupe  plusieurs  broches.) 
Id.      de  la  cuisine  des  anciens,  etc.,  etc. 

L'homme  le  moins  intelligent  peut,  à  l'aide  d'un 
90   répertoire,  et  sans  peine,  confectionner  de  suite 
tous  les  ou|vrages  d'éducation  et  autres  qui  lui  se-  [39J 
raient  commandés.  Il  suffit  de  copier  textuellement 
à  la  suite  les  uns  des  autres  les  documents  con- 
servés sur  ces  petites  broches  à  l'article  demandé. 
95       L'homme  de  lettres  qui  désire  vendre  ce  fonds 
de  littérature  n'a  pas  employé  d'autre  moyen  pour 
la  confection  des  nombreux  ouvrages  qui  lui  ont 
été  commandés  et  dont  aucun  n'est  resté  invendu. 
On  pourra  traiter  avec  lui  de  divers  ouvrages 
100  qu'il  a  à  fournir,  et  dont  il  désirerait  sous-affermer 
la  fourniture. 

S'adresser  à  M.  Ch'"  Boneau,  rue  des  Mauvaises- 
Paroles,  n°  I. 


CAUSE  CÉLÈBRE 

Un  Mercure,  né  le  17  juillet  1819,  a  hérité  comme 
on  sait  d'un  Mercure  mort  le  3i  janvier  1818;  il  se 
préparait  à  hériter  encore  de  la  vieille  Minerve, 
que  lui  et  tout  le  public  croyaient  morte  depuis 
quelque  temps,  lorsqu'un  acte  vigoureux  est  venu 
lui  révéler  à  ses  dépens  l'existence  de  la  terrible 


48         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

déesse  ;  celle-ci,  furieusede voirs'enfuirlesabonnés, 
et  ne  sachant  ce  qui  les  effrayait,  puisqu'elle  a  eu 
soin  de  cacher  les  serpents  de  sa  Gorgone  sous  le 

lo  bonnet  de  police  de  M.  E.  et  le  bonnet  de  liberté  de 
M.  T.*,  s'est  imaginé  qu'ils  étaient  attirés  ailleurs, 
et  que  le  Mercure  ressuscité  voyait  revenir  à  lui 
les  fidèles.  Le  fait  paraissait  assez  plausible,  car  on 
sait  que  Mercure  s'amuse  à  voler  aux  dieux  leurs 

i5   bestiaux.  Là-dessus,  dame  Minerve  a  tenu  conseil; 
d'abord   elle  a   agi  envers  l'Hermès  de  nouvelle 
fa|brique,  comme  Ninon  envers  le  fils  deGourville  [40] 
(dans  le  Dépositaire)  ;  elle  a  voulu  lui  apprendre  à 
vivre.  Hermèsarépondu,commeZamoreàGusman, 

20  en  lui  offrant  de  lui  apprendre  à  mourir.  Dame 
Minerve  n'ayant  pas  besoin  de  leçon  en  cette  ma- 
tière, après  avoir  chanté  tant  d'exploits,  s'est  vue 
contrainte  d'en  rédiger  un,  comme  dit  M.  E.;  en 
conséquence,  un  huissier  est  allé,  de  la  part  de 

25  dame  Minerve,  annoncer  au  pseudo  Mercure,  qu'il 
était  accusé  d'avoir  frauduleusement  soustrait  à  la 
dite  dame  la  succession  du  défunt  Mercure,  se 
composant  de  souscripteurs,  lecteurs,  etc.,  dont  la 
plaignante  était  seule  et  légitime  héritière.  A  ces 

3o  causes,  etc. 

L'inculpé  soutient  qu'il  est  innocent,  et  que  le 
jour  n'est  pas  plus  pur  que  ses  registres  d'abonne- 
ment ;  au  reste,  il  prouvera  qu'il  n'a  recueilli  d'autre 
succession   du    trépassé ,   que   les   trois   mots  de 

35   l'énigme,  charade  et  logogriphe  insérés  dans  le 
numéro  du  3i  janvier  1818. 
Un  magistrat,  professeur  célèbre,  et  juge  ignoré, 


1.  Etienne  et  Tissot. 


1"'  LIVRAISON.   —  VARIETES,  NOUVELLES,  ETC.       49 

qui   est   remonté  après  avoir  descendu,  décidera 
dans  cette  affaire  de  légitimité. 
40       Dame  Minerve,  demanderesse,  allègue  qu'elle 
n'est  autre  chose  que  le  Mercure  sans  culotte. 

Sire  Mercure,  défendeur,  prétend  que,  loin  de 
descendre  du  Mercure,  dame  Minerve  est  sortie 
tout  armée,  non  du  cerveau,  mais  des  antichambres 
45   de  Jupiter-Scapin. 
Non  nostrum... 


DEUXIEME  LIVRAISON 

(Décembre  1819.) 


POÉSIE 


LES  VIERGES  DE  VERDUN' 

ODE 

Couronnée  en  1819  par  l'Académie  des  Jeux-Floraux. 

Et  les  vierges  de  la  vallée  d'Oahrarn  vinrent 
à  moi,  et  elles  me  dirent  :  Ctiante-nous, 
parce  que  nous  étions  innocentes  et  fidèles. 
(GuD-En,  poète  persan.) 


Pourquoi  m'apportez-vous  ma  lyre, 
Spectres  légers,  que  voulez-vous? 
Fantastiques  beautés,  ce  lugubre  sourire 
M'annonce-t-il  votre  courroux? 

I.  Henriette,  Hélène  et  Agathe  Watrin,  filles  d'un  officier 
supérieur;  Barbe  Henri,  Sophie  Tabouillot,  et  plusieurs  au- 
tres jeunes  filles  de  Verdun  furent  traduites  devant  le  Tribu- 


Publ.  dans  le  Recueil  des  Jeux  Floraux  de  1819  (Texte  iden- 
tique), et,  avec  quelques  variantes  dans  les  Odes  de  1822 
(Ode  ni).  L'édition  définitive  de  1829  reproduit  à  peu  près  le 
texte  de  1822,  avec  cette  épigraphe  nouvelle  : 

Le  prêtre  portera  l'étole  blanche  et  noire 

Lorsque  les  saints  flambeaux  pour  vous  s'allumeront; 

Et  de  leurs  longs  cheveux  voilant  leur  front  d'ivoire 

Les  jeunes  filles  pleureront.  (A.  Guirauo.) 

Une  lettre  de  Victor  Hugo  à  Pinaud  (Correspondance,  p.  356) 
donne  quelques  variantes  intéressantes.  De  même  l'édition 
de  l'Imprimerie  nationale  publiée  par  M.  Gustave  Simon 
(d'après  une  version  manuscrite).  —  Je  cite  ces  leçons  diver- 
ses :  édition  originale  de  1822  (A),  édition  définitive  de  1829 
(Z)),  leçons  manuscrites  (M),  jeux  floraux  (/F) 


54         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

5  Sur  vos  écharpes  éclatantes 

Pourquoi  flotte  à  longs  plis  ce  crêpe  menaçant? 
Pourquoi  ces  verts  festons  sur  ces  chaînes  pesantes, 
Et  ces  roses  teintes  de  sang? 

Retirez-vous  :  rentrez  dans  les  sombres  abîmes...  [42] 

lo   Ah,  que  me  montrez- vous?...  quels  sont  ces  trois  tombeaux? 
Quel  est  ce  char  affreux  surchargé  de  victimes? 
Quels  sont  ces  meurtriers  tout  couverts  de  lambeaux? 
J'entends  des  chants  de  mort;  j'entends  des  cris  de  fête. 
Cachez-moi  le  char  qui  s'arrête!... 
i5    Un  fer  lentement  tombe  à  mes  regards  troublés; 
J'ai  vu  couler  du  sang...  Est-il  bien  vrai,  parlez! 
•Qu'il  ait  rejailli  sur  ma  tête? 

nal  révolutionnaire,  comme  coupables  d'avoir  présenté  des 

c  fleurs  aux  Prussiens,  lors  de  leur  entrée  en  cette  ville.  Les 
trois  premières,  qui  seules  font  le  sujet  de  cette  Ode,  étaient 
accusées,  en  outre,  d'avoir  distribué  de  l'argent  et  des  se- 
cours aux  émigrés.  Une  loi  de  sang  puni>ïsait  de  mort  ce  sin- 
gulier genre  de  délit.  Fouquier-Tainville,  charmé  de  la  beauté 

./  des  trois  vierges,  leur  fit  insinuer  qu'il  tairait  cette  dernière 
partie  de  l'accusation,  si  elles  écoutaient  des  propositions  in- 
jurieuses à  leur  honneur.  Elles  refusèrent,  furent  condamnées 
et  traînées  à  la  mort  avec  vingt-neuf  habitants  de  Verdun. 
La  plus  âgée  de  ces  trois  sœurs  avait  dix-sept  ans. 

o  Barbe  Henri,  Sophie  Tabouillot,  et  leurs  compagnes,  parmi 
lesquelles  se  trouvaient  des  enfants  de  treize  à  quatorze  ans, 
furent  condamnées  au  carcan,  et  à  vingt  ans  de  détention  à 

r    la  Salpétrière.  Le  Directoire  leur  rendit  la  liberté.  (C.  L.) 


7  A  Pourquoi  sur  ces  festons  ces  chaînes  insultantes; 
D  Pourquoi  sur  des  festons  —  12  A,  D  meurtriers  couverts 
d'impurs  lambeaux 

j  D  des  trois  jeunes  filles  —  r  DaTts  te  recueil  des  Jeux  Flo- 
raux, la  note  est  ainsi  complétée  :  Voyez  les  mémoires  de  Bert, 
de  Mollaville,  l'histoire  de  la  Révolution  par  Lacretelle,  les 
archives  du  Tribunal  révolutionnaire,  etc.,  etc. 


2'    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  55 

Venez-vous  dans  mon  âme  éveiller  le  remord? 
Ce  sang...  je  n'en  suis  point  coupable! 
■2<->   Fuyez,  vierges;  fuyez,  famille  déplorable  : 
Lorsque  vous  n'étiez  plus,  je  n'étais  pas  encor. 
Qu'exigez-vous  de  moi>  J'ai  pleuré  vos  misères. 
Dois-je  expier  les  crimes  de  mes  pères? 
Pourquoi  troublez-vous  mon  repos? 
u5    Pourquoi  m'apportez-vous  ma  lyre  frémissante? 
Demandez-vous  des  chants  à  ma  voix  innocente, 
Et  des  remords  à  vos  bourreaux? 

Vous  serez  satisfaits,  mânes  chers  à  l'histoire  : 
Je  veux  consacrer  vos  regrets  : 
;mi   Heureux  si  ce  trépas  qui  vous  comble  de  gloire 
N'était  la  honte  des  Français! 
Mais  non  :  quand  ma  patrie  en  a  paru  complice. 
Elle  a  désavoué  le  jour  de  leur  supplice 

Par  de  longs  jours  d'épouvante  et  de  deuil. 
:-!5  Déchire-toi,  voile  des  âges  ! 

France,  avec  moi  reviens  à  ce  siècle  d'orages, 
Gémir  encor  sur  leur  cercueil. 

Sous  ces  murs  entourés  de  gardes  menaçantes 
Siège  le  sombre  tribunal. 
4     L'accusateur  se  lève,  et  ses  lèvres  tremblantes 
S'agitent  d'un  rire  infernal. 
C'est  Tainville  :  on  le  voit,  au  nom  de  la  patrie,  [43 

Convier  aux  forfaits  cette  horde  flétrie 
D'assassins,  juges  à  leur  tour  : 
45  Le  besoin  du  sang  le  tourmente; 


2.2  A,  D  Doi.s-je  donc  expier  —  28  En  A  un  trait  marque  une 
seconde  partie.  En  D  le  chiffre  II  —  28-87  Strophe  supprimée  en 
A  et  D  —  38  J.  F  entouré  ;  D  Sousdes  murs  ;  A,  D  entour(is  de 
cohortes  sanglantes 


56  LE    CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

Et  sa  voix  homicide  à  la  hache  fumante 
Désigne  les  têtes  du  jour*. 

Il  parle  :  ses  licteurs  vers  l'enceinte  fatale 
Traînent  les  malheureux  que  sa  bouche  signale; 
5o   Les  portes  devant  eux  s'ouvrent  avec  fracas; 
Et  trois  vierges,  de  grâce  et  de  pudeur  parées. 

De  leurs  compagnes  entourées. 

Paraissent  parmi  les  soldats. 
Le  peuple,  qui  se  tait,  frémît  de  son  silence  : 
55    II  plaint  son  esclavage  en  plaignant  leurs  malheurs, 

Et  repose  sur  l'innocence 
Ses  regards  las  du  crime  et  troublés  par  ses  pleurs. 

Eh  quoi!  quand  ces  beautés  lâchement  accusées 
Vers  ces  juges  de  mort  s'avançaient  dans  les  fers, 

60   Ces  murs  n'ont  pas,  croulant  sous  leurs  voûtes  brisées. 
Rendu  les  monstres  aux  enfers! 
Que  faisaient  nos  guerriers?...  Leur  vaillance  trompée 
Prêtait  au  vil  couteau  l'appui  de  leur  épée  ; 
Ils  sauvaient  ces  bourreaux  qui  souillaient  leurs  combats. 

65    Hélas!  un  même  jour,  jour  d'opprobre  et  de  gloire, 
Voyait  Moreau  monter  au  char  de  la  victoire, 
Et  son  père  au  char  du  trépas'. 


1.  Fouquier-Tainville,  accusateur  public,  réuni -sait  à  cette 
horrible  fonction  celle  non  moins  horrible  de  marquer  les 
soixante  ou  quatre-ving-ts  têtes  qui  devaient  tomber  chaque 
jour.  (C.  L.) 

2.  Moreau  enlevait  à  des  ennemis  supérieurs  en  nombre 
l'île  de  Gazand  et  le  fort  de  l'Écluse  le  jour  où  son  vieux  père 
marchait  à  l'échafaud.  (C.  L.) 


49  A,  D  que  sa  fureur  signale  —  63  A,  D  le  secours  de  l'épée 

b  D  fonction  le  privilège  non   moins  —  d  D  chaque  jour  à 
Paris  — f  D  l'île  Cazan 


2'    LIVRAISON.   —    POÉSIE.  bj 

Quand  nos  chefs  entourés  des  armes  étrangères, 

Couvrant  nos  cyprès  de  lauriers, 
70   Vers  Paris  lentement  reportaient  leurs  bannières, 
Frédéric  sur  Verdun  dirigeait  ses  guerriers. 
Verdun,  seul  boulevard  de  la  France  opprimée,  [44] 

D'un  roi  libérateur  crut  saluer  l'armée. 

En  vain  tonnaient  d'horribles  lois  : 
75   Verdun  se  revêtit  de  sa  robe  de  fête, 

Et,  libre  de  ses  fers,  vint  offrir  sa  conquête 

Au  monarque  vengeur  des  rois*. 

Alors,  vierges,  vos  mains  (ce  fut  là  votre  crime) 
Des  festons  de  la  joie  ornèrent  les  vainqueurs. 
80  Ahl  pareilles  à  la  victime, 

La  hache  à  vos  regards  se  cachait  sous  des  fleurs. 

a  t.  Verdun  brûlait  d'ouvrir  ses  portes  au  roi  de  Prusse. 
L'intrépide  commandant  résista  durant  trois  jours  aux  ins- 
tances des  habitants  et  aux  menaces  de  Frédéric-Guillaume. 

d    Forcé  enfin  de  capituler,  il  se  brûla  la  cei"velle.  (C.  L.) 


68-70  M  : 

Quand  i\os  phalanges  égarées 
Jusque  dans  leur  erreur  moissonnant  des  lauriers 
Ueculaienl  vers  Paris  d'ennemis  entourées 

Ces  3  vers  constituent  la  leçon  primitive.  Les  Jeux  Floraux  ou 
M.  Pinaud  n'en  étant  pas  satisfaits,  V.  Hugo  leur  proposa  le 
choix  entre  deux  autres  textes  (Corr.,  p.  356)  :  l'un  de  ceux-ci 
est  le  texte  définitivement  adopté  ;  voici  Vautre  : 

Quand  nos  phalanjces  mutilées 
Jetant  sur  nos  cyprès  l'o  nbre  de  leurs  lauriers 
Reculaient  vers  Paris  par  le  nombre  accablées 

72  A,  D  Verdun  premier  rempart  de 

d  D  ajoute  à  la  note  cette  phrase  :  Ce  brave  se  nommait 
Beaurepaire.  L'honneur  français  ne  s'est  jamais  démenti  dans 
les  camps 


58         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Ce  n'est  pas  tout  :  quand,  pour  sauver  la  France, 
Nos  bannis,  affrontant  la  mort  et  l'indigence, 
Combattaient  nos  tyrans  encor  mal  affermis, 
K5  Vous  avez  plaint  de  si  nobles  misères; 

Votre  or  a  secouru  ceux  qui  furent  nos  frères, 
Et  n'étaient  pas  nos  ennemis. 

Quoi!  ce  trait  glorieux,  qui  trahit  leur  belle  àme. 
Sera  donc  l'arrêt  de  leur  mort  1 

Mais  non,  l'accusateur,  que  leur  aspect  enflamme. 
Tressaille  d'un  honteux  transport. 

Il  veut,  vierges,  au  prix  d'un  affreux  sacrifice. 

En  taisant  vos  bienfaits,  vous  ravir  au  supplice  ; 

Il  croit  vos  chastes  coeurs  par  la  crainte  abattus. 

Du  mépris  qui  le  couvre  acceptez  le  partage  ; 

Souillez-vous  d'un  forfait,  l'infâme  aréopage 
Vous  absoudra  de  vos  vertus. 


9<^ 


9^ 


82 .4,  Z)  Ce  n'est  pas  tout  :  hélas  !  sans  chercher  la  vengeance 
—  83  A,  D  Quand  nos  bannis,  bravant  la  mort—  85  A,  D  Vos 
nobles  cœurs  ont  plaint  de  si  nobles  —  88-97  Dans  la  Corres- 
pondance, p.  365,  deux  versions  de  cette  strophe  proposées  par 
Hugo  à  M.  Pinaud  pour  remplacer  un  texte  primitif  que  nous 
ne  connaissons  pas.  La  première  nous  donne  tj-ois  vers  nouveaux, 
les  autres  étant  conformes  au  texte  définitif  : 

Ce  dernier  trait  suffit  :  leur  bonté  les  condamne. 

Mais  non  !  L'arbitre  de  leur  son 
Tainville,  à  leur  aspect  brûlant  d'un  l'eu  profane 
Tressaille... 

La  seconde  est  tout  entière  conforme  au  texte  adopté,  sauj 
pour  les  vers  gS  et  g6  : 

De  vos  jours  Tainville  est  l'arbitre. 

Souillez-vous  d'un  forfait  :  le  monstre  à  ce  seul  titre 

Vous  absoudra... 

Pour  ces  deux  vers,  gS  et  g6,  une  troisième  version  dans  les 
notes  de  l'édition  Simon  (M)  : 

Rendez-vous  dig-nes  de  Tainville. 
Soui)le;.-vous  d'un  forfait,  le  monstre  alors  tranquille 
Vous  absoudra... 


1'    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  Sg 

Répondez-moi,  vierges  timides, 
Qui,  d'un  si  noble  orgueil  arma  ces  yeux  si  doux? 
Qui  fit  rouler  dans  vos  regards  humides 

Les  pleurs  généreux  du  courroux? 

Je  le  vois  à  votre  courage  :  [45] 

Quand  le  lâche  oppresseur  dont  la  voix  vous  outrage 
N'eût  pas  offert  la  honte  en  offrant  son  bienfait, 
Coupables  de  pitié  pour  des  Français  fidèles, 
Vous  n'auriez  pas  voulu,  bravant  des  lois  cruelles. 

Nier  un  si  noble  forfait. 

C'en  est  donc  fait,  sous  la  lugubre  enceinte 
A  retenti  l'arrêt  dicté  par  la  fureur. 
Dans  un  muet  murmure,  étouffé  par  la  crainte. 
Le  peuple,  qui  l'écoute,  exhale  son  horreur. 
Regagnez  des  cachots  les  sinistres  demeures, 

O  vierges!  encor  quelques  heures... 
Ah!  priez  sans  effroi,  votre  âme  est  sans  remord. 

Coupez  ces  longues  chevelures. 
Où  la  main  d'une  mère  enlaçait  des  fleurs  pures 
Sans  voir  qu'elle  y  mêlait  les  pavots  de  la  mort. 

Bientôt  ces  fleurs  encor  pareront  votre  tête  : 

Les  anges  vous  rendront  ces  symboles  touchants; 

Votre  hymne  de  trépas  sera  l'hymne  de  fête 

Que  les  vierges  du  ciel  rediront  dans  leurs  chants. 

Vous  verrez  près  de  vous,  dans  ces  chœurs  d'innocence, 

Charlotte  au  cœur  d'airain,  qui  vous  vengea  d'avance'; 

I.  L'année  précédente  Charlotte  Corday  avait  tué  Marat, 
l'un  de  ceux  qui  contribuèrent  le  plus  puissamment  à  faire 
adopter  la  loi  contre  ceux  qui  secouraient  des  émigrés.  (C.  L.) 


loo  A,  D  Dites,  qui  fit  rouler  —  io3  A,  D  Quand  l'oppresseur 
qui  vous  outrage  —  io6  A,  D  devant  des  lois  cruelles  —  io8 
A,  D  fait  :  déjà  sous  la  lugubre —  i23  D  Charlotte,  autre  Ju- 
dith, qui 

t>  A,  D  Tun  des  représentants  qui  —  c  i>  les  émigrés 


6o         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Elisabeth,  cet  ange  de  nos  bords; 
125    Et  Sombreuil,  qui  trahit  par  ses  pâleurs  soudaines 
Le  sang  glacé  des  morts  circulant  dans  ses  veines; 
Et  Gazette  enviant  le  prix  de  ses  efforts*. 

Ici,  par  de  nouveaux  prodiges. 
Les  spectres  effrayaient  mes  yeux  épouvantés  : 
i3o   Ils  balançaient  sur  moi,  parmi  d'affreux  prestiges,  [46] 

De  longs  linceuls  ensanglantés. 
Les  trois  tombeaux,  le  char,  les  échafauds  funèbres 

M'apparurent  dans  les  ténèbres  ; 
Tout  rentra  dans  la  nuit  des  siècles  révolus  : 
i35   Les  vierges  avaient  fui  vers  la  naissante  aurore; 
Je  me  retrouvai  seul,  et  je  pleurais  encore 

Quand  ma  lyre  ne  chantait  plus. 

V.-M.  Hugo. 

a  I.  M"*  Cazotte  ne  put  parvenir  à  sauver  son  père,  bonheur 
qu'acheta  M""  de  Sombreuil,  en  buvant  un  verre  de  sang. 
Longtemps  après  encore  on  l'a  vue  pâlir  et  tressaillir  au  seul 
souvenir  de  cet  horrible  et  héroïque  effort,  qui  détruisit  sa 

c  santé,  et  la  laissa  pour  sa  vie  sujette  à  de  douloureuses  con- 
vulsions. (C.  L.) 


124  A,  D  Cazotte,  Elisabeth  si  malheureuse  en  vain  —  127 
A.  D  Martyres  dont  l'encens  plaît  au  martyr  divin  —  128  En 
A  un  trait;  en  D,  III.  —  128  A,  D  Ici  devant  mes  yeux  erraient 
des  lueurs  sombres  —  129  A,  D  Des  visions  troublaient  mes 
sens  épouvantés  —  i3o  A,  D  Les  spectres  sur  mon  front  ba- 
lançaient dans  les  ombres  —  D  donne  la  date  :  Octobre  i8i8. 

a-b  A  M'"  de  Sombreuil  acheta  le  bonheur  de  sauver  son 
père  en  buvant  —  d  D  horrible  et  sublime  effort 


L'AVARICE  ET  L'ENVIE 


COiNTE 


L'Avarice  et  l'Envie,  à  la  marche  incertaine. 
Un  jour  s'en  allaient  par  la  plaine 
Chez  un  méchant  ou  chez  un  fou. 
Chez  vous  ou  chez  quelqu'autre,  ou  chez  moi-même... 
f  Elles  allaient  je  ne  sais  où,  [En  somme 

Comme  le  héron  du  bonhomme. 
Bien  que  sœurs,  ces  monstres  hideu.x 
Ne  s'aiment  pas;  aussi,  tout  le  long  de  la  route, 
Sans  se  parler,  ils  cheminaient  tous  deux. 
i((  L'Avarice,  le  dos  en  voûte, 

E.xaminait  ce  coffre  hasardeux 

Pour  qui  sans  cesse  elle  redoute. 
L'Envie  aussi  l'examinait  sans  doute. 
Comptant  tous  les  écus  dans  son  coffre  entassés, 
i5  Chemin  faisant,  dame  Avarice, 

Se  répétait,  pour  son  supplice, 
«  Je  n'en  ai  point  encore  assez.  » 
De  son  côté  l'Envie  au  regard  louche. 
Lorgnant  cet  or,  objet  de  tous  ses  soins, 
■20  Disait,  en  se  tordant  la  bouche  : 

«  Elle  en  a  trop,  car  j'en  ai  moins.  » 


Reproduit  dans  Victor  Hugo  raconté  (R)  —  Quelques  va- 
riantes d'après  le  manuscrit  dans  l'édition  Simon1(M) 

I-»".  ^f  Un  jour  ^a^•a^ice  et  l'envie 

Couple  aux  humains  toujours  latal. 
Couple  dont  la  fureur  n'est  jamais  assouvie 

L'une  de  bien,  l'autre  de  mal, 
Sortaient,  je  crois,  de  chez  un  défunt  cardinal. 
Pour  aller  d'un  vieu.x  prêtre  empoisonner  la  vie. 

12  R  Pour  qui  toujours 


62  LE   CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

Chacune  à  sa  façon  méditait  sur  ce  coffre  : 
Désir  soudain  à  leurs  yeux  s'offre. 
Désir,  ce  dieu  puissant,  qui  seul  peut  exaucer  [47] 

25  Tous  les  souhaits  qu'on  lui  veut  adresser. 

Désir  dit  aux  deux  soeurs  :  «  Mesdames, 
»  Je  suis  galant,  vous  êtes  femmes, 
»  Choisissez  donc  tout  ce  qu'il  vous  plaira, 
»  Trésors,  honneurs,  et  cœtera; 
3o  »  Surtout  expliquons-nous  sans  trouble  ; 

»  La  première  qui  parlera 
»  Aura  tout  ce  qu'elle  voudra  : 
»  La  seconde  en  aura  le  double.  » 
Vous  jugez  dans  quel  embarras 
35  Ce  discours  mit  nos  deux  luronnes  ; 

Avares,  envieux,  que  faire  en  un  tel  cas? 
Chacune  des  deux  sœurs  en  murmurait  tout  bas  : 
«  Que  me  font,  ô  Désir,  tes  trésors,  tes  couronnes? 
»  Que  m'importe  ces  biens  que  m'accorde  ta  loi? 
40  »  Un  autre  en  aura  plus  que  moi.  » 

Et  chacune,  à  ce  mot  funeste. 
D'hésiter,  sans  savoir  pourquoi. 
Le  Désir,  dieu  léger  et  leste, 
Les  donne  au  diable,  jure,  peste, 
45  Et  s'indigne  de  rester  coi. 

L'Envie  enfin,  toujours  implacable  et  cruelle, 
Regarde  sa  sœur  en  grondant, 
Puis  tout  à  coup  se  décidant  : 
«  Que  l'on  m'arrache  un  œil,  dit-elle.  » 

V.  d'Auverney.  [Victor  Hugo.] 


I 


24  R  ce  dieu  galant  —  27   R  en  murmura  —  M  donne  la 
date  :  i"  novembre  1817. 


LITTERATURE  ANGLAISE 


WALTER  SCOTT 

L'OFFICIER  DE  FORTUNE 

LA  FIANCÉE  DE  LAMMERMOOR 

[Leuwenhoëck,  ce  savant  qui  parvint  à  découvrir 
que  les  yeux  de  certains  insectes  avaient  dix-sept 
mille  facettes,  (aimait  beaucoup  la  littérature,  même  [48] 
celle  que  tant  de  nos  fiers  esprits,  qui  n'ont  rien 
5  découvert,  nomment  frivole.  Il  lisait  des  vers,  des 
romans  et  des  traités  de  morale.  Le  bon  Hollan- 
dais ne  s'amusait  pas  à  fixer  ses  sensations,  pour 
motiver  ses  jugements.  Quand  il  avait  parcouru  un 
mauvais  livre  (il  s'en  imprimait  dans  son  temps 

lo  presqu'autant  que  dans  le  nôtre),  il  éprouvait  un 
malaise  dont  il  ne  se  rendait  compte  qu'en  disant  : 
C'est  comme  si  le  premier  venu  voulait  me  prouver 
que  le  contour  polyédrique  de  l'œil  d'un  papillon  n'a 
que  dix  faces. 

i5  Bien  des  gens  ne  verront  dans  ce  mot  que  la 
boutade  d'un  savant  et  d'un  Hollandais;  il  nous 
semble  qu'on  peut  y  voir  quelque  chose  de  plus. 


Dans  Littéralitre  et  Philosophie  mêlées ,  quatre  fragments  de 
cet  article  ont  été  conservés  isolément.  T.  I,  p.  i52,  i63,  i68, 
169.  —  Entre  crochets  les  passages  qui  ont  été  sacrifiés. 


64         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Ce   malaise  de  Leuwenhoëck,  nous  l'éprouvons 
tous  à  la  lecture  d'un  mauvais  ouvrage.   Et,  en 

20  effet,  l'ouvrage  n'est  mauvais  que  parce  que  les 
peintures  sont  des  lieux-communs  qui  ne  nous 
rappellent  point  ce  que  nous  avons  vu,  et  les  per- 
sonnages, d'autres  lieux-communs,  qui  ne  nous 
rappellent  en  rien  ce  que  nous  sommes.  La  médio- 

25  crité  se  croit  trop  grande  pour  imiter;  elle  invente 
sans  avoir  observé.  Le  mot  du  Hollandais  est  tout 
entier  là-dedans.  Un  bon  peintre  ne  travaillera 
jamais  sans  modèle;  un  mauvais  peintre  n'y  re- 
garde pas  de  si  près.  De  tous  nos  écrivains,  le  plus 

3o  imitateur,  et  peut-être  aussi  le  plus  original,  c'est 
La  Fontaine.  Nous  vivons  pourtant  dans  un  temps 
où  l'ineptie  présomptueuse  prend  l'ignorance  et 
l'étourderie  pour  de  l'originalité;  avec  cette  can- 
deur, on  fait  gémir  les  presses,  spéculer  les  librai- 

35  res,  et  parler  le  monde.  La  foule  admire,  l'homme 
de  goût  s'étonne  en  secret  de  l'énorme  bêtise  du 
siècle,  et  l'ineptie  se  croit  du  talent.  Au  fait,  en 
est-elle  bien  loin  ?  —  L'ineptie  est  aveugle  :  le 
talent  observe;  et,  en  vérité,  voilà  toute  la  diffé- 

40  rence. 

Charron  disait  :  Faites  plus  de  notes  et  moins  de  [49] 
livres. 

Courage  donc  :  oui,  il  suffit  d'observer.  Joignez 
à  cela  le  génie,  qui  crée;  l'imagination,  qui  sait 

45   peindre;  vous  serez  un  grand  écrivain,  vous  pourrez 
faire  les  Martyrs.  —  Courage.] 
Combien  de  malheureux^  qui  auraient  pu  mieux 


47-59  Littérature  et  Philosophie  mêlées;  fragment  sans  titre, 
I,  p.  168. 


■s    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   ANGLAISE.  65 

faire,  se  sont  mis  en  tête  d'écrire,  parce  qu'en  fer- 
mant un  beau  livre,  ils  s'étaient  dit  :  J'en  pourrais 

5t.  Jaire  autant!  Et  cette  réflexion-là  ne  prouvait  rien, 
sinon  que  l'ouvrage  était  inimitable.  En  littérature, 
comme  en  morale,  plus  une  chose  est  belle,  plus 
elle  semble  facile  :  [les  monstruosités  seules  (et  la 
médiocrité  littéraire  en  est  une  des  plus  communes) 

55  nous  répugnent.]  Il  y  a  quelque  chose  dans  le  cœur 
de  l'homme  qui  lui  fait  prendre  quelquefois  le 
désir  pour  le  pouvoir  :  c'est  ainsi  qu'il  croit  aisé 
de  mourir  comme  d'Assas  ou  d'écrire  comme 
Voltaire. 

{k)       [Sans  nous  en  apercevoir,  nous  venons  de  faire 

un  magnifique  éloge  des  écrits  de  sir  Walter  Scott. 

Celui-là  a  observé  avant  de  peindre;  celui-là  fait 

dire  à  tous  ceux  qui  l'ont  lu  :  J'en  ferais  autant! 

Ce  dernier  éloge,  qui  paraît  peu  de  chose  dans 

65  notre  bouche,  est  beaucoup  dans  un  siècle  où  l'on 
a,  en  général,  si  bonne  opinion  de  soi. 

Sir  Walter  Scott  n'était  connu  en  France,  il  y  a 
quelques  années,  que  d'un  petit  nombre  de  gens 
instruits  :  il  n'avait  fait  que  des  poèmes. 

7*'  Sir  Walter  Scott  partage  aujourd'hui,  dans  un 
certain  monde,  la  célébrité  des  Paccard  et  des 
Ducray-Duminil  :  il  a  fait  des  romans. 

Nous  nous  hâtons  d'ajouter,  pour  réparer  le  tort 
que  pourraient  lui  faire  de  pareils  admirateurs  et 

75   de  pareils  |  collègues,  que  ses  romans  n'ont  fait  [50] 
qu'accroître,  parmi  les  gens  de  goût,  sa  réputation, 
qui  est  aujourd'hui  de  la  gloire.  Et,  en  effet,  les 
dix  plus  médiocres  pages  du  moins  bon  d'entre  eux, 
valent  mieux  que  bien  de  longs  poèmes  publiés 

80  depuis  trois  ans.] 

5 


66         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Si  un  sot  parvient  à  la  célébrité,  il  ne  lâche  plus 
deux  pages  de  son  écriture  sans  les  protéger  de 
son  nom,  espérant  que  sa  réputation  fera  celle  de 
son  livre,  tandis  que  souvent  celle  de  son  livre 

85  défait  la  sienne.  L'homme  de  mérite,  dès  qu'il  est 
arrivé  à  la  gloire,  évite  de  décorer  de  son  nom  les 
nouveaux  écrits  qu'il  livre  au  public.  Il  a  assez 
d'orgueil  pour  savoir  que  son  nom  influerait  sur 
l'opinion,  et  assez  de  modestie  pour  ne  le   pas 

90  vouloir.  Il  aime  à  redevenir  ignoré,  pour  se  mé- 
nager, en  quelque  sorte,  une  nouvelle  gloire.  Nous 
voyons  des  fanfarons,  dans  ces  guerriers  d'Homère, 
qui  préludaient  au  combat  en  déclinant  leurs  noms 
et  leurs  généalogies  ;  nous  trouvons  des  héros  dans 

95  ces  chevaliers  français  qui  combattaient  la  visière 
baissée,  et  ne  découvraient  le  visage  qu'après  que 
le  bras  avait  été  reconnu. 

[C'est  ainsi  que  W.  Scott  est  entré  dans  la  lice. 
L'auteur  de  la  Dame  des  Lacs  n'est  point  venu  re- 

[00  commander  à  ses  lecteurs  les  T*uritains  d'Ecosse. 
Il  a  caché  son  nom  célèbre  sous  le  nom  obscur  de 
Jedediah  Cleishbotham,  maître  d'école  et  sacris- 
tain de  la  paroisse  de  Gandercleugh.  L'<'uvrage  a 
fait  du  bruit  :  les  éditions  et  les  traductions  se 

(o5  sont  succédées.  Jedediah  ne  s'en  est  point  tenu  à 
ce  premier  succès.  Guf-'Mannering,  l'Antiquaire, 
Wawerley  ont  mérité  àW.  Scott  un  beau  triomphe  : 


81-97  Littéral,  et  philos,  mêlées,  I,  p.  i63.  Précédé  de  cette 
phrase  :  Walter  Scott  cache  son  nom  sous  le  nom  de  Jedediah 
Cleishbotham.  Je  ne  vois  pas  pourquoi  on  l'en  blâme. 

86  évite  quelquefois  de  décorer  —  91-92  II  y  a  quelque  chose 
de  fanfaron  dans  ces 

94-95  ce  sont  des  héros  plus  vrais,  ces  chevaliers 


2"   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   ANGLAISE.  6/ 

il  a  été  deviné.  Cependant,  il  a  continué  de  s'enve- 
lopper obstinément  du  voile  que  la  curiosité  pu- 

iio  blique  avait  soulevé.  'T{ob-roy  et  la  Prison  d'Edim- 
bourg, qui  parurent  il  y  a  quelques  mois,  l'Officier  [51| 
de  fortune  et  la  Fiancée  de  Lammermaor,  que  nous 
annonçons  aujourd'hui,  portent  tous  le  nom  et  les 
titres  du  Sacristain  de  Gandercleugh. 

ii5  Voltaire,  interrogé  par  une  marquise  célèbre,  ne 
put  analyser  le  plan  d'Alzire.  Nous  nous  garderons 
donc  d'analyser  aucun  des  ouvrages  dont  nous 
venons  de  parler  :  cette  entreprise  serait  au-dessus 
de  nos  forces.  D'ailleurs,  nous  ennuierions  ceux 

i2()  qui  les  ont  lus,  et  nous  pourrions  dégoûter  les 
autres. 

Walter  Scott,  doué  d'une  imagination  vive,  a 
beaucoup  appris  et  beaucoup  observé.  Ses  fictions 
sont  toutes  fondées  sur  des  réalités.  11  connaît  les 

125  lieux  qu'il  décrit  et  les  événements  qui  s'y  sont 
passés.  Dans  ses  romans,  tout  ce  qui  n'est  pas  vrai 
est  vraisemblable,  et  quand  ce  n'est  plus  l'histoire 
des  hommes  que  vous  lisez,  c'est  toujours  celle  du 
cœur  humain.  Ses  caractères  sontbien  tracés  et  bien 

i3o  soutenus;  et  si  quelques-uns  de  ses  personnages 
sont  pris  dans  une  nature  un  peu  bizarre,  ils  n'en 
sont  pas  moins  dans  la  nature.  La  Bohémienne 
Merrillies  et  le  ^Bedesman  du  roi\  Edie  Ochiltree 
la  Vieille  Elspeth  et  VEnfanl  de  la  V\tiit,  Ranald, 

i:^5  offrent  des  exemples  frappants  de  ce  que  nous 
avançons.  Chacun  d'eux  a  de  l'homme  tout  ce  que 
ses  mœurs  lui  permettent  d'en  avoir;  et  c'est  la 


i.   Sorte  de  mendiants  privilégiés,  reconnaissables  à  leur 
robe  bleue.  (C.  L.) 


68         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

peinture  vivante  de  ces  mœurs  qui  répand  sur  les 
romans  de    sir  W.   Scott   une  singulière    teinte 

140  d'originalité. 

Nous  avons  adopté  l'usage  de  beaucoup  citer 
quand  nous  rendons  compte  d'un  ouvrage;  par  là 
l'auteur  se  fait  connaître,  le  critique  justifie  ce 
qu'il  avance,  et  le  lecteur  juge.  |  Ce  principe,  vrai  [52| 

145  en  général,  souiTre  une  exception  à  l'égard  de 
W.  Scott.  W.  Scott  est  destiné  d'ailleurs,  comme 
tous  les  hommes  peu  ordinaires,  à  faire  exception 
à  bien  des  règles.  Ce  n'est  pas  sans  de  mûres  ré- 
flexions que  nous  nous  sommes  décidés  à  ne  rien 

i5o  citer  de  cet  auteur,  et  nous  espérons  que  ceux 
qui  l'ont  lu  partageront  là-dessus  notre  opinion.] 
Quand  un  écrivain  a  pour  qualité  principale  l'ori- 
ginalité, il  perd  toujours  à  être  cité.  Ses  peintures 
et  ses  réflexions,  dictées  par  un  esprit  organisé 

i55  d'une  façon  particulière,  veulent  être  vues  à  la 
place  où  l'auteur  les  a  disposées,  précédées  de  ce 
qui  les  amène,  suivies  de  ce  qu'elles  entraînent. 
Liées  à  l'ouvrage,  la  couleur  uniforme  des  parties 
concourt  à  l'harmonie  de  l'ensemble;  détachées  du 

160  tout,  cette  même  couleur  devient  disparate  et  forme 
une  dissonance  avec  tout  ce  dont  on  l'entoure. 
Le  style  du  critique,  qui  doit  être  simple  et  cou- 
lant, présente  un  contraste  avec  le  style  hardi  et 
souvent  brusque   de   l'auteur  original.   C'est  un 


i5i!-i66  Littéral,  et  Philos,  mêlées,  I,  p.  i52. 
■  i53  il  perd  souvent  quelque  chose  à  —  i58  la  couleur  bien 
appareillée  des  parties. 

162-166  et  coulant,  et  qui  est  maintefois  plat  et  commun, 
présente  un  contraste  choquant  avec  le  style  large,  hardi  et 
souvent  brusque  de  l'auteur  original.  Une  citation   de   tel 


2'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   ANGLAISE.  69 

i65  diable  de  Michel -Ange  dans  un  intérieur  de 
Drolling. 

[Nous  nous  bornerons  à  recommander  au  petit 
nombre  de  personnes  qui  n'ont  pas  lu  Walter 
Scott,    et   à   rappeler  aux   autres   la   peinture   de 

170  l'orage  dans  l'Antiquaire,  et  la  description  de  la 
bataille  du  pont  de  Bothwell  dans  les  Puritains. 
Nous  ne  connaissons  pas  de  scène  plus  terrible 
que  l'interrogatoire  que  Glaverhouse  fait  subir  à 
Morton,    en   présence   d'Edith   {Puritains),  et  de 

175  pantomime  plus  plaisante  que  celle  du  palefrenier 
de  l'aubergiste  Binkerton  reconnaissant  la  passe  de 
Daddy-Rat,  ce  fameux  surveillant  des  routes  {Prison 
d Edimbourg).  W.  Scott  a  un  grand  art;  il  excite  le 
rire,  il  émeut  la  pitié  presqu'en  même  temps,  et  la 

180  transition  paraît  si  naturelle,  que  le  contraste  est 
insensible.  Son  pinceau,  sûr  et  exercé,  saisit  toutes 
les  nuances  distinctives  des  objets  |  semblables  ou 
qui  semblent  tels  à  des  yeux  vulgaires.  Le  contre- 
bandier Hasteraick  {Guy-Mannering)  ne  ressemble 

i85  en  rien  au  contrebandier  Mucklebacket  (l'Anti- 
quaire); la  Bohémienne  de  l'Astrologue  est  en  tout 
différente  de  la  sorcière  de  Lammermoor  ;  et  cette 
plume,  qui  avait  retracé  avec  une  hideuse  énergie 
les  sanguinaires  discussions  des  chefs  presbyté- 

190  riens,  vient  de  reproduire,  avec  la  même  impi- 
toyable vérité,  les  honteux  débats  des  Lords  du 
Conseil  privé  d'Ecosse.] 


grand  poète  ou  de  tel  grand  écrivain  encadrée  dans  la  prose 
luisante,  récurée  et  bourgeoise  de  tel  critique,  c'est  un  effet 
pareil  à  celui  que  ferait  une  figure  de  Michel-Ange  au  milieu 
des  casseroles  trompe-roeil  de  M.  Drolling. 


70         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Sir  W.  Scott  est  Ecossais  :  ses  romans  suffiraient 
pour  nous  l'apprendre.  Son  amour  exclusif  pour 

195  les  sujets  écossais  prouve  son  amour  pour  l'Ecosse; 
passionné  pour  les  vieilles  coutumes  de  sa  patrie, 
il  se  dédommage,  en  les  peignant  fidèlement,  de 
ne  pouvoir  plus  les  suivre  avec  exactitude;  et  son 
admiration  religieuse  pour  le  caractère  national, 

■200  éclate  jusque  dans  sa  complaisance  à  en  détailler 
les  défauts.  Une  Irlandaise,  lady  Morgan,  s'est 
offerte,  pour  ainsi  dire,  comme  la  rivale  naturelle 
de  Walter  Scott,  en  s'obstinant,  comme  lui,  à  ne 
traiter  que  des  sujets  nationaux';  mais  on  a  cru 

2o5  remarquer  dans  ses  écrits  beaucoup  plus  d'amour 
pour  la  célébrité  que  d'attachement  pour  son  pays, 
et  beaucoup  moins  d'orgueil  national  que  de  vanité 
personnelle.  Lady  Morgan  paraît  peindre  avec 
plaisir  les   Irlandais;  mais   il  est  une  Irlandaise 

-i(,  qu'elle  peint  surtout  et  partout  avec  enthousiasme; 
et  cette  Irlandaise,  c'est  elle.  Miss  O'Hallogan  dans 
O'^onnell,  et  lady  Clancare  dans  Florence  Mac- 
carthy,  ne  sont  autre  chose  que  lady  Morgan  flattée 
par  elle-même.  [Si  la  noble  modestie  de  sir  Walter 

■'2\b  Scott  le  rend  bien  supérieur,  sous  le  rap|port  mo-  (54] 
rai,  à  lady  Morgan,  la  mâle  vigueur  de  son  talent 
ne  lui  assure  pas  moins  d'avantages  sur  elle,  sous 


1.  Il  faut  en  excepter  toutefois  son  roman  sur  la  France. 
(C.  L.) 


193-241  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  I,  p.  169-171. 
198  avec  religion,  et  son  admiration  pieuse  pour  le  carac- 
tère —  2o5  mais  il  y  a  dans  ses  écrits 


2'    LIVRAISON".  —    LITTERATURli   ANGLAISE.  Jï 

le  rapport  littéraire.]  II  faut  le  dire,  auprès  de  ses 
tableaux  pleins  de  vie  et  de  chaleur,  les  croquis  de 

:^2  .  lady  Morgan  ne  sont  que  de  pâles  et  froides  es- 
quisses. Les  romans  historiques  de  cette  dame  se 
laissent  lire;  les  histoires  romanesques  de  l'Ecos- 
sais se  font  admirer.  La  raison  en  est  simple  : 
lady  jVlorgan  a  assez  de  tact  pour  observer  ce  qu'elle 

■^2T  voit,  assez  de  mémoire  pour  retenir  ce  qu'elle  ob- 
serve, et  assez  de  finesse  pour  rapporter  à  propos 
ce  qu'elle  a  retenu  :  sa  science  ne  va  pas  plus  loin. 
Voilà  pourquoi  ses  caractères,  bien  tracés  quel- 
quefois, ne  sont  jamais  soutenus  :  à  côté  d'un  trait 

:^:^f.  dont  la  vérité  vous  frappe,  parce  qu'elle  l'a  copié 
sur  la  nature,  vous  en  trouvez  un  autre  choquant 
de  fausseté,  parce  qu'elle  l'invente.  Walter  Scott, 
au  contraire,  conçoit  un  caractère  après  n'en  avoir 
souvent  observé  qu'un  trait;  il  le  voit  dans  un  mot, 

2?^  et  le  pemt  de  même.  Son  excellent  jugement  fait 
qu'il  ne  s'égare  point,  et  ce  qu'il  crée  est  presque 
toujours  aussi  vrai  que  ce  qu'il  observe.  Quand  le 
talent  est  poussé  à  ce  point,  il  est  plus  que  du 
talent.  Aussi,  nous  oserons  réduire  le  parallèle  en 

240  deux  mots  :  Lady  Morgan  est  une  femme  d'esprit; 
Sir  W.  Scott  est  un  homme  de  génie.  [Nous  sommes 
persuadés  que  l'on  dira  un  jour  :  Sterne  et  W.  Scott, 
comme  on  dit  déjà  aujourd'hui  :  Montesquieu  et 
Chateaubriand. 

245  On  nous  reprochera  peut-être  d'avoir  plutôt,  dans 
cet  article,  cherché  à  donner  une  idée  des  ouvrages 
de  Walter  Scott,  en  général,  que  de  ses  deux  der- 


2j8-2i9    auprès  des  tableaux,  pleins  de  vie  et  de  chaleur, 
de  Scott  —  229  ne  sont  pas —  23g  aussi  peut-on  réduire. 


72         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

niers  romans  en  particulier.  Nous  ne  chercherons 
pas  à  éviter  ce  reproche,  et  nous  avouerons  que  tel 

25o  a  été  en   effet  notre   but.   Les   deux   romans  de 
W.  Scott,  que  nous  annonçons,  sont  fort  inférieurs 
à  tout  ce  qu'il  a  publié  jusqu'ici.  Cet  écrivain  a 
dû  I  nécessairement  épuiser  le  champ  dont  il  ne  [55] 
veut  pas  sortir.  Il  a  peint  le  caractère  écossais  sous 

255  toutes  ses  faces;  aussi  va-t-il  s'arrêter,  dans  l'im- 
possibilité d'aller  plus  loin.  Le  défaut  de  l'OJficier 
de  Fortune  est  de  ne  point  présenter  de  personnage 
principal  :  les  figures  sont  toutes  également  bien 
dessinées;  mais  il  n'en  est  aucune  qui  se  détache 

260  assez  des  autres  pour  attacher  les  regards.  Dugald- 
Dalgetty  attire  et  trompe  l'intérêt;  Menteith 
l'éveille  et  ne  le  soutient  pas;  AUan  Mac-Aulay 
ne  séduit  que  l'imagination  ;  Montrose  ne  plaît 
qu'à  l'esprit.  Dans  la  Fiancée  de  Lammermoo?-  on 

265  trouve  des  détails  charmants  et  des  peintures  ad- 
mirables; mais  Rawenswood  est  peut-être  un  peu 
trop  fier,  Lucie  un  peu  trop  douce,  et  Caleb  un 
peu  trop  rigoureux  dans  son  singulier  point  d'hon- 
neur. En  somme,  si  Walter  Scott  a  cessé  d'être 

270  fécond,  il  n'a  point  cessé  d'être  original.] 

M.  [Victor  Hugo] 


LITTERATURE  FRANÇAISE 


LA  JÉRUSALEM  DELIVREE 

Traduite  en  vers  français,  par  M.  BAOUR-LORMIAN. 


Homère  et  Virgile  ont  agrandi  de  tout  leur  talent 
les  divinités  du  paganisme;  tous  deux  ils  avaient 
choisi  leur  sujet  dans  ces  temps  héroïques  où  la 
force  et  la  vertu  étaient  les  seules  qualités  distinc- 
5  tives  des  hommes.  Le  Tasse  a  consacré  son  génie 
à  la  louange  du  vrai  Dieu;  il  a  chanté  des  héros 
pris  dans  les  temps  chevaleresques  (temps  hé- 
roïques de  l'époque  moderne).  La  Muse  de  Sion 
s'éleva  belle  |  et  radieuse  du  sein  de  l'ignorance,  [5( 

10  et  son  premier  essor  atteignit  presque  à  la  hauteur 
du  trône  du  vieil  Homère;  et  comme  le  père  de  la 
poésie  antique,  l'Homère  chrétien  expia  son  bril- 
lant génie  par  une  vie  errante  et  misérable. 
La  France  avait  pendant  quelque  temps  offert 

i5  un  asile  au  chantre  de  Godefroy,  et  c'est  en  France, 
du  vivant  du  Tasse,  que  parut  la  première  traduc- 
tion de  la  Jérusalem. 

Depuis,  tant  en  vers  qu'en  prose,  d'autres  se 
sont  succédées  en  assez  grand  nombre,  et  cepen- 

20  dant  on  en  attend  encore  une  en  vers  ;  celle  en 


74  LE    GOiNSERVATEUR    LITTERAIRE. 

prose  de  M.  Lebrun  (duc  de  Plaisance)  ne  laisse 
rien  à  désirer. 

Michel  Coras,  Sablon,  Watelet,  Colardeau  et 
La  Harpe  ont  essayé  de  traduire  le  Tasse  en  vers. 

■2T'  Les  deux  premiers  sont  oubliés  ;  Watelet  manquait 
de  verve;  Colardeau,  plus  poète,  brûla  son  travail 
poussé  jusqu'au  septième  chant;  La  Harpe  est  resté 
dans  ses  essais  au-dessous  de  ce  qu'on  attendait 
de  lui. 

3o       Enfin  Clément  a  publié  en  seize  chants  une  imi- 
tation des  \ingt  chants  de  la  Jérusalem,  convaincu, 
dit-il,  de  1  impossibilité  d'une  traduction  littérale 
de  ce  beau  poëme. 
Vient  ensuite  M.  Baour-Lormian,  que  cette  im- 

35   possibilité  n'a  heureusement  point  arrêté. 

Déjà,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  il  fit  impri- 
mer une  traduction  complète  delà  Jérusalem,  ainsi 
que  le  prouve  cette  épigramme,  attribuée  à  Lebrun 
(Ecouchard). 

40  Ci-gît  Baour-Lormian,  le  Tasse  de  Toulouse, 

Qui  mourut  in-quarto,  qui  remourut  in-douze. 

Il  paraît  même  qu'il  remourut  encore  in-S";  car 
nous  en  possédons  une  édition  de  ce  format. 

Cet  essai  d'un  jeune  homme  ne  fut  pas  jugé  par 
45   tout  le  I  monde  aussi  sévèrement  que  par  Lebrun;  [57] 
M.  Baour  l'a  retouché  et  l'offre  aujourd'hui  au  pu- 
blic. 

D'avance  sa  traduction  a  été  prônée;  d'avance, 

un  monarque,  ami  des  lettres,  a  comblé  le  poète 

5o  de  ses  faveurs;  d'avance  enfin  la  vente  de  l'ouvrage 

a  été  assurée  par  une  souscription  promptement 

remplie  :  il  ne  s'agit  plus  que  de  juger. 


2'    LIVRAISON.  —    LITTERATURE    FRANÇAISE.         yS 

M.  Baour  a  profité  habilement  des  travaux  de  ses 
devanciers  :  il  a  fait  de  nombreux  emprunts  à  La 

r5  Harpe  et  à  Clément;  aussi  pourrait-on  s'étonner 
que  -M.  Baour  qui,  de  son  propre  aveu,  est  le  meil- 
leur de  nos  poètes  vivants,  ne  se  soit  pas  senti  en- 
flammé de  la  généreuse  envie  de  ne  rien  devoir 
qu'à  lui  seul.  Gela  nous  fait  concevoir  une  bonne 

("m.  idée  de  sa  modestie,  et  si  l'on  eût  avoué  ces  petits 
plagiats  dans  une  des  nombreuses  notes  dont 
M.  Trognon  a  augmenté  les  trois  volumes  de  la 
traduction,  nous  n'aurions  aucun  reproche  à  adres- 
ser à  M.  Baour.  Mais  s'il  a  voulu  faire  une  traduc- 

(jf  tion  du  Tasse  avec  celles  des  autres  traducteurs, 
il  pouvait  s'épargner  ce  soin  et  en  charger  M.  Ai- 
gnan,  qui  a  déjà  si  bien  traduit  Homère. 

On  trouve  dans  la  Jérusalem  française,  avec  les 
qualités  de  style  qui  ont  fait  une  si  juste  réputation 

70  à  M.  Baour,  ces  mêmes  défauts  qui  l'ont  jusqu'à 
présent  empêché  de  rien  produire  de  véritablement 
beau.  Une  grande  clarté,  des  coupes  savantes,  un 
usage  bien  entendu  du  mécanisme  de  la  versifica- 
tion, toujours  de  l'harmonie  et  une  élégance  sou- 

75  tenue,  voila  les  belles  parties  de  son  talent.  On  lit 
ses  vers  avec  plaisir,  mais  d'où  vient  qu'on  ne  les 
retient  pas?  Jamais  une  pensée  neuve  ne  se  trouve 
cachée  sous  ce  ramage  mélodieux,  rarement  un  de 
ces  vers  frappés  qui  étonnent  à  la  fois  par  leur  jus- 

80  tesse  et  par  leur  énergie;  on  rencontre  dans  ses 
ouvrages  des  phrases  poétiques,  du  |  nombre,  des 
tournures  heureuses;  mais  on  y  chercherait  vaine- 
ment de  ces  expressions  qui  décèlent  l'homme  de 
génie,  de  ces  expressions  créées  par  le  poète,  et 

85  que  ne  fait  pas  le  versificateur. 


76         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

M.  Baour  a  bien  jugé  son  talent  en  le  dirigeant 
vers  une  traduction  :  l'art  de  créer  lui  manque: 
mais  il  sait  revêtir  de  brillantes  couleurs  les  créa- 
tions étrangères. 
90  Malgré  de  nombreux  défauts,  sa  traduction  de  la 
Jérusalem  est  celui  de  ses  ouvrages  qui  lui  fait  le 
plus  d'honneur,  et  ce  qu'elle  a  gagné  à  être  re- 
touchée fait  espérer  qu'elle  gagnera  encore  beau- 
coup, s'il  veut  se  décider  à  la  revoir  de  nouveau 
95   avec  attention  et  sévérité. 

Le  Tasse  se  distingue  surtout  par  un  style  concis 
et  rempli  d'idées;  l'élégance  que  cherche  si  soi- 
gneusement M.  Baour  a  dû  lui  faire  rejeter  cette 
concision  qui  fait  le  principal  mérite  du  Tasse. 
100  Aussi  est-il  rare  qu'il  ait  traduit  fidèlement  son 
auteur.  Il  a  plutôt  imité;  et,  quoique  dans  son  pre- 
mier chant  il  n'ait  employé  que  sept  cent  douze 
vers  pour  traduire  les  sept  cent  vingt  de  la  Jérusa- 
lem^ nous  ne  pouvons  y  voir  qu'une  paraphrase  de 
io5  l'italien.  Il  a  délayé  plusieurs  parties,  abrégé  plu- 
sieurs autres,  et  omis  un  grand  nombre;  on  y 
trouve  quelque  chose  de  chaque  octave,  mais  rare- 
ment une  octave  entière. 

Des  citations  feront  connaître  la  justesse  de  nos 
no  observations. 

On  connaît  la  première  strophe  de  la  Jérusa- 
lem : 

Canto  l'armi  pietose,  e'I  capitano,  etc. 

Cet  exorde  est  un  modèle;  il  renferme  toutes  les 
ii5   beautés  exigées  :  simplicité,  concision,  noblesse. 
Voici  comment  M.  Baour  a  traduit  : 


2'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         77 

Je  chante  les  exploits  de  la  pieuse  armée. 

Et  ce  héros  français,  vainqueur  dans  l'Idumée, 

Qui,  de  l'antique  foi  rallumant  le  flambeau, 

120  Du  fils  de  l'Éternel  délivra  le  tombeau. 

Après  de  longs  revers  supportés  avec  gloire. 
Son  génie  et  son  bras  forcèrent  la  victoire. 
En  vain,  pour  s'opposer  à  ses  vastes  projets. 
Et  l'Asie  et  l'Afrique  armèrent  leurs  sujets; 

12?  Tout  le  peuple  infernal,  échappé  de  l'abîme. 

En  vain  lui  disputa  les  remparts  de  Solime; 
Favorisé  du  Ciel,  au  milieu  de  leurs  rangs 
Enfin  il  ramena  ses  compagnons  errants. 

Ces  vers  sontélégants  et  harmonieux;  mais  pour- 
i3o  quoi  en  a-t-il  fallu  quatre  à  M.  Baour  pour  traduire 
les  deux  premiers  du  Tasse?  Pourquoi  parler  de 

...  Ce  héros  français,  vainqueur  dans  l'Idumée, 
Qui  de  l'antique  foi  rallumant  le  flambeau... 

Il  n'y  en  a  pas  un  mot  dans  litalien,  et  ces  vers 
i35   appartiennent  en  entier  à  M.  Baour.  Le  Tasse  a  dit 
seulement  :  et  le  capitaine,  el  capilano. 

Les  deux  suivants  rendraient  l'original,  si,  au 
lieu  de  :  revers  supportés  avec  gloire,  il  y  avait  : 
supportés  dans  une  glorieuse  conquête,  ce  qui  est 
140  dift'érent. 

Encore  quatre  vers  pour  en  traduire  deux  du 
Tasse  : 

E  invan  l'inferno  a  lui  s'oppose,  etc. 

Les  deux  premiers  sont  bons,  mais  où  le  traduc- 
145   teur  a-t-il  vu  dans  ces  mots  si  simples  En  vain  f  en- 
fer s'arma  contre  lui  (nous  nous  servons  de  la  tra- 
duction de  AL  Lebrun),  ces  vers  ronflants  : 


78  LE   CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

Tout  le  peuple  infernal,  échappé  de  l'abîme, 
En  vain  lui  disputa  les  remparts  de  Solime. 

i5o       Tout  ce  détail  était  inutile  dans  l'exorde.  [80] 

Favorisé  du  Ciel,  au  milieu  de  leurs  rangs 
Enfin  il  ramena  ses  compagnons  errants 

serait  bien,  si,  au  lieu  de  :  au  milieu  de  leurs  rangs, 
hémistiche  inintelligible,  était  remplacé  [sic]  par  les 

i55  saints  étendards,  qui  indiquent  la  cause  du  combat. 
Cette  citation  sert  à  justifier  notre  critique;  mais 
si  M.  Baour  a  trop  délayé  le  Tasse  dans  cette  pre- 
mière strophe,  il  s'en  est  montré  le  digne  rival  dans 
les  seize  vers  suivants,  qui  traduisent  les  deuxième 

i6o  et  troisième  strophes  : 

O  toi,  qui  sur  le  mont  illustré  par  la  fable. 
Ne  te  couronnes  pas  d'un  laurier  périssable, 
Qui,  mariant  ta  voix  aux  cantiques  des  cieux, 
Ceins  de  l'or  des  soleils  ton  front  religieux, 

i65         Muse,  vierge  divine,  à  toi  je  m'abandonne; 

Viens,  inspire  mes  chants,  et  toutefois  pardonne 
Si  dans  ces  grands  tableaux  j'orne  la  vérité 
D'une  grâce  étrangère  à  ta  simple  beauté. 
Tu  sais  que,  du  Parnasse  adoptant  les  mensonges, 

170         Les  vulgaires  mortels  se  bercent  de  vains  songes, 
Et  que,  s'enveloppant  de  poétiques  fleurs, 
La  vérité  séduit  et  subjugue  les  cœurs. 
Ainsi  l'enfant  repousse  une  boisson  amére; 
Mais  de  la  coupe  alors,  par  les  soins  d'une  mère, 

175         Si  d'un  miel  savoureux  le  bord  est  humecté, 
Heureusement  déçu,  l'enfant  boit  la  santé. 

M.  Baour  a  rendu  avec  une  précision  bien  diftl- 
cile  pour  un  poète  français  les  détails  techniques 


2"    LIVRAISON.  —   LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         79 

de  la  marche  de  Godefroy.  Aussi  avons-nous  été 
i8o  surpris  de  voir  qu'il  ait  échoué  dans  le  dénombre- 
ment des  croisés,  dénombrement  fameux,  dans 
lequel  le  Tasse  s'est  montré  supérieur  à  Homère 
et  à  Virgile.  M.  Baour  a  même  laissé  échapper 
quelques  fautes  |  de  traduction  qui  pourraient  don-  [61] 
i85  ner  à  penser  qu'il  n'entend  pas  bien  l'italien.  Ici  ce 
sont  les  fantassins  de  Toulouse  qu'il  transforme  en 
cavaliers,  et  là  des  cuirasses  de  fer  poli  qu'il  traduit 
par  ce  vers  : 

Leur  armure  éblouit  par  sa  magnificence. 

190  M.  Baour  a  négligé  de  traduire  la  quatre-vingt- 
deuxième  octave  du  premier  chant,  à  moins  qu'il 
ne  veuille  en  présenter  comme  traduction  les  deux 
vers  suivants  : 

Ces  bruits  tumultueux,  confusément  semés, 
19b  Traversent  et  la  ville  et  les  champs  arlarmés. 

La  description  de  Jérusalem  est  poétiquement 
tracée,  et  les  moindres  détails  y  sont  rendus  avec 
une  élégance  et  une  précision  remarquables.  Ce 
morceau,  que  nous  regrettons  de  ne  pouvoir  citer 

2o<)  à  cause  de  son  étendue,  restera  gravé  dans  la  mé- 
moire des  amis  de  la  belle  poésie,  comme  l'admi- 
rable description  qu'en  a  tracée  M.  de  Chateau- 
briand. 
Nous  avons  dit  que  les  caractères  du  style  de 

'jo5  M.  Baour  n'étaient  pas  l'énergie  et  la  concision; 
cependant  c'est  avec  un  vrai  plaisir  que  nous  citons 
les  vers  suivants,  quoiqu'ils  semblent  nous  dé- 
mentir. ' 


80         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Les  ambassadeurs  du  Soudan  d'Egypte  sont  de- 
2IO  vant  Godefroy;  il  a  répondu  au  discours  d'Alète  : 

Il  se  tait  à  ces  mots  ;  mais  ce  noble  langage 

Allume  au  cœur  d'Argant  le  dépit  et  la  rage. 

D'une  sombre  fureur  ses  lèvres  ont  frémi. 

«  Eh  bien!  puisqu'en  ce  jour,  de  toi-même  ennemi, 
2i5    »  Tu  refuses  la  paix  que  mon  maître  désire, 

»  A  tes  vœux  imprudents  c'est  à  nous  de  souscrire  : 

>  Aux  hasards  des  combats  va  donc,  cours  t'exposer, 

»  Et  ne  vois  pas  l'écueil  oCi  tu  viens  te  briser.  » 

Alors  il  forme  un  pli  dans  sa  robe  flottante,  [62] 

220    L'oftre  à  Bouillon,  élève  une  voix  insultante  : 

«  Toi  qu^  les  grands  périls  n'épouvantent  jamais, 

»  Tiens,  ici  je  t'apporte  ou  la  guerre  ou  la  paix; 

»  Choisis,  mais  à  l'instant.  »  Ce  discours,  cette  audace, 

Indignent  des  héros  peu  faits  à  la  menace. 
225    Sans  consulter  le  chef  dont  ils  suivent  les  lois. 

Un  seul,  un  même  cri  part,  s'échappe  à  la  fois  : 

Guerre!...  «  Eh  bien!  vous  l'aurez,  leur  répond  l'infidèle, 

»  Et  vous  l'aurez  sanglante,  implacable,  éternelle  : 

»  Je  la  déclare  à  vous,  à  vos  derniers  neveux; 
23o    »  Votre  choix  est  le  mien,  et  comble  tous  mes  vœux.  » 

A  ces  mots,  secouant  sa  robe  qui  s'étale. 

Le  pli  s'ouvre,  et  du  sein  de  la  robe  fatale 

On  dirait  que  la  mort,  la  discorde  en  fureur. 

Le  carnage  hideux,  l'épouvante,  l'horreur, 
235    Et  des  pâles  esprits  toute  la  foule  immonde. 

S'élancent  à  la  fois  pour  ravager  le  monde. 

Comme  aux  antiques  jours  apparut  ce  mortel 

Dont  l'orgueil  éleva  les  créneaux  de  Babel; 

Tel,  effrayant  les  yeux  de  son  aspect  horrible, 
240   S'offrait  le  Sarrasin,  debout,  pâle  et  terrible. 

Ces  vers  sont  beaux,  aussi  beaux  que  ceux  du 
Tasse;  et  quand  nous  les  avons  lus,  nous  avons  été 


l*    LIVRAISON'.  —    LITTLRATL'RE    FRANÇAISE.         8l 

réellement  affligés  de  voir  que  M.  Baour  ait  cru 
devoir  recourir  à  La  Harpe  et  à  Clément  pour 

•^45  achever  sa  traduction  :  car,  il  faut  l'avouer,  ce  se- 
rait un  travail  bien  long  que  de  noter  tous  les  vers 
pillés  que  renferme  le  premier  volume  seulement. 
Tantôt  c'est  une  période  entière,  tantôt  deux  ou 
trois  vers;  à  chaque  vers,  presque,  un  hémistiche 

25u  d'emprunt,  et  quand  on  n'a  pas  osé  s'emparer  de 
l'hémistiche,  on  n'a  pas  dédaigné  la  rime.  Nous 
lisons  dans  Clément  : 

DISCOURS  D'ISMEN  A  ALADIN,  page  372. 

Tout  ce  qu'on  peut  attendre  et  d'un  chef  et  d'un  roi, 
Tu  l'as  fait,  et  déjà  tout  est  prévu  par  toi  : 
255    Que  notre  ardeur  réponde  à  ta  haute  prudence;  [63] 

Et  c'est  vers  son  tombeau  que  l'ennemi  s'avance. 
Pour  moi,  qu'en  tes  remparts  appelle  ton  danger, 
Autant  que  je  le  puis,  je  veux  le  partager,  etc. 

M.  Baour  traduit  : 

26<.)   Tout  ce  qu'on  peut  attendre  et  d'un  chef  et  d'un  roi, 
Tu  l'as  fait,  dans  ces  murs  tout  est  prévu  par  toi  ; 
Et,  si  chacun  de  nous  seconde  ta  prudence. 
Seigneur,  vers  son  tombeau  notre  ennemi  s'avance. 
Pour  moi,  qu'à  ses  regards  amène  le  danger, 

265    Autant  que  je  le  puis,  je  veux  te  protéger,  etc. 

Et  plus  loin  : 

Tandis  qu'elle  excitait  leurs  transports  belliqueux, 
Passe  un  gros  de  Français,  entraînant  après  eux 
Des  troupeaux  enlevés  dans  la  plaine  infidèle  : 
270   Clorinde  fond  sur  eux  et  voit  fondre  sur  elle 
Gardon,  leur  brave  chef,  mais,  trop  faible  rival 
Pour  balancer  longtemps  ce  combat  inégal,  etc. 

Cll.ment. 

6 


82  LE  conservatf:ur  littéraire. 

M.  Baour  a  corrigé  ainsi  : 

275  Tandis  qu'elle  excitait  ces  élans  belliqueux. 

Passe  un  gros  de  Français  entraînant  après  eux 
Des  troupeaux  enlevés  dans  la  plaine  infidèle  ; 
Clorinde  les  attaque,  et  voit  fondre  sur  elle 
Gardon,  leur  brave  chef,  mais  trop  faible  rival 

280  Pour  balancer  longtemps  ce  combat  inégal,  etc. 

Nous  ne  faisons  pas  à  M.  Baour  l'injure  de 
croire  qu'il  ne  pouvait  traduire  le  Tasse  en  aussi 
bons  vers  que  ceux  de  Clément,  mais  nous  igno- 
rons pourquoi  il  a  emprunté  ces  vers  et  un  grand 

285   nombre  d'autres  qu'il  est  inutile  de  citer. 

Nous    achèverons,    dans    un    second    article, 
l'examen  de  cette  traduction;  en  attendant,  et  pour 
n'avoir  plus  à  en  |  parler,  nous  dirons  que  le  poëme  [64] 
est  précédé  d'une  notice  très  longue  sur  le  Tasse, 

290  par  M.  Buchon,  et  que  M.  Trognon  a  fait  suivre 
chaque  chant  de  notes  plus  volumineuses  que  le 
texte. 

Nous  conseillons  à  M.  Baour  de  supprimer, 
dans  la  2°  édition,  qu'il  ne  tardera  sans  doute  pas 

295  à  publier,  la  notice  de  M.  Buchon,  et  de  réduire  au 
dixième  les  notes  de  M.  Trognon.  La  traduction 
s'enrichira  de  tout  ce  qu'elle  aura  perdu. 

A.  [Abel  Hugo] 


LES  VEPRES  SICILIENNES 

Tragédie  par  M.  C.  DELA  VIGNE 

LOUIS  IX 

Tragédie  par  M.  ANGELOT. 
(Premier  article.) 


C'est  une  chose  étrange  et  digne  de  notre  siècle 
vraiment  unique,  que  de  voir  i'esprit  de  parti  s'em- 
parer des  banquettes  d'un  théâtre,  comme  il  assiège 
les  tribunes  des  chambres.   La  scène  littéraire  a 

5  acquis  presqu'autant  d'importance  que  la  scène 
politique.  Le  public,  aveugle  ou  malin,  prête  aux 
paroles  des  acteurs  tout  le  poids  qu'elles  devraient 
avoir  si  elles  sortaient  de  la  bouche  de  ceux  qu'ils 
représentent;  il  semble  ne  voir  dans  nos  comé- 

10  diens  que  de  grands  personnages,  de  même  qu'il 
ne  voit  dans  plusieurs  de  nos  grands  personnages 
que  des  comédiens.  Le  petit  marchand  électeur 
s'en  va  siffler  Louis  IX,  non  parce  que  Lafon  man- 
que de  majesté  ou  la  pièce  de  chaleur;  mais  son 

i5  Constitutionnel  lui  a  révélé  que  Louis  IX  s'appelle 
Saint-Louis,  et  le  marchand  électeur  est  philosophe. 
Les  gazettes  libérales  exaltent  les  Vêpres  Siciliennes , 
non  parce  que  cette  tragédie  renferme  des  beautés, 
mais  en  raison  des|mouvements  d'éloquence  qu'elle  [65] 


Article   reproduit    dans    Victor  Hugo    raconté...    Quelques 
variantes. 


84         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

20  peut  leur  fournir  contre  les  fanatiques,  les  prêtres 
et  les  massacres  au  son  des  cloches  :  les  siècles 
féodaux  offrent  seuls  de  pareilles  horreurs;  car  on 
sait  que,  durant  les  beaux  jours  de  g3,  toutes  les 
cloches  étaient  changées  en  gros  sous.  Quoi  qu'il 

a5  en  soit,  c'est  à  cette  déplorable  manie  de  tout  sou- 
mettre au  niveau  des  niveleurs,  qu'est  due  la  déca- 
dence des  lettres  ;  on  ne  s'informe  plus  aujourd'hui 
si  un  poète  est  de  la  bonne  école,  mais  s'il  est  du 
bon  parti;  et  les  plébéiens  de  la  moderne  Athènes 

3o  sont  encore  tous  prêts  à  bannir  Aristide,  parce 
qu'il  s'appelle  le  Juste. 

Le  déchaînement  des  indépendants  contre  M.  An- 
celot  et  pour  M.  C.  Delavigne,  a  dû  naturellement 
influer  en  sens  contraire  sur  l'opinion  des  royalistes 

35  à  l'égard  de  ces  deux  auteurs.  Cependant,  nous 
conviendrons  que,  cette  fois,  leur  esprit  de  parti  a 
mieux  servi  les  libéraux  que  ne  l'auraient  peut-être 
fait  leurs  lumières,  k  l'exagération  près,  leur  juge- 
ment qui  place  Louis  IX  au-dessous  des  Vêpres 

40  Siciliennes,  nous  semble  juste.  Ceux  des  journaux 
royalistes  qui  ont  manifesté  l'opinion  contraire, 
reviendront  sans  doute  sur  leur  décision,  après 
avoir  lu  les  deux  tragédies  :  dans  cette  affaire,  les 
indépendants  ont  mieux  vu  qu'eux;  ce  qui  rappelle 

45  cet  âne  de  l'Écriture  qui  eut  une  fois  la  vue  plus 
prompte  et  plus  perçante  que  son  maître. 

S'il  y  a  quelque  courage  à  casser  les  arrêts  de  la 
faction,  il  y  en  a  peut-être  plus  encore  à  les  dé- 
fendre, quand  le  hasard  les  fait  justes.  Dans  le 


29  de  la  nouvelle  —  !3o  tout  prêts  —  46  que  celle  de  son 


maître 


2*"    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         85 

5o  premier  cas,  on  ne  s'expose  qu'aux  injures  de  quel- 
ques sophistes,  et  aux  menaces  de  quelques  furieux  ; 
dans  le  second,  on  provoque  la  défiance  des  hon- 
nêtes gens  :  pour  dissiper  une  telle  impression, 
nous  ferons  tous  nos  efforts  ;  car  nous  sentons  que, 

55   plai  I  dant  momentanément  la  même  cause  que  le  [66] 
parti  menteur  par  excellence,  nous  avons  besoin 
de  preuves  magnifiques^  et  plus  claires  que  le  solcil\ 
Nous  épargnerons  au  lecteur  une  nouvelle  ana- 
lyse des  deux  tragédies  que  nous  allons  comparer; 

6f>  elles  ont  été  assez  disséquées  par  les  journaux  quo- 
tidiens [et  périodiques]  pour  que  la  contexture  en 
soit  connue  de  tout  le  monde.  Nous  saisirons  seu- 
lement les  points  de  rapprochements  qui  nous  ser- 
viront à  établir  notre  parallèle.  Les  deux  actions  se 

65  passent  à  des  époques  à  peu  près  pareilles:  une  cons- 
piration fait  le  sujet  de  l'une  et  l'autre  pièce;  dans 
les  Vêpres,  elle  est  dirigée  par  Jean  de  Procida, 
noble  Sicilien,  contre  le  gouvernement  de  Charles 
d'Anjou,  frère  de  saint   Louis  ;    [dans  Louis  IX, 

70  elle  est  suscitée  par  Nouradin,  prince  syrien,  en 
faveur  de  Saint-Louis,  contre  Almodan,  soudan 
d'Egypte;  dans  les  Vêpres,  elle  est  tramée  depuis 
longtemps  ;]  dans  Louis  IX,  elle  éclate  par  hasard. 
L'amour  de  la  liberté,  l'oppression  de  la  Sicile,  la 

75  tyrannie  des  Français,  voilà  les  motifs  de  Procida  ; 
la  fidélité  à  la  foi  jurée,  les  périls  des  chrétiens,  le 
despotisme  du  soudan,  tels  sont  les  mobiles  de 

[i.  Bossuet.  (C.  L.)| 


56  nous  avons  besoin,  comme   dit  Bossuet,  de  —  66   de 
l'une  et  de  l'autre 


86         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Nouradin  ;  tous  deux  parviennent  à  leur  but  :  l'un 
massacre  les  Français,  l'autre  détrône  le  Soudan. 

80  II  faut  convenir  que  si  les  sujets  de  ces  tragédies  ont 
quelques  points  de  ressemblance,  la  différence  des 
lieux  et  des  caractères  rend  cette  ressemblance  im- 
perceptible. Le  farouche  Procida  est  aussi  loin  du 
loyal  Nouradin,  que  le  généreux  Montfort  de  l'in- 

85   flexible  Almodan.    Les  caractères  de  M.  Casimir 
Delavigne  sont  beaucoup  plus  dramatiques  que 
ceux  de  M.  Ancelot,  et  il  a  su  les  opposer  et  les 
enchâsser  d'une  |  manière  bien  plus  théâtrale.  Le  [67] 
vice  radical  de  sa  pièce  est,  selon  nous,  d'y  avoir 

90  introduit  l'amour  ;  cette  passion,  dont  le  dévelop- 
pement est  gêné  par  celui  d'une  grande  conspira- 
tion, ne  peut  tenir  que  la  seconde  ligne  dans  sa 
tragédie,  et  l'amour,  au  théâtre  comme  ailleurs, 
veut  toujours  la  première  place.  Il  a  pu  fournir  à 

95  M.  Delavigne  quelques  inspirations  heureuses; 
mais  s'il  n'a  pas  nui  au  rôle  de  Procida,  il  a  rendu 
presque  nulle  la  peinture  de  l'amitié  entre  Lorédan 
et  Montfort.  C'est  précisément  à  cette  amitié, 
tracée  avec  énergie  et  sensibilité,  que  iM.  Casimir 

100  Delavigne  aurait  pu  devoir  une  belle  tragédie. 
Dans  la  pièce  telle  qu'elle  est,  l'amitié  de  Lorédan 
pour  Montfort,  froissée  par  son  amour  pour  Amélie 
et  son  obéissance  envers  son  père,  ne  peut  résister 
tant  qu'elle  n'a  pour  défense  que  le  souvenir  de  la 

jo5  fraternité  d'armes;  aussi  n'éclate-t-elle  réellement 
que  dans  deux  scènes  fort  belles  et  fort  courtes 
[(la  vr  du  IV"  acte,  et  la  iv*  du  V')];  dans  tout 
le  reste  de  la  tragédie  elle  est  plutôt  racontée  que 


80  Mais  si  les  sujets  —  90  Ja  passion 


2'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         87 

peinte.   Si,  au    contraire,    Lorédan  et   Montfort 

110  eussent  été  liés  par  de  grands  services  mutuels, 
sans  amour  et  sans  jalousie;  si  l'ardent  attache- 
ment de  Procida  pour  son  pays  et  l'inflexible  fidé- 
lité de  Montfort  pour  son  roi  eussent  montré,  dans 
le  succès  ou  l'avortement  de  la  conspiration,  l'iné- 

ii5  vitable  mort  de  l'un  des  deux;  croit-on  que  Loré- 
dan, indécis  entre  le  devoir  et  la  reconnaissance, 
la  patrie  et  l'honneur,  contraint  de  trahir  son  père 
ou  d'immoler  son  ami,  épouvanté  des  périls  qui  les 
menacent^    ne   pouvant  sauver  l'un   sans   perdre 

120  l'autre,  et  voulant  les  sauver  tous  deux,  croit-on 
que  Lorédan,  dans  cette  situation  terrible,  n'aurait 
pas  créé  cette  péripétie  vraie,  attachante  et  théâ- 
trale sans  laquelle  on  peut  faire  de  belles  scènes, 
mais  non  une  belle  tragédie?  |  Nous  aurions  eu,  il  [68] 

125  est  vrai,  Amélie  et  quelques  jolis  vers  de  moins, 
mais  Montfort  aurait  gagné  en  dignité,  Lorédan 
en  chaleur,  et  Procida  n'aurait  rien  perdu[.  Nous 
disons  que  Procida  n'aurait  rien  perdu,]  parce  que 
nous  ne   croyons   pas  qu'il   puisse   rien   gagner. 

i3o  Ce  caractère  est  singulièrement  bien  tracé;  on  doit 
savoir  gré  à  M.  Delavigne  d'une  conception  grande 
et  imposante  qui  efface  bien  des  défauts.  Procida, 
sombre,  ardent  sans  imprudence,  fanatique  sans 
enthousiasme,  intrépide  sans  témérité,  nous  offre, 

i35  à  quelques  taches  près,  le  vrai  conspirateur.  La 
nature,  l'amour,  la  reconnaissance  sont  à  peine 
pour  lui  des  sentiments;  il  n'a  qu'une  passion,  la 


n5  de  l'un  d'eux  —  122  une  péripétie  vraie,  saisissante  et  — 
129-130  qu'il  ait  rien  à  gagner.  Le  caractère  de  Procida  est  en 
effet  —  i3i  à  M.  Casimir  Delavigne  —  i3i  conception  haute 
et  sévère 


88         LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

liberté  :  tout  le  reste  n'est  qu'accessoire  ;  il  salue 
les  murs  de  sa  patrie,  et  son  premier  mot  le  révèle 
140  tout  entier  : 

Vous  serez  affranchis  du  joug-  de  réU'ang"er. 

Son  fils  se  plaint  de  Montfort  : 

Il  me  traite  en  coupable... 

II  te  traite  en  esclave. 

145       [Enfin  il  est  vainqueuret  voilà  son  cri  de  triomphe  : 
Nos  tyrans  ne  sont  plus,  et  la  Sicile  est  libre.] 

Procida  est  trop  farouche  pour  mériter  l'admi- 
ration; il  excite  l'étonnement,  il  attache  sans  inté- 
resser, il  frappe  sans  émouvoir;  le  malheur  est  que 

i5o  Montfort  ne  s'adresse  pas  toujours  à  la  partie  du 
cœur  dont  Procida  ne  s'empare  point.  Si  les  deux 
rôles  étaient  de  la  même  force,  chacun  dans  leur 
genre,  l'action  ne  languirait  jamais  :  s'il  n'y  avait 
pas  d'amour,  elle  serait  rapide  et  entraînante. 

i55  La  tragédie  de  M.  Casimir  Delavigne  est  quel- 
quefois froide;  mais  celle  de  M.  Ancelot  est  sou- 
vent ennuyeuse  : 

L'ennui  naquit  un  jour  de  l'uniformit  j. 

L'uniformité  est  en  effet  le  défaut  capital  de  [69] 
160  Louis  IX.  Nous  ne  prétendons  pas  cependant  que 
Saint  Louis  ne  puisse  être  mis  sur  la  scène  :  un 
roi  chevalier  plaira  toujours  à  des  yeux  français, 
et  l'histoire  nous  montre  quelquefois  le  caractère 
du  pieux  monarque  aussi  dramatique  que  celui  de 


147-149  Procida,   trop  farouche   pour  attirer  la  sympathie, 
nous  frappe  sans  nous  émouvoir 


2"    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.         89 

i65  Henri  IV  ou  de  François  I"  ;  le  tout  est  de  le  met- 
tre en  situation  :  Saint  Louis,  héros  à  la  Massoure, 
ne  fut  plus  qu'un  saint  à  Memphis,  et  au  théâtre 
un  saint  est  moins  qu'un  héros.  Ces  âmes  célestes 
sont  trop  monotones  pour  nous  ;  nous  voulons  voir 

170  partout  des  passions,  parce  que  nous  en  avons. 
Mais  cette  uniformité  dans  le  caractère  de  Saint 
Louis  n'est  pas  la  seule  qui  répande  un  froid  gla- 
cial sur  la  pièce  de  M.  Ancelot;  Joinville  ressem- 
ble à  son  maître,  Philippe  ressemble  à  Nouradin, 

175  Châtillon  ressemble  à  Raymond,  et  Almodan  ne 
ressemble  à  rien.  Ce  dernier  personnage,  où  la 
bassesse,  la  tyrannie,  l'orgueil  et  la  cruauté  se  trou- 
vent réunis  sans  aucun  mélange  de  grandeur,  ne 
peut  inspirer  que  le  mépris,  pour  ne  pas  dire  le 

i8o  dégoût;  et  nous  sommes  surpris  qu'on  l'ait  toléré 
sur  la  scène.  La  rébellion  de  Nouradin  est  fort  in- 
différente au  spectateur;  il  méprise  Almodan  con- 
tre qui  l'on  combat,  et  s'intéresse  fort  peu  à 
Louis  IX,  qui  s'intéresse  si  peu  à  lui-même.  En 

i85  voilà  certes  bien  assez  pour  justifier  nos  critiques  : 
toutefois  la  pièce  a  réussi,  et  en  voilà  beaucoup 
pour  les  démentir.  Il  est  vrai  que  l'on  a  attribué 
au  style  la  majeure  partie  de  ce  succès;  mais  l'on 
a  ajouté  que,  sous  ce  rapport  surtout,  Louis  IX 

ifjo  l'emportait  de  beaucoup  sur  les  Vêpres  siciliennes. 
[C'est  cette  dernière  assertion  qui  nous  reste  à  exa- 
miner dans  un  prochain  article,  en  appuyant  tou- 
jours notre  avis  par  de  fréquentes  citations.] 

V.  [Victor  Hugo] 


t88  succér^  et  l'on  a  prétendu  que 


SPECTACLES 


SECOND  THEATRE  FRANÇAIS 

UN  MOMENT  D'IMPRUDENCE 

Comédie  en  trois  actes  et  en  prose, 
par  MM.  WAFFLARD  et  FULGENCE. 


Il  est  difficile  de  ne  point  avoir  de  prévention 
contre  cette  manie,  aujourd'hui  si  commune  à  nos 
auteurs,  de  réunir  des  imaginations  toujours  di- 
verses et  souvent   contraires   pour  concourir  au 

5  même  ouvrage.  [On  sent  aisément  les  suites  de  ces 
alliances  forcées  :]  Cowley,  pressé  par  le  marquis 
de  Twickenham  de  s'adjoindre  dans  ses  travaux 
je  ne  sais  quel  poète  obscur,  répondit  à  Sa  Sei- 
gneurie qu'un  âne  et  un  cheval  traîneraient  mal 

lo  un  chariot.  [Nous  ne  tirerons  pas  les  conséquences 
du  propos  un  peu  breton  de  Cowley  :  nous  pen- 
sons toutefois  que]  deux  auteurs  perdent  souvent, 


1-23  Le  début  de  cet  article  a  été  conservé,  sans  titre,  dans 
Littérature  et  philosophie  mêlées,  \,  p.  i53 


9^  LE   CONSERVATEUR    LITTERAIRE. 

en  le  mettant  en  commun,  tout  le  talent  qu'ils 
pourraient  avoir  chacun  séparément.  11  est  impos- 

i5  sible  que  deux  têtes  humaines  conçoivent  le  môme 
sujet  absolument  de  la  même  manière  ;  et  l'absolue 
uniformité  de  la  conception  est  la  première  qualité 
d'un  ouvrage.  Autrement,  les  idées  des  divers  col- 
laborateurs se  heurtent  sans  se  lier,  et  il  résulte  de 

20  l'ensemble  une  discordance  inévitable  qui  choque  î 

sans  qu'on  s'en  rende  raison.  Les  auteurs  célèbres,  { 

anciens  et  modernes,  ont  toujours  travaillé  seuls, 
et  voilà  pourquoi  ils  sont  célèbres.  [Nous  n'appro- 
fondirons pas  ce  sujet,  qui  mériterait  d'être  mé- 

25  dite,  d'ailleurs  nous  perdrions  nos  peines;  aujour- 
d'hui tout  se  perfectionne,  la  vitesse  passe  avant 
la  solidité,  et  il  faut  plusieurs  ouvriers  pour  cons- 
truire un  vaudeville,  tandis  qu'un  seul  suffit  pour 
démolir  la  chaumière  du  pauvre. 

3o       Telles  étaient  nos  réflexions,  le  jour  de  la  pre-  [71] 
mière  représentation  diUn  Moment  d'Imprudence, 
avant  que  la  toile  fût  levée.  Nous  savions  que  cette 
comédie  était  de  MM.  Wafflard  et  Fulgence,  et, 
nous  l'avouons  avec  regret,  après  l'avoir  entendue, 

35  nous  persistons  dans  notre  opinion  sur  le  danger 
du  concours  de  deux  auteurs  au  même  ouvrage. 
Ce  n'est  pas  que  la  pièce  nouvelle  soit  mauvaise; 
mais  elle  serait  meilleure  si  elle  appartenait  seule- 
ment à  celui  des  deux  auteurs  qui  est  supérieur  à 

40  l'autre.  Le  mélange  de  la  médiocrité  et  du  talent 


17  unité  de  la  conception  —  21  auteurs  excellents  —  ïi  ils 
sont  excellents 


1'    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  qS 

déplaît  toujours;  et  ce  mélange  se  fait  malheureu- 
sement sentir  dans  Un  Moment  d'Imprudence. 

Une  femme  qui  va  passer  la  soirée  dans  une  mai- 
son  décriée,  malgré  les  défenses  d'un  mari;  un 

45  mari  qui  se  rend  au  même  lieu,  à  l'insu  de  sa 
femme  ;  un  protecteur  du  mari,  épris  de  la  femme, 
qui  fait  faire  à  celui-ci  des  vers  pour  sa  moitié,  sans 
que  le  nouvel  Arnolphe  sache  à  qui  ils  sont  desti- 
nés; voilà  en  peu  de  mots  le  fond  de  la  nouvelle 

5o  comédie.  On  sent  qu'avec  un  dialogue  souvent 
plein  d'esprit  et  un  style  qui,  sauf  quelques  incor- 
rections, présente  les  qualités  nécessaires  du  genre, 
les  auteurs  n'ont  pas  eu  de  peine  à  revêtir  ce  cane- 
vas, peut-être  un  peu  usé,  de  couleurs  brillantes  et 

55  même  nouvelles.  La  pièce  a  obtenu  un  succès  mé- 
rité, quoique  légèrement  contesté.  Le  parterre  a 
applaudi  dans  le  rôle  du  valet  et  de  l'intrigante, 
plusieurs  traits  pleins  de  finesse  et  qui  annoncent 
dans  les  auteurs  un  mérite  assez  rare  de  nos  jours, 

C<)  l'observation.  On  a  encore  beaucoup  goûté  la  pein- 
ture faite  par  Fréville  à  d'Harcourt,  de  la  soirée 
qu'ils  vont  passer  chez  M""  de  Mondésir;  nous 
avons  retenu  le  dernier  trait  :  «  Enfin,  on  rentre 
chez  soi  la  tête  fatiguée,  le  cœur  souvent  pris  et  la 

65   bourse  vide.  » 

Mais  en  rendant  justice  à  quelques  scènes  dont 
le  jeu  des  acteurs  ne  fait  pas  tout  le  mérite,  le  pu- 
blic a  signalé  |  dans  le  plan  et  le  dialogue  plusieurs 
défauts  de  vraisemblance  et  de  bienséance  théâ- 

70  traie?  Ces  taches  sont  faciles  à  effacer  et  ont  déjà 
disparu  en  grande  partie.  D'ailleurs,  grâce  à  la 
communauté  de  travail  qui  n'entraîne  pas  la  soli- 
darité de  talent,  iM.  Fulgence  peut,  dans  son  par- 


94         LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

ticulier,  les  attribuer  à  M.  Wafflard,  et  M.  Wat- 
75   flard  à  M.  Fulgence;  ce  qui  est  bien  une  petite 
consolation. 

[Les  auteurs  souffrent  moins  lorsqu'ils  souffrent  ensemble.] 

[Victor  Hugo.]* 


THEATRE  DU  VAUDEVILLE 

LA  SOMNAMBULE 

Vaudeville  en  deux  actes  et  en  prose, 
par  MM.  SCRIBE  et  ALEXANDRE  DELA  VIGNE. 

Une  chaise  de  poste  qui  verse,  un  domestique 
poltron,  un  revenant,  un  capitaine  étourdi,  un  ma- 
riage fait  et  rompu,  etc.  ;  voilà  des  choses  bien  re- 
battues. Cependant,  allez  voir  la  Somnambule,  et 

5  quoiqu'elle  renferme  tout  cela,  dites-nous  si  le  pre- 
mier mérite  de  cette  charmante  pièce  ne  vous  paraît 
pas  la  nouveauté.  Ce  joli  vaudeville  ressemble  à 
ces  décorations  fraîches  et  brillantes  que  le  machi- 
niste monte  sur  de  vieux  ressorts,  ou  plutôt  à  ces 

10  physionomies  originales  qui  n'ont  pourtant  d'au- 
tres éléments  que  ceux  de  toutes  les  figures  humai- 
nes. Que  nos  vaudevillistes  par  métier  n'aillent  pas 
demandera  MM.  Scribe  et  Alexandre  Delavigne 


*  A  la  table,  la  signature  H. 


2'    LIVRAISON.  —   SPECTACLES.  95 

leur  secret  :  ce  secret-là  ne  peut  se  communiquer; 
i5   c'est  le  talent. 

Depuis  longtemps  aucun  théâtre  n'avait  vu  (les 
genres  mis  à  part)  un  succès  aussi  éclatant,  et,  ce 
qui  est  plus  encore,  aussi  mérité.  Nous  n'analyse- 
rons pas  le  vaudeville  nouveau;  l'ennui  qu'inspire 

20  une  analyse  est  presque  toujours  en  raison  directe 
du  plaisir  que  cause  un  ouvrage,  et,  dans  ce  cas, 
nous  risquerions  d'être  mortellement  |  ennuyeux.  [73] 
La  Somnambule  est  un  petit  chef-d'œuvre  où  nous 
aurions  honte  de  relever  quelques  invraisemblan- 

25  ces  et  peut-être  quelques  incorrections.  Ces  défauts 
sont  si  légers,  que  nous  ne  savons  si  les  auteurs 
doivent  chercher  à  les  effacer  :  souvent,  quand  le 
tissu  est  délicat,  en  voulant  enlever  une  tache  on 
le  déchire. 

3o  Parmi  la  foule  de  scènes  vives  et  animées  que 
présente  cet  ouvrage,  il  serait  aussi  difficile  de 
trouver  une  situation  froide  qu'il  est  malaisé  de 
trouver  une  idée  dramatique  dans  la  plupart  des 
pièces  qui   se   succèdent  journellement   sur  nos 

35  théâtres.  Le  style  rappelle  quelquefois  la  manière 
de  Beaumarchais;  et  pour  la  liaison  des  scènes  et 
le  naturel  du  dialogue,  les  auteurs  ne  nous  sem- 
blent pas  inférieurs  â  Sedaine.  L'intérêt  ne  languit 
jamais,  et  l'attention   est  constamment  éveillée, 

40  sans  être  fatiguée.  Les  plaintes  de  Cécile  vous  at- 
tendrissent et,  le  moment  d'après,  vous  riez  aux 
éclats  des  plaisanteries  de  Frédéric.  Voilà  l'art 
tant  vanté  par  Boileau. 

Rendons  aussi  justice  aux  acteurs  :  il  est  difficile 

45  de  jouer  avec  plus  d'ensemble  et  d'aplomb.  Le  joli 
rôle  de  Cécile  est  encore  embelli  par  une  actrice 


g6  LE   CONSERVATEUR    LITTÉRAIF^E. 

fort  aimable,  et,  il  faut  le  dire,  sans  son  jeu  plein 
de  grâce  et  de  vérité,  la  scène  de  la  Somnambule, 
au  second  acte,  paraîtrait  un  peu  hasardée.  Nous 
5o  croyons  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  applaudir, 
lorsque Gonthier,  présentante  son  ami  les  grands- 
parents  de  sa  future,  chante  avec  cet  air  d'abandon 
qu'on  lui  connaît  : 

Mais  vois  un  peu  quelles  tournures  I 
55  Ils  sont  bien  généreux,  vraiment, 

De  montrer  gratis  des  figures, 
Qu'on  irait  voir  pour  de  l'argent. 

Nous  dirons  en  passant  quelques   mots  de   la 
Féerie  des  Arts,  vaudeville  récemment  représenté 

60  sur  le  même  |  théâtre  et  que  nous  avons  revu  avec  [74] 
plaisir  après  laSomwam^w/e.  Cette  fiction,  destinée  à 
célébrer  ï Exposition  des  produits  de  l'industrie  et  le 
Salon  de  1819,  est  ingénieuse,  mais  un  peu  froide. 
Les  couplets  sont  en  général  bien  tournés;  mais 

65  les  vers  que  récite  le  génie  de  Cachemire  doivent 
tout  ce  qu'ils  ont  de  gracieux  au  débit  de  M""  Mi- 
nette. On  applaudit  avec  transport  l'éloge  des 
beaux  tableaux  de  MM.  Gros  et  Girodet,  unique- 
ment à  cause  du  génie  de  M.  Girodet  et  du  noble 

70  sujet  traité  avec  tant  de  talent  par  M.  Gros.  Cepen- 
dant plusieurs  scènes  pétillantes  d'esprit  rachètent 
la  faiblesse  des  autres;  et  dans  tous  les  cas,  si  vous 
avez  pour  soutien  le  jeu  enchanteur  de  M°"Perrin, 

Non  ego  multis 

75  Oft'endar  maculis. 

[Victor  Hugo.]* 


*  A  la  table,  la  signature  H. 


•2"    LIVRAISON.   —    SPECTACLES.  97 

THÉÂTRE  DE  LA  PORTE  SAINT-MARTIN 
CADET-ROUSSEL  PROCIDA 

Parodie,  en  un  acte  et  en  vers,  des  Vêpres  siciliennes, 
par  MM,  DUPIN  et  CARMOUCHE. 

Nous  nous  étions  bien  promis  de  garder  le  si- 
lence sur  ces  théâtres  secondaires,  qui  n'ont  servi 
qu'à  corrompre  le  goût  et  à  avilir  la  littérature; 
cependant  tout  Paris  a  été  rire  du  personnage  ridi- 
5  cule  de  Cadet-Roussel,  représenté  par  Potier,  et 
affublé  du  surnom  pompeux  de  Procida.  La  que- 
relle des  comédiens  de  campagne  a  excité  plus  de 
gaîté  que  les  discordes  de  la  Sicile  n'avaient  fait 
verser  de  larmes;  et  puisque  nous  entretenons  nos 

10  lecteurs  de  la  tragédie  de  M.  C.  Delavigne,  nous 
ne  pouvons  refuser  quelque  attention  à  la  parodie 
ingénieuse  et  piquante  de   MM.   Dupin  et  Car- 
mouche. 
Si  toutefois  nous  lui  donnons  place  dans  ce  re-  [75] 

i5   cueil,  c'est  parce  que  nous  comptons  en  extraire 

quelques  jolis  vers  et  la  verve  et  l'esprit  sont  des 

qualités  que  l'on  doit  priser  partout  où  elles  se 

rencontrent. 

Aunconspirateurenrôlantdesconjurés,  MM.Du- 

20  pin  et  Carmouche  opposent  d'une  manière  plai- 
sante un  vieux  comédien  recrutant  des  acteurs. 
Quand  Procida  s'écrie  d'un  côté  : 

Longtemps  j'ai  parcouru  nos  déplorables  villes,  etc.,  etc., 
Cadet-Roussel  dit  de  l'autre  : 


98  LE    CON'SERVATKUR    UTTÉRAIKE. 

25  Je  fus  jusqu'en  Belgique. 

Quoique  vieux,  par  chemin,  soir  et  matin  courant, 
J'ai  marché,  mon  cher  fils,  comme  le  juif  errant. 
En  tous  lieux  déguisé,  n'ayant  ni  sou,  ni  maille. 
Mes  lauriers  reposaient  bien  souvent  sur  la  paille. 

3o         Pendant  notre  clôture,  en  ces  jours  de  malheur. 
Il  m'a  fallu  dîner  plus  d'une  fois  par  cœur, 
Et,  comme  Zapata,  dans  les  eaux  des  fontaines. 
Tremper  quelques  croûtons  âgés  de  six  semaines. 

Ces  vers  sont  spirituels;  nous  citerons  encore 
35   les  suivants,  qui  sont  vraiment  bien  tournés  : 

Il  verra  ses  billets  au  rabais  refusés, 
Et  tous  ses  contrôleurs  dormir  les  bras  croisés. 
De  ses  quinquets  mourants  la  lueur  inégale. 
Gomme  un  phare  isolé,  s'éteindra  dans  la  salle, 

40         Et  pour  tous  spectateurs,  il  aura  les  ouvreuses, 

Les  garçons,  les  pompiers,  les  vieilles  habilleuses  ! 

On  trouve  d'autres   morceaux   également   bien 

écrits  dans  cette  parodie;  mais  parmi  des  traits 

dignes  de  la  comédie,  on  est  fâché  de  voir  de  ces 

45   jeux  de  mots  qui  vous  rappellent  désagréablement 

que  vous  ne  lisez  qu'une  farce. 

HOMÉLIE  à  CADET-ROUSSEL  [76 
La  pièce  est  bonne? 


Elle  est  des  plus  jolies, 
5o         Et  les  Vêpres,  dit-on,  sont  vraiment  accomplies. 

MORODAN 

Nous  sommes  dans  ce  cas  sûrs  de  notre  salut,  etc. 


'J*    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  99 

et  des  expressions  triviales,  telles  que  reluquer, 
gober,  etc.,  qui  sont  tout  au  plus  tolérables  dans 
une  parade. 

H.  [Victor  Hugo.] 


55  ^*^  Aux  Français,  quelques  détails  agréables  et 
un  dialogue  parfois  spirituel,  ont  fait  accueillir 
favorablement  Les  Deux  Méricourt,  comédie  en  un 
acte  et  en  vers,  de  M"'  Vanhove.  Nous  aurons  oc- 
casion de  reparler  de  cet  ouvrage. 

60  Le  comité  a  reçu  à  l'unanimité  une  tragédie, 
Régulus,  de  M.  Arnault,  fils  de  l'auteur  de  Germa- 
nicuSy  et  le  Folliculaire,  comédie  en  5  actes  et  en 
vers,  de  M.  Delaville,  auteur  de  Campaspe,  d'Ar- 
taxerce,  etc. 

65  Tibère,  dont  les  répétitions  se  suivent  avec  acti- 
vité, sera  joué  avant  la  fin  du  mois,  si  la  police  le 
permet. 

^*^  Aux  Variétés,  M.  Ledoux  s'est  déclaré  cou- 
pable d'un  Destouches,   que   le   public   payant  a 
70  accueilli  avec  une  grande  froideur. 

^*^  Au  Cirque  Olympique,  -Poniatowski  vient 
de  succéder  à  Kléber;  les  amateurs  ont  trouvé  dans 
ce  mélodrame  les  plaisirs  ordinaires,  un  régiment 
de  cavalerie,  deux  d'infanterie  et  du  canon. 


[771 


REVUE  LITTERAIRE' 


LES  TROIS  NUITS  D'UN  GOUTTEUX 

Poëme  en  trois  chants, 

par  M.  le  Comte  François  de  NEUFCHATEAU, 
de  l'Académie  Française. 


M.  le  comte  François  de  Neufchâteau  ne  peut 
donner  tout  son  temps  aux  ouvrages  nombreux  et 
importants  qui  l'occupent.  La  Goutte  avec  sa  craie 
vient  le  distraire  de  ses  travaux;  et  alors,  pour 

5  apaiser  la  maladie,  il  se  ressouvient  de  ces  douces 
Muses  qui  ne  l'ont  jamais  oublié.  On  retrouve 
dans  les  Trois  Nuits  d'un  Goutteux,  la  grâce  et  la 
facilité  qui  caractérisent  les  Fables  de  l'auteur.  Ce 
poëme  adressé  à  un  jeune  médecin,  M.  Circaud,  et 

lo  inspiré  par  la  reconnaissance,  renferme  des  détails 
qui  rappellent  la  manière  de  Ducis.  Voici  comment 


I.  La  Session  des  Chambres  venant  de  s'ouvrir,  les  nou- 
veaux opuscules  littéraires  vont  devenir  plus  rares.  Aussi, 
dans  notre  Revue  nous  examinerons,  avec  les  poésies  du 
jour,  toutes  celles  qui,  publiéeis  dans  le  courant  de  l'an- 
née 1819,  nous  paraîtront  offrir  quelqu'intérêt,  ou  pouvoir 
faire  naître  des  observations  utiles.  (C.  L.) 


I02        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

M.  François  de  Neufchâteau  nous  peint  ses  amis 
apprêtant  sa  tisane  de  hêtre  : 

Sans  sortir  de  ce  beau  jardin, 
i5   Au  mystère  innocent  l'on  travaille  soudain. 
La  Naïade  du  voisinage 
Prête  une  eau  qui  s'échauffe  aux  trépieds  de  Vulcain. 

L'amitié  même  a,  de  sa  main, 
Au  fond  de  la  théière  arrangé  ton  feuillage 
20  En  nombre  impair;  nombre  divin  : 

Mon  Virgile  l'a  dit,  respectons  son  adage. 

Ces  vers  sont  fort  jolis.  Aussi  ne  croyons-nous 
pas  tout  à  fait  M.  F.  de  Neufchâteau,  lorsqu'il 
nous  dit  : 

25    Virgile,  heureux  amant  de  la  Muse  champêtre,  [78] 

Reposant  à  l'ombre  d'un  hêtre, 
Sous  le  nom  de  Tityre  enflait  ses  chalumeaux. 
Je  ne  suis  point  Tityre,  et  n'ai  rien  de  Virgile, 
Qu'une  santé  non  moins  fragile, 
:k)   Et  son  goût  pour  les  champs,  les  bois  et  les  troupeaux. 

Il  doit  être  doux  à  M.  Circaud  d'être  loué  dans 
des  vers  tels  que  les  suivants  : 

Une  plus  douce  destinée 
L'aurait  fait  dans  Paris  monter  au  premier  rang; 
35    Mais  l'amour  du  pays,  cet  aimable  tyran. 

Tient  ici  son  âme  enchaînée. 
Plutarque  ainsi  dans  Rome  appelé  par  Trajan  , 

Aima  mieux  vivre  à  Chéronée. 

Enfin,  nous  citerons,  comme  pleins  d'abandon  et 
40  de  poésie,  ces  vers  adressés  au  hêtre  ;  on  y  recon- 
naît celui  que  Voltaire  nomma  son  héritier  : 


!•'    LIVRAISON.   —    REVC1-:    LITTKRAI UE.  lo3 

Dans  ce  pays  sauvage  et  charmant  à  la  fois. 
Où  l'amitié  cacha  son  temple  au  fond  des  bois, 
Bel  arbre,  que  viens-je  te  dire:' 
45    Sur  ton  écorce,  hélas!  je  n'ai  rien  à  graver; 

Après  sept  fois  dix  ans  lorsqu'à  peine  on  respire, 
A  des  chiffres  d'amour  on  est  loin  de  rêver. 

Ce  dernier  sentiment  qui  se  réveille  au  cœur  du 

vieillard  souffrant,  a  quelque  chose  de  grave  et  de 

St)  touchant.  C'est  ainsi  que  le  vieux  Benserade,  après 

avoir  dit  adieu  à  la  fortune  et  à  tous  les  hochets 

du  monde,  se  ranimait  encore  pour  s'écrier  : 

Adieu,  toi-même,  amour,  bien  plus  que  tous  les  autres 
Difficile  à  congédier! 

55  De  tous  les  vers  de  ce  poète,  ceux-là  sont  peut- 
être  les  seuls  qui  partent  du  cœur. 

M.  le  comte  F.  de   Neufchâteau   nous  promet  [79] 
pour  l'hiver  prochain  ses  Poésies  diverses,  que  le 
monde  littéraire  attend  avec  impatience;  il  nous 

60  annonce  pour  la  même  époque  les  'Mémoires  de  sa 
vie,  qui  ne  peuvent  manquer  d'éveiller  de  leur  côté 
la  curiosité  du  monde  politique. 

[Victor  Hugo]* 


»  A  la  table,  la  signature  U. 


I04  LE   CONSERVATEUR    LITTERAIRE. 

AUX  MISSIONNAIRES  DE  L'IRRELIGION 

Poëme,  par  M.  P.-A.  VIEILLARD. 

Le  titre  de  cet  ouvrage  en  indique  assez  l'inten- 
tion et  le  but.  L'auteur,  aux  principes  destructifs 
des  soi-disant  philosophes,  oppose  des  doctrines 
fondées  sur  la  raison  et  la  vérité.  La  pureté  des 
5  opinions  religieuses  et  politiques  de  M.  P.-A.  Vieil- 
lard nous  paraît  aussi  digne  d'éloges  que  la  dé- 
cence et  la  modération  avec  lesquelles  il  les  expose. 
Cet  opuscule,  quoique  faiblement  écrit,  se  fait  lire 
cependant;  peut-être  parce  que  le  lecteur,  sans  y 
lo  reconnaître  la  touche  du  poète,  y  trouve  toujours 
les  sentiments  de  l'homme  de  bien. 

Rome,  Athènes,  jamais,  aux  jours  de  leur  grandeur, 

Ont-elles  des  autels  outragé  la  splendeur? 

Ah!  ces  républicains,  qu'on  nomma  nos  modèles, 
t5    Du  moins  gardaient  aux  Dieux  des  hommages  fidèles; 

Le  blasphème  toujours  indigna  leur  vertu, 

Et  l'espoir  du  néant  leur  était  inconnu. 

Que  dis-je!  le  sauvage  offre  un  culte  sincère 

A  l'astre  protecteur  qui  l'échauffé  et  l'éclairé; 
20    Le  spectacle  imposant  dont  s'étonnent  ses  yeux, 

Parle  à  son  cœur  ému,  lui  révèle  des  Dieux,  etc. 

Malheureusement  tout  le  poëme  n'est  pas  écrit 

sur  ce  ton;  nous  n'osons  en  faire  un  reproche  à 

M.  P.-A.  Vieillard.  Si  la  critique  doit  toujours  être 

25   tempérée  par  la   bienveillance,  c'est  sans   doute 

pour  l'auteur  modeste,  qui  semble,  |  en  publiant  [80] 

( 


•-'    LIVRAISON.  —    RKVLK    IJTTERAlllE.  lOD 

ses  écrits,  moins  consulter  la  vanité  du  poète, 
avide  de  renommée,  que  la  conscience  de  l'honnête 
homme,  jaloux  de  se  rendre  utile.  F. 


jj*»  On  vient  de  mettre  en  vente  chez  Le  Nor- 
mand, imprimeur-libraire,  rue  de  Seine,  n"  8, 
Le  Frondeur^  comédie  en  un  acte  et  en  vers  de 
M.  J.-C.  Royou,  dont  nous  avons  rendu  compte 
r  dans  notre  précédente  livraison.  La  lecture  de  cet 
ouvrage  nous  a  confirmés  dans  l'opinion  que,  si  le 
plan  laisse  beaucoup  à  désirer,  le  style  est  souvent 
celui  de  la  haute  comédie,  et  digne  d'un  ouvrage 
plus  important. 

lo  'T'hocion,  tragédie  du  même  auteur,  est  sous 
presse.  On  se  souvient  que  les  représentations  de 
cette  tragédie  furent  arrêtées  à  la  quatrième,  parla 
retraite  de  St-Prix.  Le  Théâtre-Français,  qui  cher- 
che à  balancer  les  succès  du  second  théâtre,  devrait 

i5  remettre  T^hocion  à  l'étude;  et  si  Talma  se  char- 
geait du  principal  rôle,  comme  on  assure  qu'il  en 
a  l'intention,  l'auteur  et  l'acteur  obtiendraient  un 
triomphe  éclatant.  Talma  a  montré,  dans  Athalie, 
un  talent  qui  se  déploierait  merveilleusement  dans 

20  '^Phocion;  car  cette  pièce,  dont  le  style  est  encore 
la  partie  la  plus  remarquable,  offre  de  beaux  mou- 
vements et  des  situations  vraiment  dramatiques. 

^*^  On  publie,  depuis  1817,  à  Malacca,  en  Chine, 
un  journal  littéraire  périodique,  rédigé  en  anglais; 


I06        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

25  il  est  intitulé  :  Le  Glaneur  Indou-Chinois,  et  l'au- 
teur, missionnaire  anglais,  M.  Milne,  joint  à  de 
grandes  connaissances  scientifiques,  acquises  en 
Europe,  une  étude  approfondie  de  la  langue  et  de 
la  littérature  chinoise. 


TROISIEME   LIVRAISON 

(Janvier  1820.) 


POÉSIE  ^**î 


ÉPITRE  A  BRUTUS 


Les  Vous  et  les  Tu. 


Quien  baga  aplicacîones 
Con  su  pan  se  lo  coma. 
(Yriajrtb.) 


Brutus,  te  souvient-il,  dis-moi. 
Du  temps  où,  las  de  ta  livrée. 
Tu  vins,  en  veste  déchirée. 
Te  joindre  à  ce  bon  peuple-roi 
5  Fier  de  sa  majesté  sacrée. 

Et  formé  de  gueux  comme  toi? 
Dans  ce  beau  temps  de  république. 
Boire  et  jurer  fut  ton  emploi; 
Ton  bonnet,  ton  jargon  cynique, 

lo  Ton  air  sombre,  inspiraient  l'efifroi; 

Et,  plein  d'un  feu  patriotique. 
Pour  gagner  le  laurier  civique, 
Tous  nos  hameaux  t'ont  vu,  je  crois, 
Fraterniser  à  coups  de  pique, 

i5  Et  piller  au  nom  de  la  loi. 


Littérature  et  Philosophie  mêlées,  t.  I,  p.  164,  sous  le  titre  : 
Les  Vous  et  les  Tu  d'après  la  révolution.  Aristide  à  Brutus. 
Retouches  assez  importantes  (L).  —  Repris  dans  Victor  Hugo 
raconté...  sous  le  titre  :  Les  Vous  et  les  Tu.  Aristide  à  Brutus. 
Rétablit  le  texte  intégral  du  Conservateur  avec  quelques 
variantes  que  je  signale  {R). 


I  10        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Las  !  l'autre  jour,  monsieur  le  prince, 

Pour  vous  parler  des  intérêts 

D'un  vieil  ami  de  ma  province. 

J'entrai  dans  votre  beau  palais. 
20  D'abord,  je  fis,  de  mon  air  mince, 

Rire  un  régiment  de  valets; 

[Votre  Suisse,  à  ma  révérence, 

Répondit  par  un  fier  souris, 

Et  quatre  mots,  dont  l'insolence 
25  Fut  bien  tout  ce  que  j'en  compris. 

Tout  le  long  d'une  cour  immense. 

J'essuyai  l'orgueilleux  mépris 

Des  jockeys  de  Votre  Excellence  ; 

Enfin  pour  attendre  audience, 
3o  Je  pénétrai  sous  vos  lambris. 

Là,  je  vis  un  vieux  militaire 

Qui,  redemandant  ses  drapeaux. 

Allait  recevoir  pour  salaire  [82] 

Et  l'indigence,  et  le  repos. 
35  Plus  loin,  c'était  un  doctrinaire 

S'obstinant  sans  cesse  à  se  taire 

Pour  ne  pas  perdre  son  pathos. 

Qu'il  vend  fort  cher  au  ministère. 

Une  perruque  à  trois  marteaux 
40  Cachait  assez  mal  la  figure 

D'un  ancien  brûleur  de  châteaux 

Qui  voulait  une  préfecture  : 

Pour  moi,  j'étais  à  la  torture; 


23-49  Supprimés  en  L  et  remplacés  par  : 
Puis  relégué  dans  l'antichambre. 
Tout  mouillé  des  pleurs  de  Décembre, 
J'attendis  près  du  feu  cloué 
Et,  comme  un  sage  du  Pirée, 
Opposant,  de  tous  bafoué, 
Au  sot  orgueil  de  la  livrée 
La  fierté  du  manteau  troué. 

24  B  En  quatre  mots.  —  Zi  R  vieux  solitaire 


3*    LIVRAISON.  —    POF.SIE.  III 

Méprisé  de  ces  grands  esprits, 
45  II  fallut  souffrir,  sans  murmure. 

Que  l'un  de  vos  chiens  favoris 

Laissât  en  passant  son  ordure 

Sur  l'habit  qui  fait  ma  parure. 

Et  dont  je  dois  encor  le  prix.] 
5o  Enfin  mon  tour  vient;  je  m'élance, 

Et  l'huissier  de  Votre  Grandeur 

Me  fait  traverser  en  silence 

Quatre  salons  dont  l'élégance 

Égalait  seule  la  splendeur. 
55  Bientôt,  Monseigneur,  plein  de  joie, 

Je  vois,  sur  des  carreaux  de  soie. 

Votre  Altesse,  en  son  cabinet. 

Portant  sur  son  sein,  avec  gloire. 

Un  beau  cordon,  brillant  de  moire, 
6iT  De  la  couleur  de  ton  bonnet. 

[«  Eh  bien!  cher  Brutus!...  »  Mais  je  pense 

Que  tu  ne  me  reconnus  pas. 

Car  à  ces  mots.  Votre  Excellence, 

Vers  la  porte  faisant  trois  pas, 
65  Y  mit  sa  vieille  connaissance. 

Ah  I  Monseigneur,  sur  votre  seuil 

Ne  craignez  plus  qu'on  se  hasarde  : 

J'aime  mieux  mon  humble  mansarde 

Qu'un  hôtel  qu'habite  l'orgueil. 
70  Moi,  je  m'estime,  et  je  regarde 

Les  sots  et  les  fous  du  même  œil. 

Je  ris.  courbé  sur  mon  pupitre. 

Quand,  troublant  mon  pauvre  séjour,  [83J 


5o  L  On  m'appelle  enfin,  je  m'élance  —  53-54  L  a  dont  l'élé- 
gance  |  Egalait  seule  la  splendeur.  »  —  61-98  Supprimés  en  L 
et  remplacés  par  : 

Quoi  !  C'était  donc  un  prince  en  herbe 

Que  mon  cher  Brutus  d'autrefois  ! 

On  vous  admire,  je  le  rois  ; 


IÎ2        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

Ce  char,  qui  fait  trembler  ma  vitre, 
75  Porte  Votre  Altesse  à  la  cour 

Du  roi,  qui  dut,  à  si  bon  titre, 

Te  faire  pendre  à  son  retour. 

Dés  que  la  bise  de  décembre 

Souffle  la  neige  sur  mes  toits, 
80  Je  vais,  pour  ménager  mon  bois, 

M'installer  gaîment  dans  la  chambre. 

Là,  Monseigneur,  je  ris  tout  bas 

Lorsqu'en  de  pénibles  débats, 

Craignant  quelque  langue  importune, 
85  Votre  Excellence,  avec  fracas. 

Court  pérorer  à  la  tribune. 

Lasl  en  termes  moins  arrondis. 

Brutus,  je  t'entendais  jadis 

Déraisonner  à  la  Commune. 
90  Je  ris  encor,  quand  un  badaud 

Vante  vos  discours,  votre  st^ie; 

Trop  souvent  sans  peine  un  lourdaud 

Passe  ainsi  partout  pour  habile. 

Or,  il  convient  qu'en  son  haut  rang, 
95  Votre  Altesse  ait  un  secrétaire  ; 

Car  ton  père,  rustre  ignorant. 

Ne  t'a  point  appris  la  grammaire. 
Monsieur  le  prince,  toutefois,] 

Votre  savoir  passe  en  proverbe; 
100  Vos  festins  sont  dignes  des  rois. 

Vos  cadeaux  sont  d'un  goût  superbe; 

Homme  d'état,  votre  talent 

Éclate  en  vos  moindres  saillies, 

Et  si  vous  dites  des  folies, 
io5  Vous  les  dites  d'un  ton  galant  : 

Quant  à  moi,  je  ris  en  silence  ; 

Car  puisqu'aujourd'hui  l'opulence 


81  R  gaîment  à  la  chambre  —  88  iî  je  t'entendis 


3'    LIVRAISON.   --     l^OÉSIE.  Il3 

Donne  tout,  grâce,  esprit,  vertus. 
Les  bons  mots  de  Votre  Excellence 
Étaient  les  jurons  de  Brutus. 

[Mais  je  vois  à  votre  colère. 
Qu'en  répétant  ce  nom  bourgeois 
Dont  vous  étiez  fier  autrefois,  [84] 

J'ai  le  malheur  de  vous  déplaire. 
Vous  n'entendrez  donc  plus  ma  voix  :] 
Adieu,  Monseigneur;  sans  rancune. 
Briguez  les  sourires  des  rois 
Et  les  faveurs  de  la  fortune  : 
Pour  moi,  je  n'en  attends  aucune. 
Ma  bourse,  vide  tous  les  mois, 
Me  force  à  changer  de  retraites; 
Vous,  dans  un  poste  hasardeux, 
Tâchez  de  rester  où  vous  êtes, 
Et  puissions-nous  vivre  tous  deux, 
Vous  sans  remords  et  moi  sans  dettes  ! 
Excusez  si,  parfois  encor, 
J'ose  rire  de  la  bassesse 
De  ces  seigneurs  tout  brillants  d'or, 
Dont  la  foule  à  grands  flots  vous  presse, 
Lorsqu'entrant,  d'un  air  de  noblesse, 
Dans  les  salons  éblouissants 
Du  pouvoir  et  de  la  richesse, 
L'illustre  pied  de  Votre  Altesse 
Vient  salir  ces  parquets  glissants 
Que  tu  frottais  dans  ta  jeunesse. 

Aristide.  [Victor  Hugo] 


lU-iiS  Supprimés  en  L.  —  128  L  De  ces  courtisans  brillants 
i3"or. 


114        '-E  CONSERVATEUR  LITTKRAIRE. 


STANCES  A  THALIARQUK 

Laisse  là  les  chagrins  d'une  vaine  prudence, 
Thaliarque,  et  n'en  crois  qu'à  ton  joyeux  désir; 

Le  présent  est  pour  le  plaisir, 

Et  l'avenir  pour  l'espérance. 

5       Le  présent  est  à  toi;  l'avenir  est  aux  dieux; 
Ne  les  outrage  pas  en  t'affligeant  d'avance; 
Jouis  de  leurs  bienfaits,  crois  en  leur  indulgence, 
Et  contente-toi  d'être  heureux. 

Celui-là  seul,  mortels,  comprend  sa  destinée, 
lo       Qui,  tout  le  long  du  jour,  assis  dans  un  festin , 
Jouit  gaîment  de  sa  journée, 
Sans  nul  souci  du  lendemain. 

"Vois  ce  stoïcien,  malheureux  qu'on  admire,  jSÔJ 

Il  nous  regarde,  armé  d'un  oeil  indifférent  ; 
i5  II  nous  insulte  d'un  sourire. 

Et  se  détourne  en  soupirant. 

Te  verrons-nous  toujours,  avec  un  soin  frivole, 
Épargner  ces  trésors  par  ton  père  amassés, 
Lycus?  quoi!  crains-tu  donc  qu'il  ne  t'en  reste  assez 
20  Pour  payer  la  fatale  obole? 

Buvons,  rions,  chantons,  soyons  des  fous  heureux  [ 
N'attendons  pas,  amis,  que  la  pâle  vieillesse 

"Vienne,  ridant  nos  fronts  joyeux, 

Nous  condamner  à  la  sagesse. 

25       Pour  moi,  toujours  fidèle  au  doux  dieu  des  chansons. 
Je  veux  de  la  mort  même  égayer  l'arrivée, 
Et  parer  en  riant  de  mes  derniers  festons 
Sa  faux  sur  ma  tète  levée. 

E.  Hugo. 


LIVRAISON.   —    POÉSIE.  Il5 


ÉLÉGIE 


Non,  jamais  de  ma  mémoire 
Ce  grand  jour  ne  sortira, 
Où  mon  âme  soupira 
Des  vœux,  autres  que  la  gloire; 
5  Ce  jour,  grand  dans  mon  histoire. 

Où  ma  froideur  expira. 

Amour  longtemps  en  rira; 
Dans  sa  coupe  j'osai  boire, 
Et  sa  coupe  m'enivra, 
lo  Je  ne  voulais  pas  le  croire. 

Ainsi,  l'homme  du  Seigneur, 
Qui,  victorieux  des  ondes, 
Survécut  à  tous  les  mondes, 
Fut  vaincu  par  la  liqueur, 
i5  Produit  des  vignes  fécondes. 

Mais  que  Noé  fut  heureux! 
Car  son  ivresse  infidèle 
Ne  dura  qu'une  heure  ou  deux. 
Et  la  mienne  est  éternelle. 

J.-J.  Reim.  [J.-J.  Ader) 


Il6  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 


ÉPIGRAMME  [86] 


Jamais  Damis,  fier  de  ses  doctes  veilles, 
Ne  me  salue  :  Ehl  cher  Damis, 
Pourquoi  me  cacher  tes  oreilles 
Quand  tu  m'as  montré  tes  écrits? 


D.  MoNiÈREs.  [Abel  Hugo.] 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 


LA  PANHYPOGRISIADE 

OU  LE  SPECTACLE  INFERNAL 

DU  SEIZIÈME  SIÈCLE 

Comédie  épique,  par  M.  Nepomucéne  LEMERCIER, 
de  l'Académie  française 

(Premier  article.) 

Messire  Arioste,  où  avez-vous  pris  toutes  ces  bouf- 
fonneries? demandait  un  cardinal  fameux  au  poète 
de  Ferrare.  Telle  a  été  la  question  que  la  plupart 
de  nos  aristarques  modernes  ont  adressée  à  M.  Le- 
mercier.  Comme  le  bon  cardinal  qui  ne  voyait  dans 
le  Roland  furieux  que  certaines  peintures  cyniques 
et  quelques  plaisanteries  de  mauvais  goût,  ils  n'ont 
voulu  voir  dans  la  Panhypocrisiade  que  ce  qui  est 
trivial  et  bouffon  :  la  forme  était  bizarre;  ils  ont 
proclamé  le  poème  ridicule. 

M.  Lemercier  a  voulu  offrir  à  son  siècle,  sous 
une  enveloppe  extraordinaire,  des  vérités  qu'il  juge 
trop  hardies  pour  les  présenter  toutes  nues.  La 
philosophie  et  la  morale, |traitées  méthodiquement, 
ennuient;  le  poète  paraît  s'être  proposé  de  les  met- 
tre en  action,  n'importe  de  quelle  manière,  pourvu 
xju'elles  ne  puissent  effrayer  les  esprits  frivoles. 


Il8        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

L'auteur  de  Gargantua  avait  déjà  conçu  et  achevé 
le  même  dessein;  nous  ne  prétendons  néanmoins 

20  établir  aucune  comparaison  entre  M.  Lemercier  et 
Rabelais  :  le  premier  est  aussi  différent  du  second 
que  le  dix-neuvième  siècle  du  seizième.  Le  curé  de 
Meudon,  souvent  gai  et  plaisant,  est  toujours  cy- 
nique; M.  Lemercier,  avec  moins  de  gaieté,   est 

25   plaisant  quelquefois,  et  souvent  éloquent. 

Celui  qui  a  vu  de  près  l'espèce  humaine,  qui  a  su 
démêler,  à  travers  le  faste  de  l'apparence,  les  mo- 
tifs secrets  de  ses  vertus  et  de  ses  vices,  celui-là 
peut  rarement  se  défendre  d'un  mouvement  de  ré- 

3o  pugnance  et  de  mépris  pour  les  choses  de  la  so- 
ciété; et  si  une  âme  noble,  un  génie  brillant  Télé- 
vent  au-dessus  du  commun  des  hommes,  il  germe 
dans  son  cœur  une  sorte  de  tristesse  et  de  dégoût 
qui  lui  fait  sentir  combien  il  est  déplacé  parmi  eux. 

35  II  est  forcé  d'y  vivre  :  alors  son  génie  s'éveille,  il 
accueille  d'un  rire  sardonique  les  sottises  des  uns 
et  les  préjugés  des  autres  ;  il  examine  les  jugements 
du  vulgaire,  et  convaincu  bientôt  que  le  respect 
est  souvent  là  où  devrait  être  le  mépris,  que  la  jus- 

40  tice  n'est  parfois  qu'une  injustice  déguisée,  il  né- 
glige de  fixer  son  opinion  sur  tout  ce  qui  occupe 
le  monde,  et  enveloppe  du  même  dédain  ce  qui  est 
flétri  comme  vice,  ce  qui  est  honoré  comme  vertu. 
Quelquefois,  cependant,  détrompé  par  un  exemple 

45   particulier,  il  revient  à  lui,  s'accuse  de  son  injus- 
tice, et  rend  à  chaque  chose  le  sentiment  qui  lui 
est  dû.  Telle  a  été,  sans  doute,  la  disposition  d'es- 
prit de  M.  Lemercier  en  composant  son  nou|veau  [88] 
poème.  L'humeur  caustique  et  chagrine  du  philo- 

5o  sophe  contempteur  des  admirations  de  la  société, 


.->•    LIVRAISON.  —    LITTERATURE    FRANÇAISE.       II9 

s"y  fait  sentir  en  quelques  passages,  comme  aussi, 
dans  d'autres,  le  cœur  de  l'homme  de  bien  admi- 
rateur des  vertus  obscures  et  modestes.  Enfin  (de 
même  qu'il  le  dit  lui-même  dans  son  épître  dédi- 

55  catoire  au  Dante)  «  la  haute  et  mordante  raillerie 

qui  l'anime  n'est  point  celle  de  la  méchanceté,  mais 

d'une  vive  indignation  de  la  vertu  contre  le  vice.  » 

Nous  n'examinerons  pas  d'après  les  règles  un 

poème  qui  les  viole  toutes.  Pourrions-nous  cher- 

60  cher  l'unité  d'action  dans  la  vie  entière  de  Charles- 
Quint?  l'unité  de  personnage  dans  un  plan  qui 
présente  tour  à  tour  sur  la  scène,  François  I",  un 
chêne,  l'honneur,  l'esprit  des  conciles,  les  vents, 
les  heures,  etc..^  Trouverions-nous  unité  d'intérêt 

65  dans  un  ouvrage  où  le  poète  parle  à  la  fois  des  in- 
fortunes d'une  fourmi  et  de  celles  des  peuples,  de 
Doria  et  d'un  requin? 

M.  Lemercier  s'est  mis  hors  de  la  littérature 
classique  dans  ce  poème,  dont  nous  ne  balançons 

70  point  à  condamner  le  genre  ;  mais,  en  même  temps, 
nous  rendons  un  juste  hommage  à  l'auteur  qui, 
après  avoir  conçu  le  plan  le  plus  bizarre,  a  trouvé 
dans  son  talent  assez  de  ressources  pour  se  faire 
pardonner  cette  bizarrerie  calculée,  et  pour  allier 

75  des  traits  d'une  grande  élévation  à  tout  ce  qui  sem- 
blait devoir  les  exclure. 

Il  serait  inutile  d'essayer  de  donner  une  idée  de 
cet  ouvrage,  que  l'auteur  appelle  :  Poème  sur  toute 
hypocrisie  (on  voit  que  le  cadre  est  vaste),  et  qu'il 

80  suppose  représenté  devant  les  démons,  dont  les 
tourments  ont  cessé  pendant  quelques  heures.  Il 
faut  absolument  le  lire  pour  croire  jusqu'où  peut 
aller  l'imagination  humaine. 


120  Lfi   CONSKRVATliLR    LITTÉKAIRE. 

Après  avoir  adopté  la  forme  du  dialogue  pour  [89] 
85   les  actions  qu'il  veut  représenter,  M.  Lemercier  a 
choisi  ses  interlocuteurs  dans  tout  ce  qui  s'est  pré- 
senté à  son  esprit  :  l'espace,  la  mer,  la  honte,  etc.; 
et  une  fois  admis,  on  est  forcé  de  convenir  que  ces 
personnages,  qu'on  n'avait  jamais  songé  à  faire 
90   parler,  disent  tout  ce  qu'ils  doivent  dire.  Leur  dis- 
cours est  quelquefois  trop  vrai,  et  c'est  ce  qui  a 
attiré  au  poème  le  reproche  de  descendre  jusqu'au 
trivial. 
Ces  dialogues  sont  joints  ensemble  par  des  ar- 
g5   guments  en  vers  où  l'auteur  montre  parfois  une 
originalité  bien  attachante. 

Il  est  fâcheux  que  le  style  de  M.  Lemercier  soit 
comme  le  Jaire  de  certains  peintres  fameux  dont 
les  tableaux  demandent  à  être  vus  de  loin.  Il  faut 
100  juger  plutôt  l'effet  d'un  morceau  que  la  manière 
dont  il  est  écrit.  Ce  n'est  pas  que  M.  Lemercier 
manque  de  poésie,  il  y  en  a  beaucoup  dans  ses 
idées  et  même  dans  ses  expressions  ;  mais  la  coupe 
de  ses  vers  est  généralement  sans  élégance,  et  sa 
io5   phrase  sans  harmonie.  Il  y  a  pourtant  dans  les  vers 
du  poème  singulier  que  nous  examinons,  un  certain 
charme  produit  par  une  richesse  de  détails  si  heu- 
reusement choisis,  par  une  élévation  de  sentiments 
si  peu  commune,  et  souvent  par  des  pensées  nou- 
iio  velles  ou  exprimées  d'une  manière  si  neuve  et  si 
pittoresque,  que  la  lecture  en  est  plus  agréable  que 
celle  de  tels  autres  vers  harmonieux,  élégants  et 
même  poétiques.  On  croit  lire  une  langue  étran- 
gère peu  différente  de  la  langue  française  et  à  la- 
ii5   quelle  on  s'habitue  facilement. 

Le  morceau  suivant  offre,  ce  nous  semble,  le 


.•)•   LIVRAISON.  —    l.ITTERATURK    FRANÇAISE.       131 

type  original  de  la  manière  d'écrire  du  poète,  en 
même  temps  qu'il  présente  une  opposition  tou- 
chante et  habilement  tracée.   La  scène   est  dans 
]•.-.   Rome. 

Un  long  pieu  qui  suspend  des  toiles  déchirées,  (90] 

Est  l'abri  d'une  vieille,  humble  et  simple  d'esprit, 
Mais  qui,  des  maux  du  temps,  porte  un  cœur  tout  contrit. 
Assise  dans  un  coin,  sous  des  palais  superbes, 

1:^5    Pour  substanter  sa  vie,  elle  vend  quelques  herbes  : 
Fille  d'un  artisan,  qu'a  nourri  son  métier, 
Cette  veuve  eut  deux  fils  d'un  époux  ouvrier  : 
L'un,  pour  quelques  liards,  est  mort  dans  les  batailles; 
L'autre,  en  un  hôpital,  est  mort  sans  funérailles. 

i3o   Seule,  âgée,  en  des  murs  dévastés  par  la  mort, 
Sa  tranquille  vertu  confie  à  Dieu  son  sort  : 
Ainsi  brille  un  feu  pur  dans  l'argile  grossière. 
Un  Manuel  des  Saints,  recueil  de  la  prière. 
D'un  latin  non  compris  fit  ses  plaisirs  pieux; 

i35    Mais  depuis  qu'un  long  âge  a  fatigué  ses  yeux. 
Sa  mémoire  retrace  à  ses  pensers  fidèles 
Les  psaumes  qu'elle  chante,  et  l'éclat  des  chapelles. 
L'accent  qu'adresse  aux  cieux  sa  tremblotante  voix. 
N'y  monte  pas  moins  haut  que  l'oremus  des  rois; 

140   Et  dans  son  rang  abject,  des  hommes  oubliée, 
Aux  anges  du  Seigneur  elle  se  sent  liée. 
Non  loin  de  cet  objet  triste  et  religieux, 
Sous  leur  tente  dressée,  en  leurs  banquets  joyeux. 
Des  chevaliers  buveurs  fêtant  leur  table  ronde, 

145    Se  vantaient  leurs  exploits,  source  des  pleurs  du  monde. 
Alarçon  est  entre  eux,  scélérat  sans  terreur. 
N'adorant  d'autre  dieu  que  l'or  et  l'empereur. 
Et  qui,  geôlier  cruel  des  captifs  de  son  maître, 
De  Rome  en  sa  prison  tient  aujourd'hui  le  prêtre  : 

i5o   Lui  seul,  dur  instrument,  mérita  qu'autrefois 
Charles-Quint  lui  remît  la  garde  de  François  : 


122        I.E  CONSERVATHUR  LITTERAIRE. 

Tel,  veillant  sur  la  proie  aux  chasseurs  assurée, 
Un  chien  féroce  attend  sa  part  de  la  curée. 

On  voit  que,  dans  son  style  bizarre,  M.  Lemer- 
i55   cier  ne  néglige  aucun  détail,  et  qu'il  sait  même 
donner  une  grâce  singulière  aux  choses  les  plus 
difficiles  à  dire  en  vers. 

D'un  latin  non  compris  fit  ses  plaisirs  pieux  [94] 

est  un  vers  charmant.   Nous  en  dirons  autant  de 
160  cette  comparaison  aussi  juste  que  bien  exprimée  : 

Ainsi  brille  un  feu  pur  dans  l'argile  grossière. 

Nous  remarquons  cependant,  dans  ce  passage, 
un  vers  dont  l'expression  n'est  pas  juste  : 

De  Rome  en  sa  prison  tient  aujourd'hui  le  prêtre. 

i65  Le  prêtre  de  Rome  ne  désigne  pas  plus  le  souve- 
rain pontife  que  le  prêtre  de  Paris  n'en  indiquerait 
l'archevêque  ;  et  cette  expression  est-elle  bien  conve- 
nable pour  nommer  un  prince  souverain,  le  chef 
de  l'Église  chrétienne?  11  est  pénible  de  voir  un 

J70  membre  de  l'Académie  française,  employer  une  de 
ces  phrases  banales  qu'il  faut  laisser  à  la  tourbe 
d'écrivains  qui  a  besoin  d'attaquer  quelque  chose 
de  respecté  pour  attirer  les  regards.  M.  Lemercier 
acquerra  assez  de  célébrité  par  son  talent,  sans 

175  qu'il  lui  soit  nécessaire  de  rechercher  le  scandale 
de  l'irréligion. 

Nous  avons  d'ailleurs  vu  avec  étonnement  qu'il 
prenait  souvent  l'Église  et  les  prêtres  pour  sujet 
de  ses  sarcasmes.  Son  hardi  scepticisme  attaque 


3'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       123 

i8o  même  quelquefois  les  dogmes  sacrés,  et  ses  atta- 
ques sont  d'autant  plus  dangereuses,  que  le  vul- 

''  gaire,  pour  lequel  il  a  cherché  à  écrire,  distingue 
avec  peine  le  vrai  du  faux,  et  pourrait  se  laisser 
entraîner  par  quelques  déclamations  déjà  vieilles 

i85  en  prose,  mais  rajeunies  en  vers  passablement 
tournés. 

M.  Lemercier,  dans  son  poème  de  fAtlatitiade, 
a  voulu  créer  une  théogonie  nouvelle  que  jamais 
poète  français  n'adoptera.  Combien  il  eût  été  plus 

190  à  désirer,  pour  sa  gloire,  qu'il  eût  employé  le  temps 

I         usé  à  composer  cet  ouvrage  ridi|cule,  à  faire  pas-  [92] 
ser  dans  la  poésie  française  les  beautés  de  la  reli- 
gion chrétienne. 

Au  reste,  une  chose  nous  a  frappés  dans  notre 

195  âge  de  lumières,  c'est  que  tous  nos  hommes  de 

j  talent  sont  religieux.  M.  Lemercier  n'est  pas,  sans 
doute,  destiné  à  faire  une  exception;  il  est  jeune 

I  encore,  et,  plus  tard,  il  sentira,  avec  le  temps,  les 
beautés  d'une  religion  que  tout  le  philosophisme 

200  du  dernier  siècle  n'a  pu  parvenir  à  rendre  ridicule. 
Puisse-t-il  conserver  alors  le  talent  de  les  peindre! 

A.  [A bel  Hugo.] 


L'ESPRIT  DU  GRAND  CORNEILLE 

Par  M.  le  Comte  François  de  NEUFCHATEAU,  de  rAcadémic 
française,  etc.  —  De  rimprimerie  de  P.  Didot  l'aîné. 


[Sans  croire  qu'une  maison  acquise  compense 
une  réputation  perdue,  nous  pensons  qu'il  est  des 
cas  où  le  système  des  compensations  offre  quelques 
apparences  de  vérité.  L'on  se  rappelle  peut-être 

5  ces  éditions  compactes  qui  excitèrent  tant  de  scan- 
dale, il  y  a  deux  ans,  et  qui,  comme  tant  d'autres 
sottises  qu'on  devrait  laisser  pour  ce  qu'elles  sont, 
firent  heureusement  plus  de  bruit  que  de  mal.  Le 
premier  de  nos  typographes,  M.  P.  Didot,  répare, 

lo  par  sa  belle  collection  des  Classiques  français,  le 
tort  causé  à  la  littérature  par  les  incorrectes  com- 
pilations de  quelques  spéculateurs  aussi  avides 
qu'il  est  désintéressé.  Tous  ces  petits  libraires  phi- 
losophes n'eurent  pas  la  consolation  d'atteindre  le 

i5  but  qu'ils  se  proposaient;  ils  voulaient  dépraver 
la  morale  publique,  ils  ne  corrompirent  que  l'art  : 
en  fait  de  morale,  nous  n'avions  plus  grand  chose 
à  perdre.  M.  Didot  l'aîné,  |  au  contraire,  a  poussé 
l'art  qu'il  honore  à  sa  perfection;  sa  collection  des 

20  Classiques  rend  son  triomphe  complet  :  il  a  posé 
la  borne;  nous  doutons  que  ses  rivaux,  que  ses 
successeurs  mêmes  puissent  la  franchir.  Grâces  à 
lui,  nos  vieux  auteurs,  parés  d'un  luxe  étranger  à 


Un  fragment  (320-36o)  reproduit  sans  titre  dans  Littérature 
et  philosophie  mêlées,  I,  p.  127. 


3*   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       125 

leur  siècle,  semblent  reprendre  tout  le  charme  de 

25  la  nouveauté;  nos  chefs-d'œuvre  de  littérature  sont 
devenus  des  chefs-d'œuvre  de  typographie;  et 
jM.  p.  Didot,  en  dressant,  pour  ainsi  dire,  un  tro- 
phée en  l'honneur  de  nos  grands  hommes,  élève 
un  monument  à  sa  propre  gloire. 

3o  Toutefois,  M.  Didot  n'a  pas  négligé  de  s'aider, 
dans  cette  immense  entreprise,  des  lumières  de 
ces  gens  de  lettres  à  qui  la  nature  a  donné  le  goût, 
et  l'étude,  l'érudition.  Sous  ce  rapport,  nous  nous 
plaisons  à   rendre  un   tribut  d'éloges   mérités  à 

35  M.  le  comte  François  de  Neufchâteau,  l'un  de  nos 
académiciens  les  plus  distingués.  Depuis  longtemps 
étranger  aux  dissensions  politiques  qui  nous  tour- 
mentent, M.  François  de  Neufchâteau  se  livre  à 
d'estimables  travaux  que  son  âge  et  ses  infirmités 

40  ne  peuvent  lui  faire  abandonner.  Presque  tousses 
ouvrages  sont  écrits  dans  l'intérêt  de  la  jeunesse, 
et  l'on  voit  que  son  plus  grand  désir  est  de  rendre 
sa  vieillesse  utile  à  l'enfance.  Cependant  il  ne  lui 
consacre  pas  exclusivement  sa  plume,  et  l'on  doit 

45  à  sa  coopération  à  l'entreprise  de  M.  P.  Didot, 
plusieurs  excellents  morceaux  de  littérature  et  de 
critique.  L'édition  de  Pascal  semblerait  aujour- 
d'hui incomplète  aux  amis  des  lettres,  si  elle  n'était 
accompagnée  de  son  judicieux  Essai  sur  la  langue 

5o  et  les  écrits  de  cet  écrivain  célèbre  ;  et  le  nombre 
d'observations  lumineuses  et  de  faits  curieux  con- 
tenus dans  sa  dernière  Notice  sur  Gil-lilas^  la  ren- 
dent digne  de  faire  suite  à  YEssai  sur  T*ascal. 
Aujourd'hui,   pour  servir  de   complément  aux  (94] 

55  chefs-d'œuvre  de  Corneille  et  aux  commentaires 
de  Voltaire,  M.  F.  de  Neufchâteau  publie  un  ou- 


Ï26        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

vrage  que  son  importance  et  son  utilité  placeront 
peut-être  au-dessus  de  son  Essai  sur  Pascal  et  de 
sa  V\[otice  sur  Gil-Blas. 

60       Bien  des  gens  prétendent  connaître   le  grand 
Corneille,  et  savent  seulement  qu'on  lui  doit  onze 
•   chefs-d'œuvre,  et  beaucoup  d'autres  productions 
que  l'on  croit  apprécier  suffisamment  en  les  dési- 
gnant sous  le  nom  banal  de  mauvaises  pièces;  en 

65  sorte  que  la  multitude  relègue  vingt  et  un  ouvrages 
de  Corneille  parmi  la  foule  de  nos  nouveautés  dra- 
matiques, sous  prétexte  que  ce  sont  aussi  de  mau- 
vaises pièces.  Voilà  de  nos  jugements  :  comme  si 
le  génie  qui,  dans  ses  écarts,  peut  être  monstrueux 

70  et  ridicule,  pouvait  jamais  être  médiocre  !  M.  F,  de 
Neufchâteau  venge  notre  grand  tragique.  Des  vingt 
et  une  pièces  de  Corneille  qu'on  ne  lit  pas,  il  a  ex- 
trait tout  ce  qui  peut  être  lu,  et  mis  au  jour  tout  ce 
qui  doit  être  admiré.  Les  gens  à  petites  vues  crie- 

75  ront  que  c'est  tirer  de  lor  du  fumier;  nous  en  con- 
viendrons; mais,  à  coup  sûr,  ce  fumier-là  vaut 
mieux  que  celui  d'Ennius.  On  pourra  en  juger  par 
les  citations  suivantes. 

Nous  ouvrons  le  livre  au  hasard  :  voici  comment 

80  le  grand  Corneille,  dans  Andromède,  raconte  le 
combat  de  Phinée  et  de  Persée. 

Aussitôt  que  Persée  a  pu  voir  son  rival  : 
«  Descendons,  a-t-il  dit,  en  un  combat  égal; 
»  Quoique  j'aie  en  ma  main  un  entier  avantag-e, 
85    »  Je  ne  veu.\  que  mon  bras;  ne  prends  que  ton  courage.  ►» 
«  Prends,  prends  cet  avantage,  et  j'userai  du  mien,  » 
Dit  Phinée;  et  soudain,  sans  plus  répondre  rien. 
Les  siens  donnent  en  foule,  et  leur  troupe  pressée 
Fait  choir  Ménale  et  Glyte  aux  pieds  du  grand  Persée. 


3*   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       \2J 

<>j    II  s'écrie  aussitôt  :  «  Amis,  fermez  les  yeux,  [15] 

»  Et  sauvez  vos  regards  de  ce  présent  des  cieux  : 

»  J'atteste  qu'on  m'y  force,  et  n'en  fais  plus  d'excuse  !  >» 

II  découvre,  à  ces  mots,  la  tête  de  Méduse. 

Soudain,  j'entends  des  cris  qu'on  ne  peut  achever; 
95   J'entends  gémir  les  uns,  les  autres  se  sauver; 

J'entends  le  repentir  succéder  à  l'audace; 

J'entends  Phinée  enfin  qui  lui  demande  grâce. 

«  Perfide!  il  n'est  plus  temps,  lui  dit  Persée.  »  Il  fuit; 

J'entends  comme  à  grands  pas  ce  vainqueur  le  poursuit; 
100   Comme  il  court  se  venger  de  qui  l'osait  surprendre; 

Je  l'entends  s'éloigner,  puis  je  cesse  d'entendre. 

Alors,  ouvrant  les  yeux,  par  son  ordre  fermés. 

Je  vois  tous  ces  méchants  en  pierres  transformés. 

La  Veuve  nous  présente  des  vers  non  moins  re- 
io5   marquables  dans  un  genre  tout  opposé  : 

Ne  parler  point  d'amour!  Pour  moi,  je  me  défie 
Des  fantasques  raisons  de  ta  philosophie. 
Ce  n'est  pas  là  mon  jeu.  Le  joli  passe-temps 
D'être  auprès  d'une  dame  et  causer  du  beau  temps, 

I  II)   Lui  jurer  que  Paris  est  toujours  plein  de  fange. 

Qu'un  certain  parfumeur  vend  de  fort  bonne  eau  d'ange. 
Qu'un  cavalier  regarde  un  autre  de  travers, 
Que  dans  la  comédie  on  dit  d'assez  bons  vers, 
Qu'Aglante  avec  Philis  dans  un  mois  se  marie! 

I  ir    Change,  pauvre  abusé,  change  de  batterie, 
Conte  ce  qui  te  mène,  et  ne  t'amuse  pas 
A  perdre  innocemment  tes  discours  et  tes  pas. 

Ces  deux  exemples  prouvent  la  flexibilité  du  ta- 
lent de  Corneille.  Vous  admirez  dans  le  premier 
120   toute  l'énergie  de  l'ancien  langage,  avec  plus  d'har- 
monie; et  dans  le  second  vous  retrouvez  toute  la 


128  LE    CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

grâce  du  vieux  style,  avec  plus  d'élégance.  C'est 
ainsi  que  Corneille  perfectionnait  l'idiome  de  Marot 
et  de  Ronsard;  voyez  aussi  comme  partout  il  sait 

125  se  rendre  maître  de  la  langue  qu'il  a  créée.  M.  F.  de 
Neufchâteau    nous    indique    dans    Pulchérie    un  [96] 
morceau  que  tous  nos  poètes  admireront,  et  où 
nos  versificateurs  ne  reprendront  rien,  ce  qui  est 
encore  plus,  aux  yeux  des  critiques  du  jour, 

i3o       Je  vous  aime,  dit  l'Impératrice  à  Léon,  non  de 
cet  amour 

.  . .  Qui  ne  concevant  que  d'aveugles  désirs. 
Languit  dans  les  faveurs,  et  meurt  dans  les  plaisirs. 
Ma  passion  pour  vous  généreuse  et  solide, 
i35   A  la  vertu  pour  âme,  et  la  raison  pour  guide. 
La  gloire  pour  objet,  et  veut  sous  votre  loi 
Mettre  en  ce  jour  illustre  et  l'univers  et  moi.... 
L'empire  est  à  donner,  et  le  sénat  s'assemble 
Pour  choisir  une  tête  à  ce  grand  corps  qui  tremble. 

140   Mes  souhaits,  mon  crédit,  mes  amis  sont  pour  vous; 

Mais,  à  moins  que  ce  rang,  plus  d'amour,  point  d'époux. 

Il  faut,  quelque  douceur  que  cet  amour  propose. 

Le  trône  ou  la  retraite  au  sang  de  Théodose; 

Et  si  par  le  succès  mes  desseins  sont  trahis, 
145   Je  m'exile  en  Judée,  auprès  d'Athénaïs. 

C'est  cette  même  femme  qui  dit  encore  : 

Mon  aïeul,  dont  partout  les  hauts  faits  retentissent. 
Voudra  bien  qu'avec  moi  ses  descendants  finissent. 
Que  j'en  sois  la  dernière  et  ferme  dignement 
i5o  D'un  si  grand  empereur  l'auguste  monument. 
Qu'on  ne  prétende  point  que  ma  gloire  s'expose 
A  laisser  des  Césars  du  sang  de  Théodose, 
Qu'ai-je  affaire  de  race  à  me  déshonorer,  etc. 


3'    LIVRAISON.    —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       1 29 

Ne  voilà-l-il  pas  le  grand  Corneille  tout  entier? 

j55  Quelle  reconnaissance  ne  devons-nous  point  au 
littérateur  utile  et  laborieux  qui  a  su  nous  rendre 
de  pareilles  beautés!  Il  a  remué  ce  champ,  que  nous 
abandonnions  comme  stérile,  et  voyez  quels  trésors 
y  étaient  enfouis!   Croyez  vous  que  |  ces  vers  de  [97] 

i6o  Suréna  que  vous  ignorez,  soient  bien  inférieurs  à 
d'autres  vers  de  Cinna  que  vous  savez  par  cœur  ? 

Le  parricide  a  fait  la  moitié  de  nos  rois  ; 

Un  frère  pour  régner  se  baigne  au  sang  d'un  frère, 

Un  fils  impatient  prévient  la  mort  d'un  père,  etc. 

i65  Dans  la  Toison  d'or,  vous  trouvez  un  mot  dont 
la  vérité  ferait  frissonner  tous  les  tyrans.  Aète, 
trahi,  va  jusqu'à  soupçonner  ses  enfants. 

ABSIRTE 

Quoi,  seigneur!  vous  croiriez  qu'une  action  si  noire... 

AÈTE 

Je  sais  ce  qu'il  faut  craindre  et  non  ce  qu'il  faut  croire. 

170  Plus  loin,  dans  une  pièce  dont  vous  avez  ri  sans 
la  connaître,  le  grand  homme  met  devant  vos  yeux 
l'effroyable  majesté  d'Attila  : 


Punissez,  vengez-vous,  mais  cherchez  des  bourreaux. 
Et  si  vous  êtes  roi,  songez  que  nous  le  sommes. 

ATTIL.^ 

175   Vous?  devant  Attila  vous  n'êtes  que  deux  hommes; 
Et  dès  qu'il  m'aura  plu  d'abattre  votre  orgueil. 
Vos  tètes  pour  tomber  n'attendront  qu'un  coup  d'œil. 

9 


l3o        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

La  fin  de  Suréna  nous  semble  une  des  plus  tra- 
giques qu'il  y   ait  au  théâtre.   Palmis,   sœur  du 
i8o  héros,  accuse  avec  amertume  Eurydice  qu'il  aimait, 
et  qui  est  la  cause  involontaire  de  sa  mort. 

Quoi!  vous  causez  sa  perte,  et  n'avez  point  de  pleurs! 

EURYDICE 

Non,  je  ne  pleure  point,  Madame;  mais  je  meurs.  1931 

Enfin,  dans  Tite  et  Bérénice^  ce  pinceau,  afïadi 
i85   par  de  doucereuses  amours,  reprend   ses    mâles 
couleurs   pour   exprimer   la   violence   des   haines 
fraternelles  : 

La  nature  en  fureur  s'abandonne  à  tout  faire, 

Et  cinquante  ennemis  sont  moins  haïs  qu'un  frère. 

190  Allez  maintenant  :  prenez  l'emphase  pour  du 
pathétique,  alignez  des  lieux  communs  bien  ou 
mal  rimes,  et  croyez-vous  un  auteur  tragique!  Les 
grands  mots  et  les  grands  gestes  ne  réussiront  pas 
éternellement  au  théâtre  :  le  goût  réprouve  tout  ce 

195  que  la  nature  désavoue;  et  le  mépris  de  la  mort, 
par  exemple,  n'est  pas  toujours  ce  que  nous  aimons 
dans  une  héroïne.  La  Théodore  vierge  et  martyre 
de  Corneille  nous  semble  froide;  et  son  Andro- 
mède^   au    contraire,    nous    intéresse    lorsqu'elle 

200  s'écrie  en  parlant  des  surprenantes  horreurs  du 
trépas  : 

Que  l'on  vous  conçoit  mal,  lorsqu'on  vous  envisage 
Avec  un  peu  d'éloignement  ! 

Qu'on  vous  méprise  alors,  qu'on  vous  brave  aisément; 
2o5  Mais  que  la  grandeur  du  courage 

Devient  d'un  difficile  usage 
Lorsqu'on  touche  au  dernier  moment! 


3*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       l3l 

C'est  ainsi  que  le  vieux  Théophile  avait  dit  avant 
Corneille  : 

210   La  crainte  de  la  mort  ébranle  le  plus  ferme  : 
Il  est  bien  malaisé 
Qu'à  l'instant  du  trépas,  et  proche  de  son  terme, 
L'esprit  soit  apaisé. 


Dussions-nous  faire  sourire  de  pitié  tous  nos 
2i5  grands  [esprits,  nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  [99] 
de  citer  des  vers  où  Corneille  se  montre,  comme 
nous,  puérilement  attaché  à  cette  légitimité  qui 
n'est  plus  rien  aujourd'hui,  comme  on  sait,  que 
pour  les  têtes  faibles  : 

220    Un  roi,  quoique  vaincu    garde  son  caractère; 
Aux  fidèles  sujets  sa  vue  est  toujours  chère  : 
Au  moment  qu'il  parait,  les  plus  grands  conquérants, 
Pour  vertueux  qu'ils  soient,  ne  sont  que  des  tyrans  ; 
Et,  dans  le  fond  des  cœurs,  sa  présence  fait  naître 

225    Un  mouvement  secret  qui  les  rend  à  leur  maître. 

Nous  lisons  dans  la  tragédie  d'Ulysse,  par  M.  Le- 
brun, représentée  en  1814  : 

Tant  que  de  ses  vieux  rois  il  reste  un  rejeton, 
Le  peuple,  au  moindre  bruit,  se  rallie  à  son  nom; 
23o   Et  d'un  règne  plus  doux  concevant  l'espérance, 
Il  érige  en  vertu  son  esprit  d'inconstance; 
Lassé  d'un  même  objet,  son  œil  se  porte  ailleurs. 
Et  les  rois  qu'il  n'a  pas  sont  toujours  les  meilleurs. 

Nous  félicitons  M.  Lebrun  de  s'être  rencontré 

235   avec  Corneille  pour  le  fond  de  l'idée.  Ses  vers  sont 

beaux;  cependant  ils  sont  empreints  d'un  vernis 


l32        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

de  ce  scepticisme  laissé  dans  les  jeunes  têtes  par 
une  révolution  qui  a  ébranlé  toutes  les  croyances, 
tant  politiques  que   religieuses;  notre  vieux  tra- 

240  gique  rend  sa  pensée  avec  plus  de  franchise. 

Poussons  le  courage  jusqu'au  bout;  et  après 
avoir  montré  dans  notre  poète  l'homme  monar- 
chique, rendons-le  tout  à  fait  ridicule  en  citant 
quelque  chose  de  ses  poésies  religieuses. 

245       Ecoutez  :  c'est  Jésus-Christ  qui  parle  à  l'homme  : 

Que  fais-tu  de  si  grand,  toi  qui  n'es  que  poussière, 

Ou,  pour  mieux  dire,  qui  n'es  rien. 
Quand  tu  soumets  pour  moi  ton  âme  un  peu  moins  fière 

A  quelque  autre  vouloir  qu'au  tien? 
25o   Moi.  qui  suis  tout-puissant,  moi  qui,  d'une  parole,  [lOOJ 

Ai  bâti  l'un  et  l'autre  pôle, 
Et  tiré  du  néant  tout  ce  qui  s'offre  aux  yeux; 
Moi,  dont  tout  l'univers  est  l'ouvrage  et  le  temple. 
Pour  me  soumettre  à  l'homme  et  te  donner  l'exemple, 
255  Je  suis  bien  descendu  des  cieux. 

(Jmit.  de  Jésus-Christ.) 

«  Rien  de  plus  magnifique  et  de  plus  élevé  que 
cette  strophe  »,  ajoute  avec  raison  M.  F.  de  Neuf- 
château.  Que  si  nos  fiers  génies  spéciaux  haussent 
les  épaules,  nous  nous  bornerons  à  leur  répondre 
260  par  la  bouche  du  même  Corneille  : 

Trouve  â  t'humilier,  même  dans  la  doctrine. 

En  relisant  les  premières  comédies  de  ce  poète, 

nous  avons  remarqué  un  portrait  (dans  l'Illusion 

comique)  qui  a  aujourd'hui  tout  le  mérite  de  l'à- 

265   propos;  on  en  trouverait  aisément  les  originaux; 


3*   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   FRANÇAISE.       l33 

il  est  on  ne  peut  mieux  placé  dans  la  bouche  du 
vieil  Alcandre,  qui  a  le  don  de  lire  dans  l'ave- 
nir : 

Votre  fils  tout  à  coup  ne  fut  pas  grand  seigneur. 

270   II  vous  prit  quelque  argent;  mais  ce  petit  butin 

A  peine  lui  dura  du  soir  jusqu'au  matin; 

Et  pour  gagner  Paris,  il  vendit  par  la  plaine 

Des  brevets  à  chasser  la  fièvre  et  la  migraine, 

Dit  la  bonne  aventure,  et  s'y  rendit  ainsi. 
275    Là,  comme  on  vit  d'esprit,  il  en  vécut  aussi  : 

Dedans  Saint-Innocent  il  se  fit  secrétaire; 

Après,  montant  d'état,  il  fut  clerc  de  notaire. 

Ennuyé  de  la  plume,  il  la  quitta  soudain. 

Et  fit  danser  un  singe  au  faubourg  Saint-Germain  ; 
280   II  se  mit  sur  la  rime,  et  l'essai  de  sa  veine 

Enrichit  les  chanteurs  de  la  Samaritaine. 

Son  style  prit  après  de  plus  beaux  ornements  : 

Il  se  hasarda  même  à  faire  des  romans. 

Des  chansons  pour  Gauthier,  des  pointes  pour  Guillaume.  [101] 
285   Depuis,  il  trafiqua  de  chapelets,  de  baume, 

Vendit  du  Mithridate  en  maître  opérateur. 

Revint  dans  le  palais,  et  fut  solliciteur. 

Enfin,  jamais  Buscon,  Lazarille  de  Tormes, 

Sayavèdre  et  Gusman  ne  prirent  tant  de  formes. 

290  M.  le  comte  François  de  Neufchâteau,  dans  son 
zèle  pour  Corneille  et  notre  littérature,  ne  s'est  pas 
borné  à  nous  rendre  toutes  les  richesses  perdues 
dans  les  vingt  et  une  pièces  oubliées  du  vieux  tra- 
gique, il  a  encore  voulu  recueillir  tout  ce  que  ses 

295  Poésies  diverses  offraient  de  plus  remarquable. 
C'est  un  nouveau  service  pour  les  lettres  françaises 
et  une  jouissance  de  plus  pour  les  lecteurs.  Ren- 


l34        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

dons  hommage  au  littérateur  distingué,  qui  rend 
lui-même  un  si  bel  hommage  à  Corneille,  et  cher- 

3oo  chons,  par  quelques  citations,  à  donner  encore  une 
idée  de  cette  dernière  partie  de  son  travail. 

Dans  une  élégie  imprimée  en  1664,  nous  retrou- 
vons avec  surprise  la  sévère  énergie  de  l'auteur 
d'Horace.  La  France  rappelle  à  Rome  les  beaux 

3o5   temps  de  la  République  : 

Dans  ce  fameux  état,  où  le  Ciel  t'avait  mis, 
Tu  ne  demandais  plus  que  de  grands  ennemis  ; 
Et  portant  ton  orgueil  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 
Tu  bravais  le  destin  des  puissances  du  monde, 

3 10   Et  tu  faisais  marcher,  par  tes  injustes  lois, 
Un  simple  citoyen  sur  la  tête  des  rois. 
Ton  destin  ne  t'offrait  que  d'illustres  conquêtes, 
Ta  foudre  ne  tombait  que  sur  de  grandes  têtes, 
El  tu  montrais  en  pompe,  aux  peuples  étonnés, 

3i5    Des  souverains  captifs  et  des  rois  enchaînés. 

Nous  perdons  un  temps  précieux  à  chercher  des 
formules  d'admiration,  dont  nos  lecteurs  n'ont 
pas  besoin  pour  apprécier  de  pareils  vers.  Hâtons- 
nous  plutôt  d'en  transcrire  encore  quelques-uns, 

320  qui  ne  feront  pas  regret] ter  notre  prose.]  En  1676,  [102] 
Thomme   que   les   siècles    n'oublieront  pas  était 
oublié  de  ses  contemporains,  lorsque  Louis  XIV 
fit  représenter,  à  Versailles,  plusieurs  de  ses  tra- 
gédies. Ce  souvenir  du  Roi  excita  la  reconnais- 

325   sance  du  grand  homme,  la  verve  de  Corneille  se 


320-3bo  Littérature  et  philosophie  mêlées,  I.  p.  127. 

320  En  167b,  Corneille,  l'homme  —  325  la  veine  de  Corneille. 


3*    LIVRAISON'.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       1 35 

ranima,  et  le  dernier  cri  de  joie  du  vieillard  fut 
peut-être  un  des  plus  beaux  chants  du  poète  : 

Est-il  vrai,  grand  monarque,  et  puis-je  me  vanter 
Que  tu  prennes  plaisir  à  me  ressusciter; 
33o   Qu'au  bout  de  quarante  ans,  Cinna,  Pompée,  Horace, 
Reviennent  à  la  mode  et  retrouvent  leur  place. 
Et  que  l'heureux  brillant  de  mes  jeunes  rivaux 
N'ôte  point  leur  vieux  lustre  à  mes  premiers  travaux? 

Tel  Sophocle  à  cent  ans  charmait  encore  Athènes, 
33b    Tel  bouillonnait  encor  son  vieux  sang  dans  ses  veines. 
Diraient-ils  à  l'envi.  lorsque  Œdipe  aux  abois, 
De  ses  juges  pour  lui  gagna  toutes  les  voix. 
Je  n'irai  pas  si  loin,  et  si  mes  quinze  lustres 
Font  encor  quelque  peine  aux  modernes  illustres, 
340   S'il  en  est  de  fâcheux  jusqu'à  s'en  chagriner, 
Je  n'aurai  pas  longtemps  à  les  importuner  : 
Quoique  je  m'en  promette,  ils  n'en  ont  rien  à  craindre; 
C'est  le  dernier  éclat  d'un  feu  prêt  à  s'éteindre  : 
Au  moment  d'expirer  il  tâche  d'éblouir, 
345   Et  ne  frappe  les  yeux  que  pour  s'évanouir. 

Ces  vers  nous  ont  profondément  émus;  Cor- 
neille, aigri  par  l'envie,  rebuté  par  l'indifférence, 
y  laisse  entrevoir  toute  la  fière  mélancolie  de  sa 
grande  âme.  Il  sentait  sa  force,  et  il  n'en  était  que 

35o  plus  amer  pour  lui  de  se  voir  méconnu.  Ce  mâle 
génie  avait  reçu  à  un  haut  degré  de  la  nature  la 
conscience  de  lui-même;  qu'on  juge  à  quel  point 
les  attaques  réitérées  de  ses  Zoïles  durent  influer 
sur  ses  idées  pour  l'amener  à  dire  avec  une  sorte 

355  de  conviction  : 


'à4h  Ces  vers  m'oni  U/ujours  —  ?f2  qu'on  jui;c  cependant 


l36        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Sed  neque  Godoeis  accédai  musa  tropoeis,  |103| 

Nec  Capellanum  /as  mihi  velle  sequi*. 

De  pareils  vers,  écrits  sérieusement  par  Cor- 
neille, sont  une  bien  sanglante  épigramme  contre 

;-!6o  son  siècle. 

[Nous  avons  cherché,  dans  cet  article,  à  donner 
une  idée  de  l'intéressant  ouvrage  de  M.  F.  de  Neuf- 
château  ;  nous  avons  multiplié  les  citations,  et  nous 
sommes  sûrs  que  personne  ne  s'en  plaindra.  Nous 

365  n'avons  loué  ni  l'ordre,  ni  la  clarté,  ni  les  savantes 
recherches,  ni  les  judicieuses  critiques  qui  donnent 
un  nouveau  prix  à  tant  de  beaux  vers,  jusqu'ici 
ignorés.  Le  talent  connu  de  M.  le  comte  F.  de 
Neufchâteau  nous  dispensait  de  tout  éloge.  Nous 

370  espérons  que  la  Philosophie  des  poètes,  que  nous 
promet  l'auteur,  ne  le  cédera  pas,  pour  l'im- 
portance et  l'utilité,  à  l'ouvrage  curieux  que 
nous  annonçons.  Nous  avons  été  à  même  d'en 
entendre  lire  quelques   fragments,  qui  motivent 

375  ce  jugement  prématuré,  peut-être,  mais  nullement 
hasardé. 

Toutefois,  nous  croyons  devoir  dire  un  mot  du 
projet  de  faire  de  notre  théâtre  une  école  d'histoire, 
que  M.  F.  de  Neufchâteau  avait  soumis  à  la  Comé- 

38o  die  française,  dès  1793.  «  La  Comédie  française, 
dit-il,  avait  reçu  nos  vues  avec  enthousiasme.  Des 

fi.  Nous  traduirons  ainsi,  sans  chercher  à  rendre  les  pom- 
peuses expressions  de  l'humilité  du  grand  Corneille  : 

Il  ne  m'est  pas  donné,  sur  le  double  coteau. 

De  suivre  Chapelain  ou  d'atteindre  Godeau.  (C.  L.)] 


359  contre  son  siècle 


3*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       l3j 

circonstances  trop  connues  vinrent  à  la  traverse. 
L'auteur  de  Paméla  fut  jeté  en  prison  avec  tous  les 
comédiens  suspects  de  royalisme.  Notre  plan  fut 

385   perdu;  il  fallut  le  cacher,  de  peur  qu'on  ne  le  prît 
pour  une  conspiration.  Le  hasard  l'a  fait  retrou- 
ver. »  Nous  I  n'osons  prendre  sur  nous  de  discuter  [104] 
un  projet  sur  lequel  M.  de  Neufchâteau  s'est  trouvé 
d'accord  avec  l'auteur  des  Templiers.  Nous  igno- 

390  rons  si  ce  plan  serait  praticable;  mais  nous  pen- 
sons que  du  moins  l'intention  en  est  utile;  et  si  ce 
n'est  que  le  rêve  d'un  homme  de  talent,  c'est  aussi 
la  chimère  d'un  homme  de  bien. 

M.  [Victor  Hugo.] 


DE  L'ÉLOQUENCE  POLITIQUE,  ET  DE  SON 
INFLUENCE  DANS  LES  GOUVERNE- 
MENTS POPULAIRES  ET  REPRÉSENTA- 
TIFS 

Par  M.  P.-S.  LAURENTIE,  répétiteur  à  l'École  polytechnique. 
(^Premier  article.) 


[Et  d'abord,  en  ouvrant  le  livre  de  M.  Laurentie, 
étant  tombé  sur  cette  définition  de  Cicéron  :  l'ora- 
teur, cest  r homme  de  bien  habile  dans  l'art  de  par- 
ler, j'avoue  que  je  m'arrêtai,  tout  etitrayé  du  petit 
5   nombre  des  élus. 

J'allai  chercher  dans  ma  bibliothèque  un  vieux 
Cicéron,  que,  depuis  mes  classes,  je  n'avais  jamais 
ouvert  par  un  reste  d'ancienne  antipathie;  et,  pre- 
nant la  liste  de  nos  députés,  je  restai  debout,  comp- 
lo  tant  sur  mes  doigts. 

Et  voyant  qu'il  y  avait  peu  d'espoir  de  ce  côté, 
j'ouvris  le  livre,  afin  d'examiner  si,  dans  l'urgence 
du  cas,  Cicéron  ne  pouvait  pas  transiger  avec  les 
principes,  comme  vous,  Mesdames,  comme  les 
15  ministres,  comme  les  rois,  comme  tant  de  grands 
personnages,  comme  moi-même,  enfin,  qui  avais 
juré  de  ne  jamais  remettre  le  nez  dans  un  livre 
latin. 


Un  fragment  (48- 126)  dans  Littérature  et  philosophie  mêlées, 
sous  la  date  Février  1819,  I,  p.  108. 


3'   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       iSq 

Et  ayant  lu  le  livre,  je  me  levai  tout  joyeux,  di- 

20  sant  :  Il  y  a  des  variantes,  c'est  comme  avec  Basile. 

Et,  en  effet,  il  est  bien  vrai  que  Cicéron  dit  qu'il 

faut  être  homme  de  bien  pour  être  orateur,  vir 

bonus;  mais  (écoutez  bien  ceci,  messieurs  du  parti 

gauche),  mais,  |  dit-il  plus  loin,  je  ne  défends  pas  [105Î 

25  les  petits  mensonges  :  Sive  habeas  vere  quod  nar- 
rare  possis,  quod  tamen  est  mendatiunculis  asper- 
gendum,  sivefingas. 

Et  si  Cicéron  ne  défend  pas  les  petits  menson- 
ges, il  est  évident  qu'il  permet  les  grosses  calom- 

3o  nies;  il  ne  s'agit,  pour  prouver  cela,  que  de  donner 
le  passage  à  traduire  à  MM.  tels  et  tels,  dont  le 
talent  est  connu,  comme,  par  exemple,  M.  de  Gar- 
rion-Nisas  qui  prétend  que  les  Troyens  étaient  des 
peuples  pasteurs,  parce  qu'Horace  a  dit  :  Pastor 

35   cum  traheret. 

Et  ayant  trouvé  cela,  je  m'occupai  de  MM.  les 
chevaliers  du  juste  milieu,  et  j'avoue  que  j'étais 
bien  empêché;  car,  disais-je,  à  quoi  sert  la  permis- 
sion de  mentir,  quand  on  a  perdu  le  pouvoir  de 

40  tromper?  On  ne  croit  plus  guère  aux  bals  champê- 
tres de  Grenoble,  et  aux  conspirations  du  bord  de 
l'eau. 

Et  ainsi,  disais-je,  il  faudra  que  nos  hommes  à 
arguments  solides,  à  défaut  de  sentence  de  Gicé- 

45   ron,  se  contentent  de  l'exemple  de  ces  orateurs  qui 
ne  méprisaient  pas  les  écus  du  satrape.  —  Qu'ils 
s'en  contentent,  disais-je,  et  d'autre  chose.] 
Or,  voici  que  je  trouvai,  dans  Gicéron,  ce  pas- 


48-126  Littérature  et  philosophie  mêlées,  I,  p.  108. 
48  L'autre  jour  je  trouvai 


140  LE    CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

sage  :  Et  il  faut  que  l'orateur,  en  toutes  circons- 

5o  tances,  sache  prouver  le  pour  et  le  contre,  in  otnni 
causa  duas  contrarias  orationes  explicare;  et,  dis-je, 
c'est  tout  justement  ce  qu'il  faut  dans  un  siècle  où 
l'on  a  découvert  deux  sortes  de  consciences,  celle 
du  cœur  et  celle  de  l'estomac. 

55  Et  pour  ce  qui  est  des  mœurs  de  l'orateur  (ce 
que  j'en  écris  ici  n'est  que  pour  l'instruction  de  la 
jeunesse  de  nos  collèges),  on  connaît  la  simplicité 
des  mœurs  antiques.  Après  qu'Achille  et  Patrocle 
ont  tant  pleuré  Briséis,  Achille,  dit  M°"  Dacier, 

60  conduit  vers  sa  tente  la  belle  Diomède,  fille  du  sage 
Phorbas,  et  Patrocle  s'abandonne  au  doux  som- 
meil entre  les  bras  de  |  la  jeune  Iphis,  amenée  cap-  |106| 
tive  de  Scyros.  C'est  comme  Pétrarque  qui,  après 
avoir  perdu  Laure,  mourut  de  douleur  à  soixante- 

65   dix  ans,  en  laissant  un  fils  et  une  fille. 

Et  à  Athènes,  où  les  pères  envoyaient  leurs  fils 
à  l'école  chez  Aspasie;  à  Athènes,  cette  ville  de  la 
politesse  et  de  l'éloquence  :  Qu'as-tu  fait  des  cent 
écus  que  t'a  valu  le  soufflet  que  tu  reçus  l'autre 

70  jour  de  Midias,  en  plein  théâtre?  criait  Eschine  à 
Démosthènes.  —  Eh  quoi!  Athéniens,  vous  voulez 
couronner  le  front  qu'il  s'écorche  lui-même  à  des- 
sein d'intenter  des  accusations  lucratives  aux  ci- 
toyens ?  —  En  vérité,  ce  n'est  pas  une  tête  que  porte 

75  cet  homme  sur  ses  épaules,  c'est  une  ferme. 


52  c'est  justemjtil  —  55  Voilà  pour  la  conscience  de  l'oia- 
teur,  selon  Cicéron,  vir  bonus  dicendi  peritus.  Pour  ce  qui  est 
de  ses  mœurs  —  58  antiques.  Nous  n'avons  aucune  raison 
de  croire  que  les  orateurs  fissent  autrement  que  les  guerriers. 
Après 


3*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       I4I 

Que  dirai-je  du  barreau  romain?  des  honnêtetés 
que  se  faisaient  mutuellement  les  Scaurus  et  les 
Catulus  en  présence  de  toute  la  canaille  de  Rome 
assemblée?  On  ne  m'écoute  pas,  je  suis  Cassandre, 
80  criait  Sextius.  Par  respect  pour  les  dames,  nous 
ne  rapporterons  pas  la  sanglante  réplique  de  Marc- 
Antoine;  et  au  triomphe  de  César,  qui  était  aussi 
un  orateur  :  Citoyens,  cachez  vos  femmes!  chan- 
taient ses  propres  soldats.  Urbani  claudite  uxores, 
85   moechum  calvutn  adducimus. 

[Et  ici,  Monsieur,  comme  je  tiens  de  mon  père 
qu'il  n'est  jamais  trop  tôt  ni  trop  tard  pour  dire 
une  chose  que  nous  inspire  notre  conscience,  lors- 
que cette  chose  peut  nous  être  utile;] 
90  Je  saisis  cette  occasion  pour  déclarer  que  je  me 
repens  bien  sincèrement  de  n'être  pas  né  dans  les 
siècles  antiques;  je  compte  même  écrire  contre 
mon  siècle  un  gros  livre  dont  mon  libraire  vous 
prie,  en  passant.  Monsieur,  de  vouloir  bien  lui 
95   prendre  quelques  petites  souscriptions. 

Et  en  effet,  ce  devait  être  un  bien  beau  temps 
que  celui  où,  quand  le  peuple  avait  faim,  on  l'apai- 
sait avec  une  fable,  et  une  fable  longue  et  plate, 
qui  pis  est!  O  temporal  ô  mores!  vont,  à  leur  tour, 
100  s'écrier  nos  ministres. 

Et  où,   Monsieur,  pourvu   que  l'on  ne  fût  ni  [107] 
borgne,  ni  bossu,  ni  boiteux,  ni  bancal,  ni  aveu- 
cri  e  ■ 

Pourvu,  d'ailleurs,  que  l'on  ne  fût  ni  trop  faible, 


80-81  Sextius.  Je  ne  suis  pas  assez  sûr  de  n'être  jamais  lu 
que  par  des  hommes  pour  rapporter  la  sanglante  —  86-89  5«p- 
primé  —  98-99  avec  une  fable  longue  et  plate,  qui  pis  est! 


142        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

io5  ni  trop  puissant,  ni  trop  méchant  homme,  ni  trop 
homme  de  bien  ; 

Et  surtout,  ce  qui  était  de  rigueur,  pourvu  que 
l'on  eût  la  précaution  de  ne  point  bâtir  sa  maison 
sur  une  butte; 

iio  Alors,  dis-je,  en  tant  que  l'on  ne  fût  point  em- 
porté par  la  lèpre  ou  par  la  peste,  on  pouvait  rai- 
sonnablement espérer  de  mourir  tranquillement 
dans  son  lit;  ce  qui,  à  la  vérité,  n'est  guère 
héroïque  ; 

1 15  Et  où,  Monsieur,  pour  peu  que  l'on  se  sentît  tant 
soit  peu  grand  homme  (comme  vous  et  moi,  Mon- 
sieur), c'est-à-dire  que  l'on  eût  le  noble  désir  d'être 
utile  à  la  patrie  par  quelque  action  vaillante  ou 
quelque  invention  merveilleuse  (désir  qui,  comme 

120  l'on  sait,  n'engage  à  rien),  alors,  Monsieur,  il  n'y 
avait  rien  aussi  à  quoi  un  honnête  citoyen  ne  pût 
raisonnablement  prétendre;  qui  sait,  peut-être 
même  à  être  pendu  comme  Phocion,  ou  comme 
Duilius,  l'accrocheur  de  vaisseaux,  à  être  conduit 

125  par  la  ville  avec  une  flûte  et  deux  lanternes,  à  peu 
près  comme  de  nos  jours  l'âne  savant. 

[Je  demande  à  M.  Laurentie  mille  pardons  de  la 
transition.  Et,  avant  tout,  pour  être  juste,  nous 
reconnaîtrons  dans  l'ouvrage  de  M.  Laurentie  un 

i3o  véritable  talent  de  style,  du  feu,  de  la  correction, 
del'élégance,  une  marche  périodiqueet  nombreuse. 
Tout  décèle  dans  ce  jeune  auteur  une  étude  pro- 
fonde de  Cicéron.  D'ailleurs,  ce  n'est  plus  un  rhé- 
teur qui  donne  publiquement  leçon  d'éloquence  et 

i35  de  tromperie,  un  sophiste  qui  vend  les  moyens 


120  comme  on  sait. 


3'    LIVRAISON.  —    LITTKRATURB    FRANÇAISE.       148 

d'égarer  la  multitude,  un  écrivain  qui  écrit  pour 
écrire;  c'est  un  homme  probe,  instruit,  animé  de 
nobles  intentions,  qui  consacre  ses  veilles  au  bien 
commun,  à  la  gloire  de  la  patj  rie  :  tout  se  réunit  1108J 

140  pour  recommander  son  ouvrage  à  l'attention  pu- 
blique; et  en  attendant  que  dans  un  article  plus 
sérieux  nous  ayons  eu  le  temps  d'examiner  si  les 
forces  de  l'auteur  étaient  égales  à  la  hardiesse  de 
son  entreprise,  nous  allons  transcrire  ici  un  pas- 

145  sage  de  son  ouvrage,  pris  au  hasard,  pour  donner 
une  idée  de  sa  manière  d'écrire. 

Prenons,  par  exemple,  ces  deux  paragraphes  de 
la  révolte  des  légions  en  Germanie  ;  le  morceau  est 
traduit  de  Tacite,  et  nous  ne  pensons  pas  qu'il 

i5o  ait  encore  été  aussi  bien  traduit,  pas  même  par 
M.  Dureau-Delamalle.  C'est  le  moment  où  Germa- 
nicus  renvoie  du  camp  Agrippine  et  son  fils. 

«  On  vit  donc  une  troupe  de  femmes  sortir  du 
camp  tout  éplorées;  l'épouse  du  général  portant 

i55  son  fils  dans  ses  bras,  et  les  épouses  des  amis  du 
prince  entraînées  avec  elle,  et  se  livrant  ensemble 
aux  gémissements  et  à  la  douleur.  La  tristesse 
n'était  pas  moindre  parmi  ceux  qui  restaient  au 
camp.  Un  pareil  spectacle,  peu  digne  de  la  fortune 

160  de  Germanicus,  et  qui  ressemblait  platôt  à  l'image 
d'une  ville  vaincue  qu'au  camp  d'un  général  vic- 
torieux, les  cris  et  les  lamentations  frappèrent 
l'oreille  et  les  regards  des  soldats.  Ils  sortent  de 
leurs  tentes.  'D'où  partent  ces  gémissements  et  ces 

i65  plaintes?  Quel  est  ce  spectacle  de  tristesse?  des 
femmes  illustres,  sans  centurions,  sans  soldats  pour 
escorte,  sajts  aucune  distinction,  sans  aucune  suite 
digne  de  l'épouse  d'un  général,  vont  chez  les  Trêves 


144        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

se  livrer  à  la  fidélité  d'un  peuple  étranger  !.. .  Les 

170  uns  se  précipitent  sur  ses  pas  ;  les  autres  courent 
auprès  de  Germanicus...  Ils  tombent  à  ses  pieds 
en  suppliants,  et  avouant  que  ses  reproches  sont 
justes.  Ils  le  prient  de  punir  les  coupables,  d'épar- 
gner ceux  qui  s  étaient  laissé  égarer,  de  les  mener  à 

175   f  ennemi;  surtout  que  so7i  épouse  revînt  au  camp  avec 

le  nourrisson  des  |  soldats,  et  qu'il  ne  fût  pas  livré  [109] 
comme  un  otage  etitre  les  mains  des  Gaulois...  Ils  se 
répandent  ainsi  changés,  se  saisissent  des  plus  sé- 
ditieux et  les  traînent  à  Cétronius,  chef  de  la  pre- 

180  mière  légion,  qui  rendit  ses  jugements  et  décerna 
les  peines  à  chacun  de  cette  manière  :  Les  légions 
étaient  assemblées  autour  de  lui  :  l'épée  à  la  main, 
le  tribun  faisait  monter  le  coupable  sur  un  lieu 
élevé,  et  le  montrait  aux  soldats;  si  leurs  acclama- 

i85   tions  témoignaient  qu'il  méritait  la  mort,  il  était 

précipité  et  livré  à  leur  fureur,  etc » 

M.  Laurentie  a  enrichi  son  ouvrage  de  plusieurs 
harangues  traduites  des  anciens,  qui  font  voir  que 
s'il  voulait  essayer  l'entreprise,  il  serait  capable  de 

190  nous  en  rendre  dignement  les  beautés.] 

B.  [Victor  Hugo.] 


SPECTACLES 


ACADÉMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE 


OLYMPIE 

Tragédie  lyrique  en  trois  actes,  paroles  de  MM.  BRIFAUT 
et  DIEULAFOY,  musique  de  M.  SPONTINI,  ballets  de 
M.  GARDEL. 


A  tout  prendre,  n'aimeriez-vous  pas  mieux  encore 
assister  de  nos  jours,  à  la  représentation  d'un  opéra 
quelconque,  fût-il  de  M.  Bouilly,  qu'à  celle  du  plus 
bel  ouvrage  de  Quinault  sous  Louis  XIV?  C'est 
5  que  vous  n'allez  à  l'Opéra  que  pour  être  étourdi  et 
ébloui,  et,  puisqu'il  y  a  nécessité,  vous  préférez, 
sans  balancer,  l'admirable  musique  d'un  Salieri  ou 
d'un  Spontini  à  la  psalmodie  monotone  de  Lulli, 
et  la  magie  de  nos  décorateurs  modernes,  à  tous 

lo  les  enchantements  de  ce  grand  sorcier  Torelli,  qui 
fut    persécuté    pour    avoir  inventé    une  machine 
d'opéra,  |  comme  Galilée  pour  avoir  découvert  les  [110] 
ressorts  du  monde.  Sur  ce  que  les  Français  appel- 
lent si  mal  à  propos  leur  premier  théâtre,  la  muse 

i5    française  n'est  comptée  pour  rien;  au  milieu  des 
symphonies  de  l'orchestre  et  du  fracas  des  chan- 


146        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

gements  scéniques,  l'oreille  se  contente  de  juger 
comment  les  acteurs  chantent,  sans  que  l'esprit 
puisse  saisir  ce  qu'ils  disent.  Certes,  s'il  est  cruel 

20  pour  un  auteur  de  crier  dans  le  désert,  il  ne  l'est 
pas  moins  de  chanter  dans  le  tumulte.  Les  hommes 
médiocres  pourraient  seuls  se  réjouir  de  n'être  pas 
entendus,  si  les  hommes  médiocres  savaient  qu'ils 
le  sont. 

25  Parmi  les  roulades  et  les  coups  d'archets,  il 
serait  impossible  d'apprécier  un  nouveau  drame 
lyrique,  si  l'administration  n'avait  la  sage  précau- 
tion de  le  faire  imprimer  le  jour  même  de  la  pre- 
mière représentation.  Grâces  à  cette  ressource,  on 

3o  juge  les  auteurs;  et,  après  n'avoir  pu  les  entendre, 
on  voit  du  moins  si  l'on  peut  les  lire. 

La  tragédie  d'Olympie  s'est  présentée  sur  le  théâ- 
tre lyrique  avec  tout  ce  qui  pouvait  lui  assurer  un 
succès  indépendant  des  auteurs.  Le  prestige  des 

35  décors  et  la  richesse  des  costumes  ne  laissent  rien 
à  désirer,  grâces  aux  frais  énormes  de  la  mise  en 
scène.  Les  ballets  de  M.  Gardel  ont  réuni  tous  les 
suffrages;  et  si  quelques  esprits  chagrins  trouvent 
le  poème  un  peu  surchargé  de  musique,  nous  ne 

40  nous  en  plaindrons  pas  :  cette  musique  est  de 
M.  Spontini,  et  c'est  ici  que  l'on  peut  dire  avec 
Voltaire  : 

Le  superflu,  chose  si  nécessaire! 

Puisque  Voltaire   nous  fournit   une   transition 

45   naturelle  (chose  rare  dans  ce  siècle,  où  l'on  passe 

si  brusquement  d'une  antichambre  dans  un  salon 

et  d'une  écurie  dans  un  carrosse),  nous  en  vien- 


3*   LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  147 

drons  à  MM.  Dieulafoy  et  Brifaut,  qui  ont  su  tirer 
un  opéra  estimable  d'une  assez  mauvaise  tragédie 

5o  de  ce  grand  homme,  ce  qui  vaut  mieux  que  de  faire 
une  |rapsodie  lyrique  d'un  chef-d'œuvre  tragique, 
comme  cela  s'est  vu  de  nos  jours.  Le  mauvais  goût  [lH] 
qui  préside  à  ces  travestissements  ridicules  res- 
semble à  ces  dieux  qui  changeaient  en  bêtes  les 

55   beautés  fameuses  de  la  fable. 

Si  l'auteur  de  Zaïre  eût  fait  Olympie  dans  la  ma- 
turité de  son  talent,  à  cette  époque  de  la  vie  où  le 
cœur  ne  conserve  plus  de  la  jeunesse  que  les  sou- 
venirs qui  fécondent  le  génie,  sans  doute  la  cha- 

6o  leur  de  son  imagination  aurait  triomphé  de  la  froi- 
deur du  sujet,  et  nous  lui  devrions  un  chef-d'œuvre 
de  plus.  Mais  Voltaire,  à  soixante-dix  ans  ',  a  suc- 
combé sous  les  obstacles  qu'il  eût  surmontés  à 
quarante.  Cet  homme  qui  peignit  si  bien  l'amour, 

65  ne  s'est  point  aperçu  que  l'amour  devait  fonder 
tout  l'intérêt  de  sa  pièce.  Loin  de  nous  présenter 
la  peinture  pathétique  de  la  passion  de  Gassandre 
et  d'Olympie,  il  n'a  songé  qu'à  Statira  déchue,  et 
a  tracé  un  tableau  philosophique.  Il  a  mis  sur  la 

70  scène  des  âmes  fortes,  sans  être  averti  par  la  jus- 
tesse de  son  jugement  que  si  cette  hauteur  de  sen- 
timents est  vraie  dans  Statira,  elle  est  fausse  dans 
Olympie. 
Dans  l'opéra  de  MM.  Dieulafoy  et  Brifaut,  Sta- 

75  tira  est  telle  qu'elle  était  dans  la  tragédie  de  M.  de 
Voltaire,  et  Olympie  à  peu  près  telle  qu'elle  devait 
être.  Certes,  une  tragédie  n'aurait  pas  été  un  champ 
trop  vaste  pour  exprimer  les  tourments  de  la  fille 

1.  Olympie  fut  jouée  en  1764.  (C.  L.) 


148  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

d'Alexandre,  qui  aime  le  meurtrier  de  son  père;  et 
80  si,  dans  l'opéra  nouveau,  cette  situation  violente 
n'a  pas  reçu  tous  les  tragiques  développements 
dont  elle  était  susceptible,  c'est  plutôt  la  faute 
du  genre  en  lui-même  que  celle  des  deux  auteurs  à 
qui  l'on  doit  savoir  gré  d'avoir  évité,  en  peignant 
85  Olympie  passionnée,  l'écueil  où  le  plus  théâtral  de 
nos  tragiques  avait  échoué. 

11  faut  les  louer  également  du  parti  qu'ils  ont  su 
tirer  de  tout  ce  que  le  style  d'Olympie  offrait  de 
plus  remarjquable.  Leurs  emprunts  sont  toujours  [112] 
90  heureux,  et  leurs  corrections  souvent  justes.  Nous 
préférons  pourtant  ce  vers  de  Voltaire  : 

D'Alexandre  au  tombeau  dévorant  les  conquêtes, 

(Olymp.,  act.  I,  scène  l) 

à  celui  qu'ils  ont  substitué  : 

D'Alexandre  au  tombeau  dévorer  l'héritag-e. 

{Olymp.,  act.  I,  scène  m.) 

95  Pour  donner  une  idée  du  dialogue  de  leur  opéra, 
nous  citerons  le  passage  suivant,  extrait  de  la  scène 
où  Statira  reconnaît  sa  fille  : 

STATIRA 

O  vous  pour  qui  j'éprouve  un  penchant  qui  m'étonne. 
Vous  épousez  Gassandre? 

OLYMPIE 

Il  m'a  sauvé  le  jour, 
100   II  soutint  mon  enfance,  il  m'oôre  sa  couronne  : 

Pour  prix  de  sa  tendresse  et  des  biens  qu'il  me  donne. 
Ah  !  c'est  trop  peu  de  mon  amour. 


3'    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  I49 

STATIRA 

A  la  mort  il  vous  a  ravie? 
En  quel  temps?...  en  quel  lieu?... 

OLYMPIE 

io5  Dans  Babylone  en  deuil. 

Quand  le  plus  grand  des  rois  y  termina  sa  vie. 

STATIRA 

Eh  quoi!  votre  berceau  fut  près  de  son  cercueil?  etc. 

Ce  style  n'est  pas  indigne  de  la  tragédie.  On 
trouve  encore  beaucoup  de  noblesse  et  d'éclat  dans 
iio  ces  vers  du  troisième  acte  : 

Voilà  les  enseignes  sacrées  [113J 

Que  laissa  dans  nos  mains  le  plus  grand  des  mortels. 

Sous  ces  images  révérées, 
Vos  destins  sont  plus  sûrs  qu'à  l'ombre  des  autels; 
ii5  Oui,  sous  ces  palmes  adorées. 

L'honneur  tient  le  serment  que  l'amour  a  dicté. 
Pour  le  guerrier,  jaloux  de  sa  mémoire, 
La  bannière  de  la  victoire 
Est  aussi  l'étendard  de  la  fidélité. 

120  Le  style  de  MM.  Dieulafoy  et  Brifaut,  pur,  élevé, 
harmonieux,  n'est  cependant  pas  exempt  de  quel- 
ques négligences  qu'il  serait  minutieux  de  relever. 

[Victor  Hugo.]* 


*  A  la  table,  la  signature  H. 


l5o        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 


THÉÂTRE  FRANÇAIS 


LE  MARQUIS  DE  POMENARS 

Comédie  en  un  acte  et  en  prose. 

Aujourd'hui,  si  l'on  n'est  plus  assez  dupe  pour 
lire  les  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV,  du  moins 
lit-on  les  journaux.  Aussi,  grâces  aux  gazettes, 
nous  pouvons  espérer  que  tout  le  monde  connaît 
5  le  passage  des  lettres  de  M""  de  Sévigné,  sur  le- 
quel est  fondée  la  comédie  nouvelle.  Nous  n'ana- 
lyserons donc  pas  cette  pièce.  Nous  ne  discuterons 
pas  le  mérite  ou  les  défauts  d'un  plan  qui  n'est  rien 
par  lui-même;  mais  nous  blâmerons  l'auteur  d'avoir 

lo  mis  sur  la  scène  une  anecdote  qui,  si  elle  n'était 
voilée  avec  art,  aurait  révolté  la  délicatesse  du  goût 
français  et  des  mœurs  nationales.  Il  faut  laisser  au 
Compère  Mathieu  les  plaisanteries  sur  les  malheu- 
reux morts,  morte  philosophorum.  On  rira  difficile- 

i5  ment  d'un  homme  qui  joue,  pour  ainsi  dire,  avec 
la  corde  de  son  gibet;  et  que  cet  homme  soit  mar- 
quis ou  roturier,  séducteur  aimable  ou  scélérat 
débauché,  ravisseur  ou  voleur,  il  n'en  sera  pas 
moins  un  triste  personnage  de  comédie.  D'ailleurs, 

20  à  qui  peut-on  |  s'intéresser  dans  la  pièce  nouvelle?  [114] 
Sévigné  et  Pomenars  sont  deux  libertins,  M"'  d' An- 
gerval  est  une  coquette,  Saint-Clair  un  niais,  Mé- 
ridec  un  pédant;  et,  en  vérité,  les  seules  émotions 


3*    LIVRAISON.   —    SPECTACLES.  l5l 

qu'on  partage  sont  celles  de  ce  pauvre  Germain, 

25  qui  craint  de  voir  son  maître  pendu.  Ne  voilà-t-il 
pas  une  sensation  bien  théâtrale?  On  ne  saurait 
trop  le  répéter  dans  ce  siècle  :  le  théâtre  est  l'école 
des  mœurs.  Il  ne  manque  au  Légataire,  pour  être 
un  chef-d'œuvre,  que  d'offrir  un  but  moral;  et,  de 

3o  bonne  foi,  si  la  gaieté  franche  et  vive,  la  verve  in- 
tarissable, le  dialogue  vrai  et  naturel  de  Regnard 
ne  peuvent  dissiper  l'impression  pénible  que  fait 
éprouver  le  fond  vicieux  de  sa  pièce,  hésitera-t-on 
dans  le  jugement  que  l'on  doit  porter  sur  le  ïMaf- 

35  guis  de  T^omenars,  dont  certaines  scènes  agréable- 
ment écrites  et  quelques  traits  fins  ou  naturels  ne 
peuvent  faire  pardonner  le  sujet  défectueux  et  in- 
convenant. 

Nous  avons  dit  :  nous  ne  prendrons  pas  sur  nous 

40  de  nommer  l'auteur,  qui  a  mieux  fait.  Ce  serait 
une  indiscrétion  et  peut-être  une  maladresse;  nous 
n'avons  été  que  justes  lorsqu'il  aurait  fallu  au 
moins  être  galants;  et  c'est  ici  surtout  que  le  lec- 
teur serait  en  droit  de  nous  dire,  avec  l'homme 

45   universel  : 

Qui  n'est  que  juste  est  dur. 

H.  [Victor  Ilugo.j 


Les  Comédiens,  comédie  en  5  actes  et  en  vers, 
viennent  d'obtenir,  au  second  Théâtre,  un  succès 
mérité  sous  le  rapport  du  style.  Nous  reparlerons 
de  cette  pièce,  qui  est  de  M.  C.  Delavigne,  auteur 
des  Vêpres  siciliennes. 


REVUE  LITTÉRAIRE  '**'^ 


CONSTANT  ET  DISCRÈTE 

Poème  en  quatre  Chants,  suivi  de  Poésies  diverses, 
par  le  Comte  Ga.spa.rd  de  PONS. 


On  remarque  dans  ce  petit  ouvrage  cette  grâce 
et  cette  aisance  qu'un  esprit  gai  et  un  cœur  ouvert 
donnent  au  style  comme  aux  manières.  On  y  re- 
marque aussi  cette  sorte  de  négligence  qui  n'est 

5  qu'un  aimable  défaut  dans  les  écrits  comme  dans 
le  caractère.  Cependant,  que  M.  G.  de  Pons  se 
garde  un  peu  de  sa  facilité;  nous  craignons  que  sa 
manière  trop  inégale  ne  décèle  encore  plus  l'indul- 
gence de  l'auteur  pour  lui-même,  que  l'insouciance 

lo  du  poète  :  il  faut  savoir  se  châtier  sans  pitié,  et 
chez  les  littérateurs,  la  négligence  n'est  pas  tou- 
jours de  la  paresse;  nous  espérons  aussi  que  ce 
jeune  auteur  choisira  désormais  des  sujets  plus 
piquants  que  celui  de  Constant  et  Discrète,  qu'il  a 

i5  pourtant  su  relever  par  de  fort  jolis  détails.  Pres- 
sés par  l'abondance  des  matières,  nous  regrettons 
de  ne  pouvoir  faire  de  longues  citations;  nous  ren- 
verrons nos  lecteurs  au  poème  lui-même,  où  il  n'est 
pas  rare  de  trouver  des  traits  tels  que  celui-ci  sur 

20  Cassandre  : 


l54  LE    CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

On  écoutait  ses  prophétiques  chants, 
Nul  n'y  croyait  :  pas  même  ses  amants; 

OU  comme  ce  dernier,  qui  est  placé  dans  la  bouche 
d'un  philosophe  et  termine  le  poème  : 

25  Pour  aujourd'hui,  témoins,  amis,  époux, 

Rions,  chantons,  dansons,  amusons-nous; 
Rien  n'est  si  gai  que  la  noce  d'un  autre. 

On  remarque  dans  les  Poésies  diverses  des  pas- 
sages écrits  I  d'une  manière  quelquefois  originale  [116] 

3o  et  presque  toujours  spirituelle.  L'Ode  sur  le  Congrès 
d Aix-la-Chapelle^  sans  offrir  cet  entraînement  et 
ce  désordre  qui  révèlent  le  poète  lyrique,  présente 
cependant  deux  des  qualités  principales  du  genre, 
la  sévérité  du  style  et  la  beauté  des  sentiments,  qui 

35   engendre  presque  toujours  la  beauté  des  idées. 

[Victor  Hugo.]* 


LE  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE 

Satire,  par  M.  Ed.  CORBIÈRE. 

A  la  manière  de  nos  auteurs  célèbres,  qui  tous 

ont  pris  pour  modèle  quelque  grand  écrivain  de 

l'antiquité,    M.    Ed.    Corbière   choisit   son   guide 

parmi  ses  anciens;  il  est  facile  de  reconnaître  aux 

40  moindres  traits  de  son  pinceau  le  peintre  dont  il 


*  A  la  table,  l'initiale  V. 


3*    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  1 55 

se  plaît  à  retracer  les  tableaux.  Pénétré  du  même 
esprit,  formé  à  la  même  école,  l'élève  décèle  à  cha- 
que pas  le  maître  :  même  délicatesse  d'expression, 
même  entraînement,  même  urbanité;  enfin,  M.  Ed. 

45    Corbière  rappelle  le  père  Duchesne  tout  entier. 
Le  père  Duchesne  n'était  toutefois  qu'un  prosa- 
teur de  mérite;  M.  Ed.  Corbière  est  quelque  chose 
de  mieux  ou  de  pis,  il  est  poète.  Le  premier  de  ces 
deux  écrivains  est  suffisamment  connu;  le  lecteur 

5o  va  juger  le  second  dans  la  citation  suivante  : 

En  vain  ' ta  verve  orientale 

Fait  rouler  dans  nos  cœurs  des  torrents  de  morale  : 
Pour  prix  de  la  ferveur  de  tes  brûlants  écrits. 
On  t'abreuve  à  la  fois  de  boue  et  de  mépris. 
55       11  n'est  pas  d'écolier  qui  jouant  dans  la  rue. 
En  courant  sur  tes  pas  aussitôt  ne  te  hue, 
Ou  ne  fasse  jaillir  sur  ton  front  éventé 
L'ordure  qu'il  arrache  à  son  soulier  crotté,  etc. 

Nous  prierons  seulement  M.  Ed.  Corbière,  d'ob-  [117] 
60  server  qu'un  écrivain,  doué  comme  lui  de  quelque 
talent,   méritait  de  sa  part  un  peu  plus  d'indul- 
gence.  Les  hommes  de  génie,   pas  plus  que  les 
loups,  ne  doivent  se  manger  entre  eux. 
Après  ce  coup  sanglant,  le  fouet  vengeur  du  sa- 
65   tirique  ne  se  repose  pas  dans  sa  main,  il  déchire  à 
la  fois,  et  sans  exception,  tous  les  écrivains  roya- 
listes, et  par  contre-coup  frappe  droit  au  visage 
MM.  Guizot,  Villemain,  de  Serre,  et  voire  même 


ï.  Ces  vers  sont  vomis  contre  un  illustre  pair,  dont  nous 
rougirions  de  mêler  le  nom  à  d'aussi  dégoûtantes  déclama- 
tions. (C.  L.) 


l36        LK  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

M.  Pasquier.  Enfin,  la  libérale  indignation  de 
70  Al.  Ed.  Corbière  s'exerce  impitoyablement  sur  tout 
ce  que  la  France  possède  de  plus  éminent,  j'allais 
ajouter  et  de  plus  respectable,  si  le  souvenir  de  nos 
doctrinaires  et  de  nos  ministres  outragés  n'eût 
arrêté  ma  plume. 
75       L'auteur  diî  plus  bas  : 

Mais  par  malheur  pour  moi,  ma  rudesse  bretonne 
Mêle  trop  de  franchise  aux  vers  qu'elle  assaisonne  : 
Aussi  me  verra-t-on  gueux,  mais  avec  fierté, 
En  défiant  la  faim,  mourir  de  probité. 

80  On  dit  bien  mourir  de  honte;  mais  nous  doutons 
qu'on  puisse  dire  mourir  de  probité.  En  tout  cas, 
nous  conseillons  à  M.  Ed.  Corbière  de  rejeter  cette 
locution,  comme  aussi  ce  parti  trop  extrême. 
M.  Ed.  Corbière  doit  être  encore  plus  fier  qu'il 

85  n'est  sûr  de  vivre  du  beau  talent  qu'annoncent  ces 
vers  si  bien  assaisonnés  par  sa  rudesse. 

M.  Ed.  Corbière,  dans  une  préface  faite  tout  ex- 
près, pousse  le  courage  de  la  modestie  jusqu'à  sup- 
plier le  bénévole  lecteur  de  ne  pas  le  confondre 

90  avec  M.  le  député  Corbière.  Cette  précaution  nous 
paraît  au  moins  inutile;  le  moyen  de  penser,  en 
effet,  qu'il  existe  une  assez  lourde  tête  pour  ne  pas 
distinguer  de  prime  abord  deux  hommes  si  essen- 
tiellement différents,  dont  toute  la  parité  ne  repose 

95   que  sur  une  malheureuse  conformité  de  nom  :  car 
du  talent  |  éminent  et  des  saines  opinions  du  poète  [118] 
à  l'imperceptible  nullité  littéraire  et  politique  du 
député, 

La  distance  est  cent  fois  plus  grande  à  mon  avis 
100       Que  du  pôle  antarctique  au  détroit  de  Davis. 


3'    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  ibj 

La  Satire  du  dix-neuvième  siècle  a  eu  peu  de  lec- 
teurs à  Paris;  nous  supposons  qu'en  revanche  elle 
a  mérité  à  son  auteur  l'approbation  bien  flatteuse 
d'une  certaine  classe  des  Bas-Bretons  de  Brest,  ses 
io5  compatriotes,  libéraux-philosophes  qui  viennent 
de  donner  tout  récemment  une  si  bonne  leçon  de 
tolérantisme  aux  apôtres  du  scandale.  F.* 


LE  DIX-NEUVIEME  SIECLE 

Épître  à  M.  le  Comte  FERRAND,  pair  de  France, 
par  M.  ROSSET  (Genève). 


Voici  du  moins  un  honnête  homme  qui  parle,  et 
dans  ce  siècle  de  raison,  un  honnête  homme  est 

no  presque  aussi  rare  qu'un  bon  auteur.  Nous  som- 
mes fâchés  de  ne  pouvoir  donner  ce  dernier  titre 
à  M.  Rosset,  dont  nous  partageons  les  opinions  et 
honorons  le  caractère.  Le  style  de  M.  Rosset  est 
faible,  son  ouvrage  est  médiocre,  et  nous  n'aurons 

n5  pas  la  cruauté  de  citer  un  vers  de  Boileau  qui  le 
condamne.  Nous  tâcherons,  au  contraire,  d'adoucir 
la  sévère  franchise  de  notre  critique,  en  citant  ce 
que  l'Épître  de  M.  Rosset  nous  a  offert  de  plus  re- 
marquable : 

I20       Hélas,  de  toutes  parts  les  aveugles  mortels 

De  l'erreur  et  du  crime  encensent  les  autels  : 


*  L'initiale  figure  à  la  table  seulement. 


l58  LE    CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

L'odieux  novateur,  d'une  main  téméraire. 
Porte  de  tous  côtés  sa  torche  incendiaire; 
D'un  bras  audacieux  il  déchire  à  la  fois 
125       Et  le  voile  du  temple  et  le  manteau  des  rois. 

Voici  comment  l'auteur  traite  nos  jeunes  rado- 
teurs qui  n'étaient  hier  que  des  rhétoriciens,  et  se 
donnent  aujourd'hui  bien  de  la  peine  pour  paraître 
des  rhéteurs. 

i3o       Ennemis  du  travail,  amoureux  du  plaisir. 

Ils  ont  tout  effleuré,  sans  rien  approfondir. 

Nous  avons  aujourd'hui  le  rare  privilège  [119] 

D'être  des  gens  parfaits  au  sortir  du  collège; 

Aisément  on  se  place  au  rang  des  beaux  esprits, 
i35       Bientôt  on  saura  tout  sans  avoir  rien  appris. 

11  est  malheureux  que  l'Epître  de  M.  Rosset  ne 
soit  pas  aussi  digne  sous  le  rapport  littéraire  que 
sous  le  rapport  moral  du  noble  pair  à  qui  elle  est 
adressée.  La  Satire  du  dix-neuvième  siècle  est  en- 

140  core  à  faire;  M.  Rosset  est  un  satirique  à  l'eau  de 
rose;  M.  Ed.  Corbière  n'a  trempé  ses  pinceaux  que 
dans  la  boue.  Qui  saisira  le  fouet  sanglant  de  Gil- 
bert? Il  s'agit  de  tendre  l'arc  de  Nemrod  :  où  est 
l'athlète?  Espérons  qu'il  se  présentera,  quoique  ces 

145   vers  de  M.  Rosset  ne  soient  que  trop  vrais  : 

Si  parfois  un  jeune  homme,  épris  d'un  beau  délire, 

Ose  monter  Pégase  et  manier  la  lyre, 

D'un  insolent  mépris  on  accueille  ses  vers, 

Et  ses  nobles  transports  passent  pour  un  travers. 

[Victor  Hugo.]* 


*  A  la  table,  l'initiale  V. 


3*    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  l59 

L'ABUS  DES  MOTS 

Satire,  par  M.  M***. 


i5o  Un  de  ces  redresseurs  de  torts,  qui  voient  des 
abus  partout,  qui  en  verraient  dans  les  moulins  à 
vent,  comme  ils  en  trouvent  dans  les  chaumières 
abattues,  vient  de  descendre  en  lice  pour  combat- 
tre; c'est  contre  l'abus  des  mots  que  M.  M***  pré- 

i55  tend  rompre  une  lance.  M.  M***  se  présente  en 
champ  clos  sous  la  visière  de  l'anonyme.  Ce  vail- 
lant champion  de  la  liberté,  paré  des  couleurs  de 
la  dame  de  ses  pensées,  avant  de  porter  le  premier 
coup,  donne  le  salut  d'honneur  à  M.  B.  G. 

i6o         Les  mots  sont  complaisants,  a  dit  un  orateur,  etc. 

De  l'éloge  du  célèbre  publiciste,  M.  iM***  passe 

tout  naturellement  à  la  critique  de  nos  hommes 

d'état,   il  les   reprend  vertement  de  leur  manque 

absolu  de  franchise,  de  leur  mépris  pour  la  religion 

i65   du  serment,  et  les  avertit,  avec  une  indépendance 

d'expression  remarquable,  que  leurs  jon|gleries  ne  |120| 
font  plus  de  dupes.  Le  siècle  est  éclairé,  dit-il,  et 
tous  les  raffinements  d'une  diplomatie  machiavé- 
lique, 

170  Ne  semblent  à  ses  yeux  qu'un  Code  de  brigands. 

On  se  doute  bien,  sans  que  nous  le  disions,  que 
M.  M***  ne  manque  pas  de  tirer  sur  les  royalistes  ; 
il  est  tout  naturel  qu'une  satire,  aussi  dénuée  de 


l6o        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

poésie  qu'abondamment  pourvue  de  calomnies  et 
175   d'injures,  soit  particulièrement  dirigée  contre  les 

hommes  qui  joignent  à  la  noblesse  du  caractère 

les  distinctions  du  talent. 
Du  moins  en  se  prostituant  ainsi  au  mensonge 

et  à  la  calomnie,  M.  M***  devrait  bien  nous  donner 
180  quelque  chose  de  neuf;  il  l'a  essayé  vainement  : 

son  ouvrage,  considéré  sous  le  rapport  littéraire, 

ne  fait  qu'ajouter  l'ennui  au  dégoût  qu'inspire  la 

diatribe  de  l'homme  de  parti. 
Où  trouver  des  vers  aussi  faibles  que  ceux-ci  ? 

i85       Ainsi  l'on  voit,  parfois,  sur  les  bancs  des  galères 
L'honnête  homme  conduit  par  un  injuste  arrêt, 
Oblig-é  de  traîner  l'humiliant  boulet 
Avec  le  scélérat  qu'un  même  fer  enchaîne. 

En  voici  d'autres,  où  la  langue  n'est  pas  plus 
190  respectée  que  le  goût  : 

Observant  les  défauts  du  romain  alphabet. 

Soleil 

Cache  ce  pur  flambeau  qui  déchire  nos  yeux. 
Où  le  siècle  était  préi  d'accomplir  dix-sept  ans. 

195  M.  M***,  dont  la  satire  n'est  qu'un  long  abus  de 
mots,  auquel  pourtant  il  fait  une  si  rude  guerre,  en 
voudrait-il  aussi  aux  règles  de  la  grammaire? 

Et  de  peur  de  l'abus  proscrirait-il  l'usage? 

F. 


QUATRIEME   LIVRAISON 

(Janvier  1820.) 


POÉSIE  '"*' 


CACUS      . 

(Extrait  d'une  traduction  inédite  de  VÉnéide) 

Jam  primum  saxis  suspensam  hanc  adspicc  rupem.  etc^ 
(Liv.  VIII.; 

Vois  sur  ce  mont  désert  ces  rochers  entassés. 
Vois  ces  blocs  suspendus,  ces  débris  dispersés  ; 
Là,  dans  un  antre  immense,  au  jour  inaccessible, 
Vivait  l'affreux  Cacus,  noir  géant,  monstre  horrible. 
5   A  ses  portes  pendaient  des  crânes  entr'ouverts, 
Pâles,  souillés  de  sang,  et  de  fange  couverts. 
Ses  meurtres  chaque  jour  faisaient  fumer  la  terre. 
De  ce  monstre  hideux  Vulcain  était  le  père  ; 
Sa  gorge  vomissait  des  tourbillons  de  feux, 
10   Et  son  énorme  masse  épouvantait  nos  yeux. 

Enfin,  comblant  nos  voeux  et  vengeant  ses  victimes. 
De  ce  géant  farouche  un  dieu  punit  les  crimes. 
Heureux  et  fier  vainqueur  du  triple  Géryon, 
Arriva  sur  nos  bords  le  fils  d'Amphytrion  ; 
i5    Ses  taureaux,  bondissant  dans  de  vastes  prairies. 
Erraient  en  liberté  sur  ces  rives  fleuries. 


Réimprimé  dans  Victor  Hugo  raconté  {R).  Quelques  variantes 
aussi  dans  l'édition  G.  Simon,  d'après  le  manuscrit  {^f). 

i3-i4  iR  Sur  nos  bords  arriva  le  fils  d'Amphytrion  |  L'heu- 
reux et  fier  vainqueur 


104        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Gacus,  que  rien  n'étonne  et  qui  veut  tout  oser, 
Au  courroux  du  héros  craint  peu  de  s'exposer; 
Il  dérobe  à  la  fois,  par  d'obscurs  artifices, 
20   Quatre'taureaux  fougueux,  quatre  ardentes  génisses. 
Tremblant  de  voir  leurs  pas  déceler  ses  larcins, 
De  leur  superbe  queue  il  saisit  les  longs  crins, 
Il  les  traîne  en  arrière,  espérant  que  peut-être 
Leur  trace  déguisée  abusera  leur  maître. 

25    Mais  Hercule  s'apprête  à  quitter  ces  beaux  lieux. 

Ses  taureaux  font  mugir  les  bois  de  leurs  adieux, 

Et  fuyant  pour  jamais  ces  fertiles  campagnes. 

De  leurs  regrets  plaintifs  remplissent  les  montagnes. 

Soudain  trompant  l'espoir  du  monstre  qui  frémit,  [*22] 

3o   Du  vaste  sein  de  l'antre  un  des  taureaux  gémit. 

Le  fiel  de  la  fureur  bouillonne  au  cœur  d'Alcide; 

Terrible,  il  court,  il  prend  sa  massue  homicide  : 

Pour  la  première  fois  on  vit  Gacus  trembler. 

Son  front  hideux  pâlir  et  ses  yeux  se  troubler. 
35    Hercule,  au  haut  du  mont,  s'élance  plein  de  rage. 

Gacus  l'évite,  et  fuit  vers  son  antre  sauvage. 

Aussi  prompt  que  le  vent,  redoutant  le  trépas, 

Il  s'échappe;  la  peur  précipite  ses  pas. 

Ce  noir  géant  détache  une  roche  pesante 
40   Dont  Vulcain  suspendit  la  masse  menaçante  ; 


21  R  De  peur  de  voir  leurs  pas  —  M  Mais  tremblant  que 
leurs  pas  ne  prouvent  —  22  R  Et  les  traîne  —  M  Les  entraîne 
—  25  R,  M  Hercule  s'apprêtait  à  —  27  7?  Et  laissant  —  32  R,  M 
il  court,  saisit  sa  massue  —  38  M  II  vole,  il  court,  la  peur  — 
M  donne  encore  cette  variante  en  note  : 

Au  haut  de  l'Aventin  soudain  il  a  volé 

Et  vers  son  antre  obscur  poursuit  Cacus  troublé; 

Son  pied  du  pied  qui  fuit  presse  et  remplit  l'empreinte; 

Alors  le  monstre  apprend  à  connaître  la  crainte  ; 

Aussi  prompt  que  le  vent,  redoutant  le  trépas, 

Il  s'échappe;  la  peur  précipite  ses  pas, 

39  R,  M  Le  noir  géant 


4*    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  l65 

Sa  main  brise  le  fer,  rompt  les  chaînes  d'airain, 
Et  le  roc  en  tombant  ferme  le  souterrain. 
Mais  Hercule  le  voit  :  il  court,  frémit  de  rag-e. 
Et  de  ses  yeux  errants  cherche  au  loin  un  passage. 
En  vain  de  la  caverne  il  tente  d'approcher  ; 
Trois  fois  son  bras  robuste  ébranle  le  rocher; 
Trois  fois,  d'un  pas  rapide,  il  parcourt  la  montagne, 
Et  trois  fois  fatigué  s'assied  dans  la  campagne. 

Un  roc,  triste  séjour  des  sinistres  oiseaux. 

S'inclinait  vers  la  gauche  et  menaçait  les  eaux. 

Et  ses  flancs  escarpés  et  sa  cime  orgueilleuse 

Couvraient  de  l'antre  obscur  la  voûte  ténébreuse; 

Pour  le  déraciner  rassemblant  ses  efforts. 

Le  dieu  sur  son  bras  droit  penche  son  vaste  corps, 

Pèse,  l'ébranlé  enfin;  la  masse  qui  s'écroule 

Dans  la  plaine  à  grand  bruit  tombe,  bondit  et  roule. 

D'un  fracas  prolongé  l'air  au  loin  retentit, 

Dans  les  flots  écumants  la  rive  s'engloutit. 

Le  fleuve  épouvanté  recule...  L'antre  sombre 

Par  les  feux  du  soleil  voit  dissiper  son  ombre. 

Si  la  terre  brisait  ses  vieux  flancs  entr'ouverts, 

Tels  s'offriraient  à  nous  les  ténébreux  enfers, 

Le  gouffre  craint  des  dieux,  et  les  pâles  fantômes, 

Tremblant  de  voir  le  jour  dans  ces  tristes  royaumes. 

Le  géant  dans  son  antre,  en  hurlant  de  terreur. 

Loin  du  jour  ennemi  se  roule  avec  fureur; 

Mais  Alcide  le  presse,  et  d'un  bras  implacable  ^[123] 

D'arbres  et  de  rochers  à  la  fois  il  l'accable. 

Cacus,  n'espérant  plus  échapper  au  danger. 

Par  un  dernier  effort  veut  du  moins  se  venger. 

O  prodige  !  sa  gorge,  en  sa  caverne  obscure. 

Vomit  en  tourbillons  une  fumée  impure; 


&4  R,  M  dans  ces  mornes  royaumes 


l66  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

Le  monstre,  avec  ses  feux,  souffle  une  affreuse  nuit. 
Et  se  cache  aux  regards  du  dieu  qui  le  poursuit. 

75   Parmi  des  flots  épais  et  de  flamme  et  de  soufre, 
Alcide  impatient  se  plonge  au  sein  du  gouffre; 
Et,  malgré  son  courroux,  malgré  ses  feux  vaincus. 
Dans  ses  bras  vigoureux  saisit  le  noir  Gacus, 
L'étreint,  et  fier  de  voir  sa  vengeance  assouvie, 

80   Arrête  dans  sa  gorge  et  son  sang  et  sa  vie. 

Le  dieu  brise  le  seuil  de  ce  fatal  séjour; 
Les  larcins  de  Gacus  se  découvrent  au  jour. 
Le  peuple,  par  les  pieds,  traîne  son  corps  difforme; 
De  ses  membres  hideux  il  contemple  la  forme, 
85   II  voit  ses  yeux  sanglants,  ses  flancs  noirs  et  velus. 
Et  ses  feux  expirants,  qu'il  ne  redoute  plus. 

V.  d'Auverney  [Victor  Hugo]. 


84-86  R  Et  contemple  effaré  cette  hideuse  forme,  |  Ces  yeux 
rouges  de  sang,  ces  flancs  noirs  et  velus  |  Et  ces  feux  expi- 
rants—  M  donne  la  date  :  Du  22  février  au  3  mars  1817. 


PROSE 


DU   GÉNIE 

Toute  passion  est  éloquente;  tout  homme  per- 
suadé persuade;  pour  arracher  des  pleurs,  il  faut 
pleurer  :  l'enthousiasme  est  contagieux,  a-t-on  dit. 
Prenez  une  femme  et  arrachez-lui  son  enfant; 
5  rassemblez  tous  les  rhéteurs  de  la  terre,  et  vous 
pourrez  dire  :  à  la  mort,  et  allons  dîner;  écoutez  la 
mère;  d'où  vient  qu'elle  a  trouvé  des  cris,  des 
pleurs  qui  vous  ont  attendri,  et  que  la  sentence 
vous  est  tombée  des  mains?  On  a  parlé  comme 

lo  d'une  chose  étonnante  de  l'éloquence  de  Gicéron 
et  de  la  |  clémence  de  César;  si  Gicéron  eût  été  le  [124] 
père  de  Ligarius,  qu'en  eût-on  dit?  Il  n'y  avait  rien 
là  que  de  simple. 
Et  en  effet,  il  est  un  langage  qui  ne  trompe  point, 

i5  que  tous  les  hommes  entendent,  et  qui  a  été  donné 
à  tous  les  hommes  :  c'est  celui  des  grandes  passions 
comme  des  grands  événements,  stint  lacrymœ  re- 
rum\  il  est  des  moments  où  toutes  les  âmes  se 
comprennent,   où  Israël  se  lève  tout  comme  un 

20  seul  homme. 


Littéraluî-c  et  Philosophie  mêlées. 1,  p.  i8G.  Presque  sans  chan- 
g'ement. 


l68        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Qu'est-ce  que  l'éloquence  ?  dit  Démosthènes. 
L'action,  l'action,  et  puis  encore  l'action;  mais 
en  morale  comme  en  physique,  pour  imprimer 
du   mouvement,    il   faut  en   posséder  soi-même. 

25  Gomment  se  communique-t-il?  Ceci  vient  de  plus 
haut  ;  qu'il  vous  suffise  que  les  choses  se  passent 
ainsi  :  voulez-vous  émouvoir,  soyez  ému,  pleurez, 
vous  tirerez  des  pleurs;  c'est  un  cercle  où  tout  vous 
ramène  et  d'où  vous  ne  pouvez  sortir.  Et  en  effet, 

3o  je  vous  le  demande,  à  quoi  nous  eût  servi  le  don 
de  nous  communiquer  nos  idées,  si,  comme  à  Gas- 
sandre,  il  nous  eût  été  refusé  la  faculté  de  nous  faire 
croire.  Quel  fut  le  plus  beau  moment  de  l'orateur 
romain ->  Gelui  où  les  tribuns  du  peuple  lui  inter- 

3b  disaient  la  parole.  Romains,  sécria-t-il,  je  jure 
que  j'ai  sauvé  la  république;  et  tout  le  peuple  se 
leva,  criant  :  Nous  jurons  qu'il  a  dit  la  vérité. 

Et  ce  que  nous  venons  de  dire  de  l'éloquence, 
nous  le  dirons  de  tous  les  arts,  car  tous  les  arts  ne 

40  sont  que  la  même  langue  différemment  parlée;  et 

en  effet,  qu'est-ce  que  nos  idées?  Des  sensations, 

et  des  sensations  comparées.  Qu'est-ce  que  les  arts, 

sinon  les  diverses  manières  d'exprimer  nos  idées? 

Rousseau,  s'examinant  soi-même  et  se  confron- 

45   tant  avec  ce  modèle  idéal  que  tous  les  hommes 
portent  gravé  dans    leur  |  conscience,   traça    un  [125] 
plan  d'éducation  par  lequel  il  garantissait  son  élève 
de  tous  ses  vices,  mais  en  même  temps  de  toutes 
ses  vertus.  Le  grand  homme  ne  s'aperçut  pas  qu'en 

5o  donnant  à  son  Emile  ce  qui  lui  manquait,  il  lui 
ôtait  ce  qu'il  possédait  lui-même.  Et  en  effet  cet 
homme,  élevé  au  milieu  du  rire  et  de  la  joie,  serait 
comme  un  athlète  élevé  loin  des  combats  ;  pour  être 


4'    LIVRAISON.  —    PROSE.  169 

un  Hercule,  il  faut  avoir  étouffé  les  serpents  dès  le 

55  berceau.  Tu  veux  lui  épargner  la  lutte  des  passions, 
mais  est-ce  donc  vivre  que  d'avoir  évité  la  vie? 
Qu'est-ce  qu'exister?  dit  Locke.  C'est  sentir.  Les 
grands  hommes  sont  ceux  qui  ont  beaucoup  senti, 
beaucoup  vécu,  et  souvent,   en  quelques  années, 

60  on  a  vécu  bien  des  vies.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
les  haut  sapins  ne  croissent  que  dans  la  région  des 
orages;  Athènes,  ville  du  tumulte,  eut  mille  grands 
hommes;  Sparte,  ville  de  l'ordre,  n'en  eut  qu'un, 
Lycurgue;  et  Lycurgue  était  né  avant  ses  lois. 

65  Aussi  voyons-nous  la  plupart  des  grands  hommes 
apparaître  au  milieu  des  grandes  fermentations 
populaires  :  Homère,  au  milieu  des  siècles  héroï- 
ques de  la  Grèce;  Virgile,  sous  le  triumvirat;  Os- 
sian,  sur  les  débris  de  sa  patrie  et  de  ses  dieux;  le 

70  Dante,  l'Arioste,  le  Tasse,  au  milieu  des  convul 
sions  renaissantes  de  l'Italie;  Corneille  et  Racine, 
au  siècle  de  la  Fronde;  et  enfin  Milton  entonnant 
la  première  révolte  au  pied  de  l'échafaud  sanglant 
de  White-Hall. 

75  Et  si  nous  examinons  quel  fut  en  particulier  le 
destin  de  ces  grands  hommes,  nous  les  voyons 
tous  tourmentés  par  une  vie  agitée  et  misérable; 
Camoëns  fend  les  mers,  son  poème  à  la  main; 
d'Ercilla  écrit  ses  vers  sur  des  peaux  de  bêtes  dans 

«o  les  forêts  du  Mexique;  ceux-là  que  les  souffrances 
du  corps  ne  distraient  pas  des  souffrances  de  l'âme, 
traînent  une  vie  orageuse,  dévorés  par  une  irrita- 
bilité de  ca|ractère  qui  les  rend  à  charge  à  eux-  [126] 
mêmes  et  à  ce  qui  les  entoure  :  heureux  ceux  qui 


84  et  à  ceux  qui  les  entourent 


170        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

85  ne  meurent  pas,  avant  le  temps,  consumés  par 
l'activité  de  leur  propre  génie,  comme  Pascal;  de 
douleur,  comme  Molière  et  Racine  ;  ou  vaincus 
par  les  terreurs  de  leur  propre  imagination,  comme 
ce  Tasse  infortuné. 
90  Admettant  donc  ce  principe  reconnu  de  toute 
l'antiquité,  que  les  grandes  passions  font  les  grands 
hommes,  nous  reconnaîtrons  en  même  temps  que 
de  même  qu'il  y  a  des  passions  plus  ou  moins 
fortes,  de  même  il  existe  divers  degrés  de  génie. 
95  Et  examinant  maintenant  quelles  sont  les  choses 
les  plus  capables  d'exciter  la  violence  de  nos  pas- 
sions, c'est-à-dire  de  nos  désirs,  qui  ne  sont  eux- 
mêmes  que  des  volontés  plus  ou  moins  pronon- 
cées, jusqu'à  cette  volonté  ferme  et  constante  par 

100  laquelle  on  désire  une  chose  de  toute  sa  vie,  tout 
ou  rien,  comme  César,  levier  terrible  par  lequel 
l'homme  se  brise  lui-même  ; 

Nous  tomberons  d'accord  que  s'il  existe  une 
chose  capable  d'exciter  une  volonté  pareille  dans 

io5  une  âme  noble  et  ferme,  ce  doit  être  sans  contredit 
ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  parmi  les  hommes. 

Or,  jetant  maintenant  les  yeux  autour  de  nous, 
considérons  s'il  est  une  chose  à  laquelle  cette  dé- 
nomination sublime  ait  été  justement  attribuée  par 

110  le  consentement  unanime  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  peuples. 

Et  nous  voici,  jeunes  gens,  arrivés  en  peu  de 
paroles  à  cette  vérité  ravissante  devant  laquelle 
toute  la   philosophie  antique  et  le  grand   Platon 

ii5  lui-même  avaient  reculé  :  que  le  Génie,  c'est  la 
Vertu.  E.  [Victor  Hugo.] 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE      ^*"î 


LA  JÉRUSALEM  DÉLIVRÉE 

Traduite  en  vers  français  par  M.  BAOUR-LORMIAN, 
de  l'Académie  française. 

(Deuxième  et  dernier  article.) 

Nous  avons  fait  connaître  notre  opinion  sur  le 
nouvel  ouvrage  de  M.  Baour-Lormian,  que  nous 
considérons  plutôt  comme  une  imitationque  comme 
une  traduction. 
5       Ce  serait  peut-être  ici  le  cas  d'examiner  pour- 
quoi l'on  n'exige  de  fidélité  dans  les  traductions  en 
vers,  que  pour  celles  d'un  ouvrage  de  l'antiquité. 
On  ne  fait  pas  grâce  au  poète,  qui  traduit  une  lan- 
gue morte,  d'un  mot  oublié,  d'une  expression  mal 
lo  rendue,  et  le  traducteur  d'une  langue  vivante  peut 
non  seulement  se  dispenser  de  rendre  un  vers  dif- 
ficile, mais  encore  omettre  un  passage  entier;  il 
semble  que,  plus  les  difficultés  augmentent,  plus 
on  aime  à  se  montrer  rigoureux.  C'est  une  contra- 
is  diction  que  nous  ne  savons  comment  expliquer. 
Nous  avons  prouvé  que  M.  Baour  s'était  permis, 
envers  ceux  qui   ont  traduit  le  Tasse  avant  lui, 
quelques-uns  de  ces  petits  emprunts,   qu'en  des 
temps  moins  polis  on  nommerait  des  plagiats. Nous 


172  LE    CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

20  n'avons  pas  dissimulé  les  parties  faibles  du  talent 
de  M.  Baour.  Notre  critique  a  été  sévère,  et  nous 
avons  traité  le  poète  d'autant  plus  rigoureusement 
qu'il  jouit  d'une  plus  grande  réputation.  Nous 
allons  continuer  l'examen  de  son  travail,  et,  plus 

25  heureux  sans  doute,  |  nous  n'aurons  que  des  éloges  [128] 
à  lui  donner.  Toutefois,  et  pour  être  justes,  que 
M.  Baour  nous  permette  de  lui  signaler  les  vers 
suivants  : 

T.  I.  p.  137  : 

Les  prêtres  du  Seigneur,  qu'un  zèle  saint  enflamme, 
3o    Chantent  pour  le  repos  et  la  paix  de  son  âme. 

T.  II,  p.  29  : 

En  son  appartement, 
L'amoureuse  Herminie  entre  languissamment. 

Ces  vers  ne  sont  que  prosaïques,  en  voici  de  ri- 
dicules : 

T.  II,  p.  283  : 

35    Et  déjà  leur  vengeance  exhausse  des  collines 
De  morts  et  de  blessés  et  de  vastes  ruines, 
Et  sur  le  mur  détruit  l'un  et  l'autre  à  l'instant 
De  corps  amoncelés  dresse  un  mur  palpitant. 

Ibid.,  p.  325  : 
L'enchanteur  lui  remet  une  mèche  allumée. 

Ibid.,  p.  72  : 

40  (Tancrède)  se  redresse  effrayant. 

Rugit,  et  de  ses  yeux  le  courroux  flamboyant 
Dévore  son  rival  à  travers  la  visière. 


4"    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       178 

Il  y  en  a  beaucoup  d'autres  de  cette  force,  que 
nous  ne  citons  pas,  persuadés  qu'ils  ne  pourront 
45  échapper  au  goût  exercé  de  M.  Baour  :  nous  ai- 
mons mieux  le  féliciter  sur  ces  quatre  jolis  vers  qui 
terminent  la  description  des  îles  fortunées,  et  qui 
sont  bien  à  lui,  puisque  l'idée  ne  s'en  trouve  pas 
dans  le  Tasse  : 

5o   Les  zéphirs,  amoureux  de  ces  rives  fleuries, 
Folâtrent  sur  les  eaux,  caressent  les  prairies, 
Et  balancent  dans  l'or  des  nuages  flottants 
Le  char  voluptueux  où  s'assied  le  Printemps. 

M.  Baour  est  quelquefois  heureux  dans  ses  des- 
55   criptions;  il  a  peint  avec  beaucoup  d'éclat  le  trône 
et  la  cour  du  calife,  et  c'est  avec  poésie  qu'il  a  rendu 
des  détails  bien  difficiles  : 

Par  cent  degrés  d'ivoire,  à  son  trône  on  arrive; 

Le  faste  oriental  sur  ses  pompeux  habits  (1291 

60   Éclate,  et,  sous  un  dais  enflammé  de  rubis. 

Le  monarque  à  ses  pieds  foule  un  tapis  superbe 

Où  l'or  pur  et  l'argent  s'entrelacent  en  gerbe. 

Un  lin,  par  sa  blancheur  de  la  neige  rival, 

Enveloppe  en  turban  son  front  impérial. 
65   Une  barbe  à  longs  flots  descend  sur  sa  poitrine, 

Son  seul  aspect  révèle  une  illustre  origine  ; 

Les  ans  n'ont  pas  éteint  les  éclairs  de  ses  yeux. 

Digne  du  rang  sacré  qu'il  tient  de  ses  aïeux, 

Sa  main  porte  le  sceptre,  et  dans  ses  traits  respire 
70   La  double  majesté  de  l'âge  et  de  l'empire. 

Ministres  du  calife  et  de  ses  volontés, 

Deux  satrapes  debout  s'offrent  à  ses  côtés  : 

Ils  partagent  l'éclat  de  la  grandeur  royale  ; 

Égaux  en  dignité,  leur  puissance  est  égale. 


174  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

75   L'un  porte  dans  sa  main  le  glaive  de  la  loi  ; 

L'autre  tient  un  sceau  d'or,  marque  de  son  emploi; 

L'un,  des  secrets  du  trône  heureux  dépositaire. 

Pèse  tous  les  délits  dans  sa  balance  austère  ; 

L'autre  règle  des  camps  le  nombre  et  l'appareil, 
80   En  nomme  tous  les  chefs,  préside  leur  conseil. 

Ne  rend  compte  qu'à  lui  des  trésors  qu'il  dispense. 

Et,  ministre  absolu,  punit  et  récompense. 

Mille  Circassiens,  d'un  courage  éprouvé, 

Veillent  autour  du  trône  avec  pompe  élevé. 
85    C'est  là  que  sur  un  siège  et  de  pourpre  et  de  soie. 

Le  calife  rayonne,  et  d'un  oeil  plein  de  joie 

Voit  en  ordre  marcher  tous  les  corps  principaux 

Qui  devant  lui  passaient,  inclinant  leurs  drapeaux. 

Ces  deux  derniers  ne  terminent  pas  heureuse- 
90   ment  ce  tableau;  nous  préférons  bien  ceux  de  Clé- 
ment, dont  nous  citerons  le  passage  entier,  pour 
faire  connaître  sa  manière  d'imiter  le  Tasse  : 

Là,  sous  un  dais  superbe,  élevé  {le  calife)  sur  un  trône. 
L'œil  à  peine  soutient  l'éclat  qui  l'environne; 
95   Le  faste  oriental  brille  en  ses  vêtements.  fl30] 

Son  front  luit,  couronné  de  mille  diamants', 
Ses  pieds  foulent  la  soie  et  la  pourpre  éclatante. 
Le  sceptre  de  la  guerre  est  dans  sa  main  puissante; 
Tout  respire  en  ses  traits  l'audace,  la  fierté, 
100  La  majesté  de  l'âge  et  de  l'autorité. 

Son  regard  dominait  ses  phalanges  guerrières 

Qui  sous  ses  yeux  passaient,  abaissant  leurs  bannières.  Etc. 

On  voit  que  si  Clément  l'emporte  par  la  rapi- 
dité, M.  Baour  a  vaincu  de  plus  grandes  difficultés 
io5  en  restant  fidèle  à  son  auteur. 

I.  Gilbert  avait  dit  avant  Clément  : 

Son  front  luit  étoile  de  mille  diamants.  (C.  L.) 


4'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       1/5 

Nous  ne  choisissons  pas,  pour  donner  une  idée 
du  travail  de  M.  Baour,  une  de  ces  scènes  drama- 
tiques que  le  Tasse  a  disposées  avec  tant  de  talent 
dans  sa  belle  épopée.  Un  pareil  genre  de  beauté 
était  facile  à  faire  passer  dans  la  poésie  française, 
qui  se  plie  bien  aux  formes  du  discours,  comme 
l'ont  prouvé  tous  nos  grands  tragiques. 

Il  est  d'autres  difficultés  qui  ont  privé  peut-être, 
jusqu'à  présent,  la  littérature  française  d'un  poème 
épique;  et  l'une  des  principales,  selon  nous,  c'est 
le  scrupule  de  nos  poètes,  même  les  plus  célèbres, 
à  se  servir  du  mot  propre,  lorsqu'il  n'a  pas  encore 
été  employé.  Notre  poésie  a  perdu  en  vérité  ce 
qu'elle  a  gagné  en  noblesse.  La  nécessité  d'éten- 
dre en  une  périphrase  ce  qu'on  aurait  pu  dire  d'un 
seul  mot  empêche  une  narration  d'être  rapide  et 
animée;  et  pour  une  seule  tournure  ingénieuse 
et  précise  combien  n'en  rencontrons-nous  pas  qui 
indiquent  à  peine  ce  que  l'auteur  a  voulu  dire, 
surtout  lorsqu'il  a  dû  raconter  une  scène  de  la  vie 
commune!  Cette  obscurité  |  rend  la  lecture  de  nos  [13iJ 
poèmes  modernes  fatigante  et  fastidieuse,  et  n'est 
pas  une  des  moindres  causes  du  dégoût  qu'inspire 
aujourd'hui  le  genre  descriptif. 

Déjà,  dans  la  Pétréide,  Thomas  avait  eu  l'heu- 
reuse hardiesse  d'ennoblir,  dans  ses  vers,  des 
expressions  qu'un  poète  vulgaire  eût  dédaignées 
comme  triviales.  Sachons  gré  à  M.  Baour  de  n'avoir 
point  cherché  à  éluder  cette  difficulté,  qui  n'en  est 
réellement  une  que  pour  un  versificateur  sans 
talent. 

La  description  du  'Bélier,  tracée  avec  vérité  et 
élégance,  prouve  que  la  langue  poétique  n'a  pas 


176        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

plus  de  bornes  en  France  que  chez  les  étrangers, 
quoiqu'elle  ait  plus  d'entraves. 

145  Nous  terminerons  cet  examen  du  poème  de 
M.  Baour  par  un  passage  où  il  a  heureusement 
imité  le  Tasse  :  Soliman  tué  par  Renaud.  Entre 
deux  héros  pareils,  le  combat  devenait  bien  diffi- 
cile à  décrire. 

i5o  Le  Tasse  (comme  celui  qui  peignit,  dans  le  sa- 
crifice d'Iphigénie,  Agamemnon  le  visage  voilé), 
a  éludé  cette  peinture  terrible  :  il  nous  apprend 
seulement  le  résultat  du  combat,  et  c'est  par  d'au- 
tres ressorts  que  l'admiration  pour  sa  valeur,  qu'il 

ibS  nous  y  intéresse.  —  Renaud  vient  d'immoler  le 
géant  A-draste. 

Infidèles,  chrétiens,  tout  recule  d'horreur, 

Et  Soliman  lui-même  en  pâlit  de  terreur. 

Il  ne  sait  que  résoudre;  un  tel  exploit  l'étonné, 
j6o   Et  d'un  trouble  inconnu  sa  grande  âme  frissonne. 

Il  voit,  il  sent  déjà  l'inévitable  mort. . . 

Mais  qui  peut  ici-bas  échapper  à  son  sort? 

Tel  qu'un  homme  souffrant  dont  le  sommeil  s'empare, 

Dans  l'excès  du  délire  où  sa  raison  s'égare, 
i65    S'il  voit  un  spectre  affreux  et  couvert  de  lambeaux,  [132] 

Tout  pâle  se  lever  de  la  nuit  des  tombeaux, 

Cherche  à  le  fuir...  Hélas!  tous  ses  efforts  l'abusent, 

Et  ses  pieds  et  ses  mains  à  ses  vœux  se  refusent  : 

Il  demeure  sans  voix,  immobile,  glacé, 
170   Et  sous  l'horrible  songe  il  palpite  oppressé  : 

Tel  Soliman  voudrait  au  sort  qui  le  menace 

Opposer  la  vigueur  de  sa  première  audace. 

Un  invincible  effroi  tient  ses  pas  enchaînés. 

Pour  défendre  ses  jours  au  glaive  destinés 
175    II  ne  peut  rien  :  du  moins,  quand  le  destin  contraire 

L'abandonne  au  courroux  de  son  fier  adversaire. 


^'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       l'JJ 

Il  ne  trouve  en  son  cœur,  d'où  l'espoir  s'est  enfui. 
Nul  sentiment  indigne  et  du  trône  et  de  lui  ; 
Et  lorsqu'à  succomber  sa  valeur  est  réduite, 
Il  ne  médite  poinl  la  retraite  ou  la  fuite. 
Tandis  qu'il  hésitait,  le  vainqueur  irrité 
Sur  lui  fond  et  s'élance  avec  rapidité  ; 
Dans  sa  main  resplendit  le  fer  impitoyable. 
Jamais  sous  un  aspect  plus  fier,  plus  effroyable. 
Aux  yeux  de  Soliinan  nul  guerrier  ne  s'offrit  : 
Aux  arrêts  du  Destin  noblement  il  souscrit, 
Et  sans  déshonorer  sa  chute  et  sa  disgrâce, 
Reçoit  avec  grandeur  le  coup  qui  le  terrasse. 
Lorsqu'enfin  ce  héros  dans  la  guerre  éprouvé. 
Abattu  tant  de  fois,  tant  de  fois  relevé. 
Comme  un  nouvel  Antée  eut  mordu  la  poussière. 
Et  de  ses  jours  fameux  achevé  la  carrière, 
L'inconstante  fortune  aux  étendards  français 
N'osa  plus  un  moment  disputer  le  succès, 
Et  du  pieux  Bouillon  terminant  les  alarmes. 
Vint  défendre  sa  cause  et  protéger  ses  armes. 

A.  [Abel  Hugo.] 


Lettres  sur  la  nouvelle  traduction  de  la  Jérusa-  [133] 
lem,  par  M.  'Baour-Lormian.  —  Observations 
oo       sur  la   traduction   en   vers  de  la  Jérusalem, 
par  M.  G.  G. 

Au  moment  où  nous  finissions  cet  article,  on 
vient  de  nous  apporter  deux  brochures  où  l'on  a 
examiné  la  traduction  de  M.  Baour-Lormian. 


178        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

2o5  L'auteur  des  Lettres,  qui  ne  paraît  pas  avoir  eu 
connaissance  des  plagiats  de  M.  Baour,  lui  fait 
quelques  critiques  un  peu  sévères,  mais  dont  nous 
engageons  ce  célèbre  académicien  à  profiter  dans 
la  prochaine  édition  de  sa  Jérusalem. 

210  Ces  Lettres  sont  écrites  avec  un  ton  d'urbanité 
qui  est  bien  rare  chez  les  critiques  du  jour.  Elles 
méritent  l'attention  des  amis  de  la  saine  littéra- 
ture, en  ce  qu'elles  signalent  presque  tous  les  vers 
faibles  et  ridicules  de  la  traduction  de  M.  Baour. 

2i5  M.  G.  G.,  dans  ses  Observations,  a  eu  principa- 
lement en  vue  les  emprunts  de  M.  Baour  à  La  Harpe 
et  à  Clément. 

Il  a  compté  jusqu'à  deux  cent  soixante-deux  vers 
pris  au  premier,  et  trois  cent  soixante  au  second. 

220  Nous  n'avons  pas  cherché  à  vérifier  si  ses  calculs 
sont  exacts;  mais  ce  que  nous  avons  été  à  même 
de  remarquer  nous  fait  croire  qu'il  n'a  pu  se  trom- 
per d'un  grand  nombre  de  vers;  et, s'il  faut  le  dire 
franchement,  nous  aurions  cru  que  M.  Baour  avait 

225  de  plus  grandes  obligations  à  ses  prédécesseurs. 
Il  est  vrai  que  M.  G.  G.  n'a  pas  compté  les  hémis- 
tiches. 

A.  [Abel  Hugo.] 


LES  VEPRES  SICILIENNES 

Tragédie  par  M.  C.  DELAVIGNE. 

LOUIS  IX 

Tragédie  par  M.  ANGELOT. 
(Deuxième  et  dernier  article.) 

[Quand  Sterne  a  promis  à  ses  lecteurs  un  cha- 
pitre sur  les  bottes  ou  les  jarretières,  fidèle  avant 
tout  à  sa  promesse,  il  |  amène,  tant  bien  que  mal,  [134^ 
la  dissertation  annoncée,  sans  s'embarrasser  de 
l'à-propos.  L'article  où  nous  allons  comparer  le 
style  des  Vêpres  Siciliennes  et  de  Louis  IX  n'a  déjà 
plus  ce  dernier  mérite;  mais,  comme  Sterne,  nous 
remplissons  un  engagement,  et  si  nous  n'avons 
pas  le  talent  de  dire  des  choses  neuves  sur  un  sujet 
usé,  du  moins  n'aurons-nous  pas  le  ridicule  de 
dire  des  choses  usées  sur  un  sujet  neuf.] 

Nous  remarquerons  d'abord  que  le  style  des  deux 
auteurs  manque  en  général  de  concision  et  de  cha- 
leur. Cependant  ce  reproche  est  [beaucoup]  moins 
mérité  par  M.  Delavigne.  Les  Vêpres  Siciliennes, 
et  surtout  le  rôle  de  Procida,  renferment  des  pas- 
sages écrits  avec  feu,  des  détails  rendus  avec  rapi- 
dité et  des  pensées   [profondes]   exprimées  avec 


Réimprimé  dans  Victor  Hugo  raconté  avec  de  nombreuses 
suppressions  [entre  crochets]. 
17  détails  enlevés  avec  rapidité 


l80        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

énergie.  M.  Ancelot  n'a  eu  ces   qualités   qu'une 

20  seule  fois  (acte  IV,  scène  iv).  Sa  versification  est 
pure  et  harmonieuse,  celle  de  M.  Delavigne  est 
noble  et  élégante.  Il  est  fâcheux  que  l'harmonie 
du  premier  dégénère  quelquefois  en  diffusion,  et 
la  noblesse  du  second  en  sécheresse.  Enfin,  si  le 

25  style,  dans  Louis  /X,  a  toujours  de  la  clarté,  dans 
les  Vêpres^  il  a  souvent  de  l'éclat. 

[Pour  prouver  ce  que  nous  avançons,  relative- 
ment à  M.  Delavigne,  nous  citerons  le  morceau 
suivant,  qui  est  peut-être  aussi,  il  faut  le  dire,  ce 

3o  qu'il  y  a  de  plus  brillant  dans  sa  tragédie.]  Nous 
ne  connaissons  dans  Louis  IX  rien  de  comparable 
à  ces  vers  où  Procida  raconte  à  son  fils  et  à  la 
princesse,  la  mort  de  cet  infortuné  Conradin  de 
Souabe,  si  lâchement  sacrifié  par  Charles,  comte 

35   d'Anjou. 

[Par  un  récit  fidèle 
Puissè-je  raffermir  ta  haine  qui  chancelle! 
Puisse  une  juste  horreur  te  saisir  comme  moi 
Au  nom  du  meurtrier  que  tu  nommes  ton  roi! 

40   Ecoutez-moi  tous  deux  ;  à  son  heure  dernière 
Conradin  m'adressa  cette  courte  prière  : 
M  Parmi  des  inhumains  j'abandonne  ma  sœur; 
Vivez,  qu'à  sa  jeunesse  il  reste  un  défenseur; 
Qu'elle  soit  votre  fille,  et  qu'un  jour  l'hyménée 

45   Aux  jours  de  Lorédan  joigne  sa  destinée.  » 
Je  promis  d'obéir;  mais  j'enviai  la  mort 
Du  jeune  Frédéric  qui  partagea  son  sort. 


19-20  une  seule  fois  dans  une  scène  du  quatrième  acte  — 
20-22  Sa  versification  a  de  l'harmonie,  celle  de  M.  Delavigne 
a  de  la  noblesse.  —  32  aux  vers  —  33-34  mort  de  Conradin 
de  Souabe,  lâchement  —  36-124  Passage  supprimé. 


4*    LIVRAISON.  —    LITTERATURE   FRANÇAISE.       l8l 

Il  s'exilait,  mon  fils,  d'un  illustre  héritag-e. 

Pour  combattre  à  seize  ans  sous  un  roi  de  son  âge  ; 

5o   L'échafaud  l'attendait,  il  y  monte,  et  soudain 
Je  vois  rouler  sa  tête  aux  pieds  de  Conradin, 

Votre  frère Ah  !  combien  sa  douleur  fut  touchante  I 

Pressant  de  son  ami  la  dépouille  sanglante, 
Il  lui  parlait  encor,  l'arrosait  de  ses  pleurs  : 

55    Tu  n'es  plus,  disait-il,  c'est  pour  moi  que  tu  meurs. 
Nos  vainqueurs  attendris  l'admiraient  en  silence; 
Mais  Charles  d'un  regard  enchaîna  leur  clémence. 
Cet  enfant  qui  pleurait  redevint  un  héros, 
Et  son  dernier  regard  fit  pâlir  les  bourreaux. 

60  Dans  les  Vêpres  Siciliennes,  si  le  caractère  de 
Montfort  est  faiblement  tracé,  du  moins  son  por- 
trait est-il  dessiné  d'une  manière  neuve  et  bril- 
lante. Tout  le  monde  aime  d'avance  ce  chevalier 
français,  qui 

65   Pousse  la  loyauté  jusques  à  l'imprudence, 

Et  pourrait  immoler,  sans  frein  dans  ses  désirs, 
Sa  vie  à  son  devoir,  son  devoir  aux  plaisirs. 

Nous  le   disons  avec  peine,  M.  Ancelot  n'est 

guère  plus  heureux  dans  ses  portraits  que  dans 

70  ses  caractères.  Il  s'y  prend  à   plusieurs   reprises 

pour  peindre  Nouradin;  d'abord  il  nous  apprend 

que  ce  prince  est 

Révéré  des  émirs,  adoré  des  soldats. 

(Act.  I,  scène  m.) 

et  ensuite  si 

75    Nouradin  a  séduit  et  le  peuple  et  l'armée 

(Act.  IV,  scène  11.) 


l82        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

c'est  que  [136] 

Le  soldat  le  chérit  et  le  peuple  l'honore. 

(Act.  II,  scène  i.) 

D'un  autre  côté,  est-il  question  de  saint  Louis  ? 

Le  soldat  le  respecte  et  le  peuple  l'admire. 

(Act.  II,  scène  iv.) 

80       Voici  la  conséquence  de  ce  vers  : 

On  respecte  Louis,  Almodan  le  redoute. 

(Act.  II,  scène  vu.) 

Ce  qui  fait  que  vous  n'êtes  aucunement  surpris 
lorsque  Almodan  vous  dit,  dans  sa  fureur  contre 
Nouradin  : 

85   Pour  ce  roi  qu'il  protège  et  que  mon  peuple  honore 
Un  reste  de  respect  me  retenait  encore. 

(Act.  III,  scène  iv.) 

On  voit  que  l'uniformité  dans  Louis  /X  n'est  pas 
seulement  le  défaut  des  personnages,  mais  encore 
le  vice  du  style.  Que  le  roi  dise  au  Soudan  : 

90   Trahis  tous  tes  serments,  je  tiendrai  ma  parole,  i 

Nous  applaudirons  à  un  sentiment  noble  noble- 
ment exprimé;  mais  c'est  ressembler  à  ces  gens 
qui  Jont  d'un  bon  mot  une  sottise,  que  de  répéter 
un  peu  plus  loin  : 

95   II  trahit  son  serment.  —  Je  respecte  le  mien. 


4'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       l83 

La  tragédie  de  M.  Ancelot  aurait  rudement 
exercé  la  patience  de  l'Arislarque  dont  parle 
Horace.  Croit-on,  par  exemple,  que  \e signum atrum 
n'aurait  pas  fait  justice  d'une  phrase  traînante  et 
5o  diffuse  comme  celle  que  l'auteur  place  dans  la 
bouche  de  Marguerite  (Acte  II,  scène  iv)  : 

Dieu  [137] 

Brisera-t-il  nos  fers?  et  ce  peuple  fidèle 
Qui  gémit  loin  de  vous,  dont  l'amour  vous  rappelle; 
35    Et  ces  infortunés,  dont^os  généreux  soins 

Adoucissaient  les  maux,  prévenaient  les  besoins; 
Reverront-ils  pour  eux  luire  ces  jours  prospères 
Où,  trouvant  dans  leur  roi  le  plus  tendre  des  pères. 
Contre  leurs  oppresseurs  ils  venaient  l'implorer? 

lo  Et  que  le  véritable  ami  n'aurait  pas  marqué 
transverso  calamo  les  vers  qui  suivent,  où  se  trouve 
rappelé  si  gauchement  un  des  souvenirs  les  plus 
attendrissants  de  notre  monarchie  : 

Vous  verront-ils  encor,  prompt  à  les  rassurer. 
[5    Oubliant  auprès  d'eux  la  grandeur  souveraine, 
Leur  rendre  la  justice,  assis  au  pied  d'un  chêne? 

Par  un  hasard  assez  singulier  M.  C.  Delavigne 
a  dit  de  même  en  parlant  de  Saint  Louis  (Acte  II, 
scène  ii)  : 

»o  Pour  écouter  les  pleurs  du  pauvre  sans  appui. 
D'un  chêne  encor  fameux  l'ombrage  tutélaire 
Semblait  à  sa  justice  un  digne  sanctuaire. 

Ces  vers,  quoique  peu  dignes  du  sujet,  nous 
semblent  encore  meilleurs  que  ceux  de  M.  Ancelot.] 


184        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

125  Le  hasard  a  [également]  voulu  que  le  cinquième 
acte  des  deux  tragédies  commençât  par  un  mono- 
logue placé  dans  la  bouche  des  princesses  (Mar- 
guerite et  Amélie),  qui,  toutes  deux  assez  insigni- 
fiantes  par  elles-mêmes,    se  trouvent    dans    une 

i3o  situation  à  peu  près  pareille  de  terreur  et  d'incer- 
titude. Les  deux  conspirations  viennent  d'éclater. 
Marguerite  craint  pour   son    fils   et    son  époux; 
Amélie  tremble  pour  son  amant. 
[Voici  comment  M.  Ancelot  fait  parler  Margue- 

i35   rite,  inquiète  et  désolée  : 

On  m'arrache  à  Louis!. . .  a-t-il  cessé  de  vivre? 
A-t-on frappé  mon  fils?  Et  je  n'ai  pu  les  suivre! 
Et  je  trouve  partout  de  barbares  soldats 
Qui  ferment  les  chemins,  qui  retiennent  mes  pas! 

140  J'entends  autour  de  moi  le  bruit  affreux  des  armes; 
Et  seule  en  ce  palais  arrosé  de  mes  larmes. 
Et  j'espère  et  je  crains.  S'ils  avaient  échappé, 
Si  le  Soudan. . .  Non,  non;  le  cruel  a  frappé. 
Ils  ont  péri.  Chassons  une  vaine  chimère. 

145   Quoi!  tout  à  l'heure  encor  j'étais  épouse  et  mère. 
Dieu  I  que  m'as-tu  laissé?  les  larmes,  leur  cercueil. 
Mon  fils  n'est  plus  I...  Ce  fils,  il  était  mon  orgueil. 
Cher  enfant!  que  de  joie  au  jour  de  ta  naissance  1 
Par  quels  chants  d'allégresse  et  de  reconnaissance 

i5o   Le  Français,  ô  mon  Dieu  1  bénissant  ta  bonté. 
Célébra  mon  bonheur  et  ma  fécondité  ! 
Plus  de  chants  de  bonheur.  France,  mon  fils  succombe. 
Et  l'espoir  d'un  beau  règne  est  perdu  dans  la  tombe.] 

Au  milieu  de  ce  luxe  de  points  d'exclamation  et 
i55   d'interrogation,  d'apostrophes  à  Dieu,  puis  au  cher 


i54  Chez  la  Marguerite  de  M.  Ancelot,  au  milieu  du  luxe 


4*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       l85 

enfant^  puis  encore  à  Dieu,  puis  enfin  à  la  France, 
il  est  difficile  de  trouver  le  langage  d'une  terreur 
vraie  et  maternelle.  De  ce  que  la  douleur  éclate  en 
sons  entrecoupés,  on  ne  doit  pas  conclure  qu'elle 

i6o  s'exprime  en  vers  hachés  et  décousus.  Le  désordre 
des  sentiments  n'entraîne  pas  le  vagabondage  des 
idées;  et  cette  remarque,  que  iM.  Ancelot  nous 
donne  ici  l'occasion  de  développer,  nous  a  été  déjà 
inspirée  depuis  longtemps  par  la  plupart  des  au- 

i65  teurs  dramatiques  du  siècle,  qui  prennent  l'extra- 
vagance du  discours  pour  le  délire  des  passions. 
[Voyons  si]  M.  Delavigne  a  su  mieux  rendre 
l'anxiété  d'Amélie  épouvantée  :. 

[Où  s'égarent  mes  pas?  quelle  horreur  m'environne? 
170   Seule,  en  ces  murs  déserts,  Elfride  m'abandonne. 

Je  ne  vois  point  Montfort;  errante  dans  la  nuit, 

Je  ne  saurais  bannir  la  terreur  qui  me  suit 

Entouré  d'ennemis...  ô  mortelles  alarmes! [139] 

Il  s'élance  à  travers  le  tumulte  et  les  armes. 
175   Dans  les  sacrés  parvis  j'entends  frémir  l'airain. 

Non,  ta  voix,  Lorédan,  n'éclatait  pas  en  vain  ! 

Quels  sinistres  adieux  !  tes  accents  prophétiques 

Retentissent  encor  sous  ces  tristes  portiques. 

Mon  heure  approche...  Où  suis-je ?  et  d'où  partent  ces  cris? 
180   Ces  murs  vont-ils  sur  moi  renverser  leurs  débris? 

Fuyons...  La  terre  tremble  et  la  foudre  étincelle; 

Montfort,  pour  nous  juger,  notre  Dieu  nous  appelle. 

D'abord,  selon  nous,]  ce  monologue  a  sur  celui 

de  Marguerite  un  grand  avantage,  celui  d'être  plus 

i85   court.  Depuis  que  nous  avons  lu,  dans  Théophile, 


167  M.  Casimir  Delavigne  —  iB3  Son  monologue  —  184  c'est 
d'être 


î86        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

les  soliloques  de  Pyrame  et  de  Thisbé,  les  longs 
monologues  produisent  sur  nous  l'effet  que  les 
longs  ouvrages  faisaient  à  Jean  La  Fontaine.  En- 
suite, M.  Casimir  Delavigne  a  mis  au  moins  quel- 

190  que  suite  dans  les  idées  d'Amélie.  Seule,  cherchant 
Montfort,  entendant  les  cloches  fatales,  ce  qu'elle 
dit,  il  est  naturel  qu'elle  le  sente;  les  quatre  der- 
niers vers  seulement  nous  semblent  moins  pathé- 
tiques que   déclamatoires  ;   c'est  l'emphase  d'un 

195  élève  de  rhétorique  et  non  la  terreur  d'une  jeune 
fille. 

[D'après  les  exemples  que  nous  venons  de  citer, 
il  est  facile  de  voir  en  quoi]  la  manière  de  M.  Dela- 
vigne l'emporte  sur  celle  de  M.  Ancelot.  La  versi- 

aoo  fication  soignée  de  ce  dernier  décèle  du  travail; 
le  style  inégal  du  premier  annonce  de  la  verve. 
Il  y  a,  dans  les  Vêpres  siciliennes,  de  ces  vers  frap- 
pés, sous  la  forme  desquels  la  pensée  qu'ils  expri- 
ment jaillit  sans  effort  du  cerveau  du  poète^  comme 

2o5   Minerve  toute  armée  : 

Que  sont  dans  leurs  succès  les  peuples  conquérants? 
Des  sujets  moins  heureux  sous  des  rois  plus  puissants. 

Ah  1  quand  on  est  heureux  qu'on  pardonne  aisément 

On  saura  tôt  ou  tard  vous  créer  des  forfaits, 
210   Et  brisant  par  degrés  le  nœud  qui  vous  rassemble. 
Punir  séparément  ceux  qu'on  épargne  ensemble. 

[Tant  qu'on  est  redoutable  on  n'est  point  innocent. 

L'effroi  chez  les  tyrans  se  tourne  en  cruauté,  etc. 


[140] 


200  ne  décèle  que  —  212-318  Supprimé. 


4'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       187 

On  aime  dans  ces  vers  le  mérite  du  style  joint  à 

2i5   celui  de  la  pensée.  En  voici  d'autres  qui,  à  cette 

double  qualité,  réunissent  encore  celle  de  peindre 

le  caractère  de  Procida,  lorsqu'il  dit  des  guerriers 

français  : 

J'élève  jusqu'aux  cieux  ces  nombreux  chevaliers, 

220   Nourris  dans  les  combats,  ardents,  pleins  de  vaillance. 

Que  je  hais  en  Sicile,  et  que  j'admire  en  France. 

Il  faut  en  convenir,  M.  Ancelot  n'a  pas  rendu 

avec  moins  de  bonheur  une  pensée  à  peu   près 

semblable,  dans  les  vers  qu'il  place  dans  la  bouche 

225  de  Nouradin,  parlant  de  ces   mêmes  chevaliers 

français  : 

Soudan,  je  n'ai  point  prétendu 
Cacher  les  sentiments  que  leur  vertu  m'inspire. 
Armés,  je  les  combats,  captifs  je  les  admire. 

23o  Seulement,  ces  beaux  vers  feraient  éprouver  plus 
de  plaisir  si  Nouradin  ne  semblait  répéter  ce  qu'il 
a  dit  de  Saint  Louis,  quelques  scènes  plus  haut  : 

Il  me  retrouverait  au  milieu  des  combats; 
Mais  il  est  opprimé,  j'embrasse  sa  défense. 

235       Nous  achèverons  notre  parallèle,  que  les  bornes 
de  ce  recueil  nous  contraignent  d'abréger,  en  com- 
parant les  récits  qui  forment  le  dénoûment  des 
deux  tragédies;  c'est  ordijnairement  dans  ces  mor-  [141] 
ceaux  de  luxe  que  les  auteurs  déploient  toutes  leurs 

240  forces  et  font  usage  de  tous  leurs  moyens.  Nous 
allons  donc  mettre  MM.  Ancelot  et  Casimir  Dela- 
vigne  en  présence;  le  lecteur  jugera  avec  nous. 
Écoutons  d'abord  l'auteur  de  Louis  IX  : 


LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 


Dieu,  vaincu  par  vos  pleurs,  s'est  déclaré  pour  nous. 
245    Ne  pouvant  du  Soudan  désarmer  la  colère, 

J'attendais  le  trépas  aux  côtés  de  mon  père  ; 

Des  gardes  d'Almodan  nous  étions  entourés. 

Assiégeant  son  palais,  de  son  sang  altérés. 

Chrétiens  et  musulmans,  qu'un  même  espoir  rassemble, 
25o   Étonnés  de  combattre  et  de  marcher  ensemble, 

Demandaient  à  grands  cris  qu'on  ftt  tomber  nos  fers. 

Des  gardes  tout  à  coup  les  rangs  se  sont  ouverts; 

Almodan  nous  entraîne,  il  s'élance,  il  s'écrie  : 

«  Nouradin,  où  t'emporte  une  aveugle  furie? 
255    Ne  me  connais-tu  pas?  crois-tu  m'intimider? 

Tombe  sur  moi  le  ciel,  plutôt  que  de  céder  I 

Tu  demandes  Louis?  vers  lui  tourne  la  vue; 

Regarde  :  sur  son  front  la  mort  est  suspendue. 

Peuple,  n'avance  pas;  et  vous,  chrétiens,  fuyez, 
260   Ou  sa  tête  à  l'instant  va  tomber  à  vos  pieds.  » 

Nos  vengeurs,  à  ces  mots,  frémissent  immobiles. 

Et  maintenant,  armés  de  glaives  inutiles. 

Ils  brûlent  d'avancer,  ils  n'osent  faire  un  pas,  etc. 

Nous  le  disons  avec  peine,  ces  vers  ne  présen- 
265  tent  ni  force,  ni  chaleur,  pas  même  une  coupe 
pittoresque;  ils  sont  harmonieux,  et  ce  n'est  pas 
beaucoup,  selon  nous,  qui  préférons  encore  des 
vers  durs  à  des  vers  faibles.  Dans  ce  morceau  tout 
est  vague  et  confus;  on  est  obligé  de  le  relire  plu- 
270  sieurs  fois  pour  se  faire  une  idée  de  la  scène  qu'il 
représente.  Le  tableau  de  M.  C.  Delavigne  est  au 
contraire  tracé  d'une  manière  ferme,  vive  et  pré- 
cise. 

ELFRIDE  [142] 

Du  lieu  saint,  à  pas  lents,  je  montais  les  degrés, 
275   Encor  jonchés  de  fleurs  et  de  rameaux  sacrés, 


4*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       189 

Le  peuple,  prosterné  sous  ces  voûtes  antiques, 
Avait  du  roi-prophète  entonné  les  cantiques. 
D'un  formidable  bruit  le  temple  est  ébranlé. 
Tout  à  coup  sur  l'airain  ses  portes  ont  roulé. 
280   II  s'ouvre  :  des  vieillards,  des  femmes  éperdues, 
Des  prêtres,  des  soldats,  assiégeant  les  issues. 
Poursuivis,  menaçants,  l'un  par  l'autre  heurtés. 
S'élancent  loin  du  seuil  à  flots  précipités. 

Ces  vers  sont  pleins  d'action  et  de  mouvement; 
poursuivons  : 

285    Ces  mots  :  Guerre  aux  tyrans,  volent  de  bouche  en  bouche  t 

Le  prêtre  les  répète  avec  un  œil  farouche  ; 

L'enfant  même  y  répond.  Je  veux  fuir,  et  soudain 

Ce  torrent  qui  grossit  me  ferme  le  chemin. 

Nos  vainqueurs,  qu'un  amour  profane  et  téméraire 
290   Rassemblait  pour  leur  perte  au  pied  du  sanctuaire. 

Calmes,  quoique  surpris,  entendent  sans  terreur 

Les  cris  tumultueux  d'une  foule  en  fureur. 

Le  fer  brille,  le  nombre  accablait  leur  courage... 

Un  chevalier  s'élance,  il  se  fraie  un  passage; 
295   II  marche,  il  court  :  tout  cède  à  l'effort  de  son  bras 

Et  les  rangs  dispersés  s'ouvrent  devant  ses  pas. 

Il  affrontait  leurs  coups,  sans  casque,  sans  armure... 

Cette  scène,  animée  et  intéressante,  plonge  le 
spectateur  dans  l'anxiété.  Ce  vers  : 

3oo   Et  les  rangs  dispersés  s'ouvrent  devant  ses  pas. 

est  beaucoup  plus  pittoresque  que  celui  de  M.  An- 
celot  : 

Des  gardes  tout  à  coup  les  rangs  se  sont  ouverts. 

et  celui  qui  suit,  il  affrontait  leurs  coups,  sans  cas- 


190        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

3o5   que,  I  sans  armure,  nomme  d'avance  le  chevalier  [143] 
qui  vient  défendre  les  Français. 

C'est  MontfortI  A  ce  cri  succède  un  long  murmure. 
«  Oui,  traîtres,  ce  nom  seul  est  un  arrêt  pour  vous; 
Fuyez  »,  dit-il,  superbe  et  pâle  de  courroux. 
3 10   II  balance  dans  l'air  sa  redoutable  épée. 

Fumante  encor  du  sang  dont  il  l'avait  trempée,  etc. 

C'est  vraiment  ainsi  que  doit  être  écrite  la  nar- 
ration tragique;  la  courte  harangue  de  Montfort 
vaut  mieux  que  le  discours  trop  long  d'Almodan; 

3i5  et  Montfort^  superbe  et  pâle  de  courroux,  offre  une 
image  admirable  de  grandeur  et  de  vérité.  Nous 
laisserons  au  lecteur  le  soin  d'achever  ce  paral- 
lèle;] en  lisant  attentivement  les  deux  tragédies, 
on  reconnaîtra  sans  peine  que  les  qualités  du  style 

3ao  de  M.  Casimir  Delavigne  sont  beaucoup  plus  émi- 
nemment poétiques  que  celles  de  la  versification 
de  M.  Ancelot.  [La  justice  nous  force  pourtant  à 
dire  que  des  deux  narrations  que  nous  venons  de 
rapprocher,  celle  de  Philippe  finit  mieux  que  celle 

325   d'Elfride.  Ces  vers  sur  Raymond  : 

Il  meurt,  et  devant  Dieu,  qu'implore  son  effroi. 
Il  paraîtra,  couvert  du  pardon  de  son  roi. 

sont  bien  meilleurs  que  cette  imprécation  hyper- 
bolique et,  qui  pis  est,  usée  : 

33o         Puisse  le  soleil  fuir,  et  cette  nuit  sanglante 

Cacher  au  monde  entier  les  forfaits  qu'elle  enfante  I 


32a-35o  Supprimé. 


4'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURK    FRANÇAISE.       I9I 

Nous  ne  pouvons  achever  cet  article  sans  dire 
un  mot  de  la  tragédie  de  M.  D***  {Louis  IX  dans 
les  Jers),  que    l'on   a   accusé  M.    Ancelot  d'avoir 

33b  copiée.    En  ce   cas,  tout    au   contraire  du   vieux 
conte  arabe,  ce  serait  la  pièce  de  cuivre  qui  se  se- 
rait changée   en   pièce  d'or  dans   la  poche  du  vo- 
leur. I  Nous  ne  croyons   pas  que  M.  Ancelot  ait  [144] 
rien  pris  à  M.  D***  pour  la  raison  qu'il  n'y  avait 

340  rien  à  prendre'. 

Si  les  sujets  des  Vêpj-es  siciliennes  et  de  Louis  IX 
étaient  encore  vierges  pour  la  scène  française,  la 
muse  épique  avait  déjà  consacré  des  chants  au  hé- 
ros de  M.  Ancelot.  Le  P.  Lemoyne  avait  même, 

345  dans  son  épopée  de  Saint-Louis,  rappelé  en  des 
vers  pleins  d'une  énergie  singulière,  les  déplora- 
bles vêpres  de  Sicile. 

Lors  sur  le  mont  Gibel ,  les  noires  Euménides 
Sonnèrent  de  leurs  cors  ces  vespres  homicides 
35o   Où  tout  le  sang  français  fut  versé  dans  un  jour.] 

Nous  ne  relèverons  pas  la  manière  peu  civile 
dont  nos  deux  jeunes  auteurs  ont  traité  l'histoire 
des  temps  féodaux;  pourrions-nous  blâmer  quel- 
qu'inexactitude  dans  des  poètes  tragiques,  lors- 
355  qu'il  s'agit  de  siècles  déjà  si  reculés,  nous  qui 
voyons  chaque   jour  applaudir  et   payer  le   men- 

1.  [Excepté,  peut-être,  le  personnage  du  renégat,  M.  Ance- 
lot prétend  l'avoir  trouvé  dans  les  mémoires  du  temps  :  nous 
croyons  connaître  les  vieilles  Chroniques,  et  nous  n'y  avons 
rien  vu  de  pareil.  M.  Ancelot  nous  ferait  plaisir  en  nous  in- 
diquant l'endroit  où  il  a  puisé  l'idée  de  ce  rôle.  (C.  L.)] 


355  de  siècles  déjà  reculés 


192        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

songe  dans  des  historiens  qui  racontent  les  événe-  , 

ments  de  nos  jours  et  les  faits  passés  sous   nos 
yeux?  Nous  demanderons  toutefois  à  M.  Ancelot  ] 

36o  pourquoi  il  a  emprunté  à  M.  D***  le  nom  tronqué  ] 

d'Almodan.  Almoâdan,  véritable  nom  du  Soudan  ] 

d'Égyte,  joignait  à  cet  avantage  celui  d'être  plus  ^ 

harmonieux.  Ces  hiatus  dans  les  noms  propres  se 
rencontrent  fréquemment  chez    ces   Grecs  dont 

365   Horace  a  dit  : 

Gratis  dédit  ore  rotundo 
Musa  loqui. 

Résumons-nous.  L'ouvrage  de  M.  C.  Delavigne  [1*5]  J 
est  supérieur  à  celui  de  M.  Ancelot,  sous  presque 

370  tous  les  rapports;  aussi  a-t-il  obtenu  un  succès  de 
vogue,  qui  dure  encore,  tandis  que  Louis  IX  n'a 
eu  qu'un  succès  de  mode,  qui  est  déjà  oublié.  Tou- 
tefois, soyons  justes,  l'auteur  du  dernier  acte 
d'Abufar  promettait  moins;   l'auteur  de  la  ^re- 

375  mière  'Messénienne  promettait  davantage. 

V.  [Victor  Hugo.] 


36o  pourquoi  il  a  tronqué  le  nom  d'Almodan  —  362  joignait 
l'avantage  d'être  plus  vrai  celui 


RÉFLEXIONS   MORALES  ET  POLITIQUES 
SUR   LES  AVANTAGES 

DE   LA  MONARCHIE 

Par  M  •  C.  de  M*** 
(Premier  article) 

Le  Baile  Molino  demandant  un  jour  au  fameux 
Ahmed-Pacha  pourquoi  Mahomet  défendait  le  vin 
à  ses  disciples  :  pourquoi  il  nous  le  défend,  s'écria 
le  vainqueur  de  Candie?  c'est  pour  que  nous  trou- 

5  vions  plus  de  plaisir  à  le  boire.  Et  en  effet,  la  dé- 
fense assaisonne  :  c'est  ce  qui  donne  la  pointe  à  la 
sauce,  dit  Montaigne;  et  depuis  Martial,  qui 
chantait  à  sa  maîtresse  :  Galla,  nega,  satiatur 
amor,    jusqu'à   ce   grand  Caton,  qui    regretta   sa 

lo  femme  quand  elle  ne  fut  plus  à  lui,  il  n'est  aucun 
point  sur  lequel  les  hommes  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  lieux  se  soient  montrés  aussi  souvent 
les  vrais  et  dignes  enfants  de  la  bonne  Eve. 
Je  ne  voudrais  donc  pas  qu'on  défendît  au  beau 

5  sexe  d'écrire;  ce  serait  en  effet  le  vrai  moyen  de 
faire  prendre  la  plume  à  toutes  les  femmes;  bien 


Deux  fragments  reproduits  dans  Littérature  et  Philosophie 
tnétées,  t.  I,  pp.  44-47  et  107-108.  En  tête  du  premier  (1-84)  le 
titre  :  «  A  propos  d'un  livre  politique  écrit  par  une  femme. 
Décembre  1819.  » 

14  défendît  aux  femmes  —  i5-i6  de  leur  faire  prendre  la 
plume  à  toutes 

i3 


194        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

au  contraire,  je  voudrais  qu'on  le  leur  ordonnât 
expressément,  comme  à  ces  savants  des  univer- 
sités d'Allemagne  qui  remplissaient  l'Europe  de 

20  leurs  doctes  commentaires,  et  dont  on  n'entend 
plus  parler,  depuis  qu'il  leur  est  ordonné  de  faire 
un  livre  au  moins  une  fois  par  an. 

Et  en  effet,  c'est  une  chose  bien  remarquable  et 
bien  peu  remarquée,  que  la  progression  effrayante 

25   suivant  |  laquelle  l'esprit  féminin  s'est  depuis  quel-  [146] 
que  temps  développé.  Sous  Louis  XIV,  on  avait 
des  amants  et  on  traduisait  Homère;  sous  Louis 
XV,  on  n'avait  plus  que  des  amis,  et  l'on  commen- 
tait Newton;  sous   Louis  XVI,  une  femme  s'est 

3o  rencontrée  qui  corrigeait  Montesquieu  à  un  âge 
où  l'on  ne  sait  encore  que  faire  des  robes  à  une 
poupée.  Je  le  demande,  où  en  sommes-nous?»  où 
allons-nous.^  que  nous  annoncent  ces  prodiges? 
quelles  sont  ces  nouvelles  révolutions  qui  se  pré- 

35   parent?  [Pour  moi,  à   de  pareils  événements   il 
m'est  impossible  de  me  taire;  et  quelles  que  puis- 
sent être  les  conséquences  de  mes  paroles,  il  faut 
que  je  parle,  et  je  vais  parler. 
Je  vais  donc  exposer  ici]  une  idée  qui  me  tour- 

40  mente,  une  idée  qui  nous  a  souvent  occupés,  mes 
vieux  amis  et  moi,  idée  si  simple,  si  naturelle,  que 
si  une  chose  m'étonne,  c'est  qu'on  ne  s'en  soit  pas 
encore  avisé  dans  un  siècle  où  il  semble  que  l'on 
s'avise  de  tout,  où  les  récureurs  de  peuples  en  sont 

45  aux  expédients,  [où  l'on  conspire  jusque  sur  les 
bancs,  où  l'on  pétitionne  jusque  sur  les  toits.] 


21  il  leur  est  enjoint  —  22  au  moins  par  an  —  27  et  l'on 
39  II  y  a  une  idée  —  44  et  où  les  récureurs 


4'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       IQS 

Je  songeais,  dis-je,  en  voyant  cette  émancipa- 
tion graduelle  du  sexe  féminin,  à  ce  qu'il  pourrait 
arriver  s'il  prenait  tout  à  coup  fantaisie  à  quelque 

5o  forte  tête  de  jeter  dans  la  balance  politique  cette 
moitié  du  genre  humain,  qui  jusqu'ici  s'est  con- 
tentée de  régner  au  coin  du  feu;  d'ailleurs  les  fem- 
mes ne  peuvent-elles  pas  se  lasser  de  suivre  sans 
cesse  la  destinée  des  hommes?  Gouvernons-nous 

55  assez  bien  pour  leur  ôter  l'espérance  de  gouverner 
mieux  ?  aiment-elles  assez  peu  la  domination  pour 
que  nous  puissions  raisonnablement  espérer  qu'el- 
les n'en  aient  jamais  l'envie?  En  vérité,  plus  je  mé- 
dite et  plus  je  vois  que  nous  sommes  sur  un  abîme. 

60   II  est  vrai  que  nous  avons  pour  nous  les  canons  et 
les  baïonnettes,  et  que  les  femmes  nous  semblent 
sans  grands  moyens  de  révolte.  Cela  vous  rassure, 
et  moi  I  c'est  ce  qui  m'épouvante.  [Je  ne  saurais  [147] 
dire  tous  les  mauvais  rêves  que  j'ai  faits  cette  nuit, 

65  après  avoir  assisté  hier  à  la  représentation  des 
Petites  Danaïdes,  pièce  qui,  en  vérité,  peut  être 
d'un  fort  mauvais  exemple.] 

On  connaît  cette  inscription  terrible  placée  par 
Fonseca  sur  la  route  de  Torre  del  Greco  :  Posteri, 

70  posteri  vestra  res  agitur.  Torre  del  Greco  n'est  plus  ; 
la  pierre  prophétique  est  encore  debout. 

C'est  ainsi  que  je  trace  ces  lignes,  dans  l'espoir 
qu'elles  seront  lues,  sinon  de  mon  siècle,  du  moins 
de  la  postérité  :  il  est  bon  que  lorsque  les  malheurs 

75  que  je  prévois  seront  arrivés,  nos  neveux  sachent 
du  moins  que,  dans  cette  Troie  nouvelle,  il  exis- 
tait   une    Gassandre,    cachée    dans    un    grenier. 


52  au  coin  du  feu  et  ailleurs.  Et  puis  les  femmes 


196        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

rue  Quincampoix,  n"4.  Et  s'il  fallait  après  tout  que 
je  dusse  voir  de  mes  yeux  les  hommes  devenus 
80  esclaves  et  l'univers  tombé  en  quenouille,  je  pour- 
rai du  moins  me  faire  honneur  de  ma  sagacité;  et 
qui  sait?  je  ne  serai  peut-être  pas  le  premier  hon- 
nête homme  qui    se   sera  consolé  d'un   malheur 
public,  en  songeant  qu'il  l'avait  prédit. 
85       [Toutefois,  que  M  """de  M...  se  rassure;  elle  serait 
la  dernière  à  qui   je  voulusse  interdire  le  droit 
d'écrire.  La  force  de  la  vérité  m'a  entraîné,  j'ai  dû 
parler  pour  l'honneur  de  mon  sexe,  afin  qu'il  ne 
fût  pas  réduit  à  subir  publiquement  un  joug  dont  il 
90   s'accommode  si  bien  en  particulier.  Mais  en  vérité, 
dans  cette  cause,  comme  dans  la  plupart  de  celles 
où  les  hommes  plaident  contre  les  femmes,  c'était 
encore   notre   intérêt    qui    plaidait    contre    notre 
plaisir. 
95       On  ne  lisait  déjà  plus  du  temps  de  Voltaire,  et 
l'on  dirait  que  du  nôtre  on  ne  sait  plus  lire.  Cette 
réflexion,    qui    m'est    suggérée    par  l'ouvrage  de 
M°"  de  M...  n'y  est  nullement  applicable.  M"'  de 
M...  ne  marque  dans  l'ignorance  du  temps  que  par 
100  une    honorable    exception;    son   érudition    ferait 
honneur,  je  ne  dirai  pas  à   un  homme  du  siècle 
des  I  lumières,  mais  à  un  homme   du  siècle  des  [148j 
ténèbres;  et  en  effet,  aujourd'hui  nous  ne  sommes 
plus,  comme  jadis,  plus  ou  moins  savants;  nous  ne 
io5   sommes  que  plus  ou  moins  ignorants.  Le  profes- 
seur prend   Caton  l'Ancien  pour  Caton  d'Utique, 
le  bachelier  prend  Titus  pour  Néron;   et  comme 
l'on  voit,  il  y  a  toujours  proportion  de  talent. 


78  rue  Mézières,  n*  10. 


4*   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   FRANÇAISE.       I97 

Mais  si  l'érudition  de  M"'  de  M...  paraît  destinée 
iio  à  faire  le  charme  de  ses  lecteurs,  je  ne  crois  pas 
qu'elle  cause  moins  de  tourment  à  ses  critiques. 
Et  en  effet,  n'est-ce  pas  un  véritable  guet-apens 
que  cette  malice  de  ne  pas  citer  les  auteurs  dont 
on  met  en  œuvreles  idées?M""de  M...  pense-t-elle 
u5   donc  que  les  journalistes  aient  dans  leur  tête  tous 
les  auteurs  dont  ils  parlent,  eux  qui  ne  lisent  même 
pas  les  ouvrages  dont  ils  rendent  compte?  Et  est-il 
bien  charitable  d'exposer  ainsi  un  pauvre  homme 
qui  croit  pouvoir  critiquer  en  toute  conscience,  à 
120  donner,  sur  la  joue  d'un  auteur  qui  se  présente 
comme  inconnu,  un  soufflet  à  Horace  ou  à  Virgile, 
comme  dit  Montaigne;  ce  qui  est  très  désagréable. 
Toutefois,  de  même  que  les  arguments  les  plus 
vrais  ont  toujours  leur  côté  faux,  et  les  places  les 
125   mieux  défendues  leur  côté  faible,  il  est  arrivé  que 
cette  petite  ruse  que  M"'  de  M...  croyait  sans  doute 
devoir  lui  être  si  utile,  et  qui  devait  peut-être  réus- 
sir auprès  des  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes  de 
nos  journalistes,  par  un  juste  châtiment  du  ciel,  est 
i3o  en  quelque  sorte  avec  nous  retombée  sur  elle-même. 
Et  en  effet,  son  ouvrage  n"eut  pas  été  plutôt  déposé 
sur  le  fatal  tapis-vert,  que  le  piège   fut  reconnu 
tout  d'abord,  et  que  c'était  à  qui,  dans  le  docte 
aréopage,  refuserait  de  s'en  charger;  tellement  que, 
i35   nos  plus  fortes  têtes  abandonnant  la  partie,  l'ou- 
vrage m'a  été  adjugé  tout  d'une  voix,  à  moi  pau- 
vre hère,  qui  ayant  passé  toute  ma  vie  dans  les 
livres,  suis  en  quelque  sorte  devenu  comme  un 
livre  ambulant,   et  qui   n'étais   dans  le   principe 
140  chargé  que  |  de  la  partie  mémoire  du  Conserva-  [149] 
teur.  Or,  si  les  années  viennent  souvent  sans  la 


igS        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

science  et  la  sagesse,  la  science  et  la  sagesse  vien- 
nent rarement  sans  les  années  :  cela  veut  dire  que 
je  suis  vieux;  et  comme  M""  de  M...  le  sait,  plus 

145  on  est  vieux,  moins  on  est  galant;  moins  on  est 
galant,  plus  on  est  sincère.  11  est  vrai  que  M""  de 
M...  n'a  pas  beaucoup  à  craindre  de  ma  sincérité, 
et  que,  s'il  faut  en  croire  à  ma  vieille  voisine,  la 
politesse    des   vieillards    de    notre    temps    valait 

i5o  encore  mieux  que  la  galanterie  des  jeunes  gens 
d'aujourd'hui. 

Et  ici,  comme  je  m'aperçois  que  mes  pages  se 
sont  insensiblement  remplies,  et  que  j'ai  consacré 
à  exposer  des  vérités  indispensables  un  espace  que 

i55  je  devais  exclusivement  à  M""  de  M...,  je  dépose 
la  plume,  et  je  déclare  que,  dans  un  article  long  et 
prochain,  je  m'occuperai  de  l'examen  approfondi 
des  principes  de  cette  dame.  Et,  en  attendant, 
comme  le  mauvais  exemple  ne  m'a  pas  gâté,  je  ne 

160  ferai  pas  au  lecteur,  après  l'avoir  entraîné  jusqu'ici, 
la  méchante  plaisanterie  de  refuser  de  lui  dire  ce 
qu'il  attend  sans  doute  avec  impatience,  ce  qui 
doit  servir  à  fixer  son  jugement  sur  le  talent  de 
M°"de  iM...,  avant  même  la  lecture  de  son  ouvrage; 

i65  en  un  mot,  la  première  chose  que  l'on  demande 
d'un  homme,  et  la  seconde  que  l'on  demande  d'une 
femme,  savoir  quelles  sont  ses  opinions  politiques, 
et  dans  quel  parti  on  doit  la  ranger,  puisque  nous 
en  sommes  venus  au  point  de  n'avoir  plus  que  des 

170  partis  en  France.] 

Je    vous    dirai    donc,    mon   cher    lecteur,    que 


171  et  suiv.  Conservé  avec  certaines  suppressions  dans  la 
section  «  Fantaisies  »  p.  107.  Daté  de  février  1819. 


4"   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   FRANÇAISE.       199 

ce  que  veut  M"'  de  M...,  c'est  ce  que  tout  le  monde 
veut,  ce  que  tout  le  monde  demande,  c'est-à-dire 
du  pouvoir  pour  le  Roi  et  des  garanties  pour  le 

75  peuple;  [et  en  cela  je  ne  vous  aurais  rien  dit,  si  je 
ne  vous  affirmais  en  même  temps  que  ce  que  veut 
M""'  de  M...,  elle  le  veut  non  seulement  de  bouche, 
mais  encore  de  cœur,  c'est-à-dire  qu'elle  est  ultra.] 
Et  en  cela  M  "'  de  M...  est  bien  différente  (je  ne  [150J 

80  fais  cette  remarque  que  pour  la  postérité)  de  cer- 
tains honnêtes  gens  de  ma  connaissance  qui  pro- 
fessent hautement  la  même  maxime,  et  qui,  lors- 
qu'on en  vient  aux  applications,  se  trouvent  n'en 
vouloir  réellement,  les  uns  qu'une  moitié,  les  au- 

85  très  qu'une  autre,  c'est-à-dire  les  uns  qu'un  peu 
de  despotisme,  et  les  autres  que  beaucoup  de 
licence,  à  peu  près  comme  feu  mon  père,  qui  avait 
sans  cesse  dans  la  bouche  le  fameux  précepte  de 
l'école  de  Salerne  :  Manger  peu,  mais  souvent;  mais 

90  qui  n'en  admettait  que  la  première  partie  pour 
l'usage  de  sa  maison. 

B.  [Victor  Hugo.] 

172-173  ce  que  je  veux,  c'est  ce  que  tout  le  monde  veut 
—  179-180  Et  en  cela,  je  suis  bien  différent  de  certains  — 
187  comme  feu  mon  grand-oncle  —  188  sans  cesse  à  la  bou- 
che —  191  de  la  maison. 


SPECTACLES 


PREMIÈRE  REPRÉSENTATION 

DES  COMÉDIENS 

Comédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  de  M.  Casimir  DELAVIGNE 

Les  grands  talents  du  premier  théâtre,  si  peu 
soigneux  des  plaisirs  du  parterre,  semblaient  vou- 
loir faire  passer  en  proverbe  que  le  zèle  ne  con- 
vient qu'à  la  médiocrité.  Le  second  théâtre  tra- 

5  vaille  avec  succès  à  démentir  cette  insolente  idée; 
il  a  prouvé  du  talent,  ce  qui  est  beaucoup;  il  mon- 
tre du  zèle,  ce  qui  est  encore  plus.  Aux  pièces 
nouvelles  qu'il  a  déjà  représentées  avec  succès, 
il  vient  d'ajouter  encore  les  Comédiens  ;  et  si  cet 

lo  exemple  pouvait  engager  M.  le  semainier  de  la 
Comédie  française  à  voir  s'il  y  a  moins  d'un  pouce 
de  poussière  sur  tant  de  pauvres  manuscrits  inhu- 
més dans  les  vieux  cartons,  ce  serait  peut-être  la 
seule  fois  où  une  jalousie  d'acteurs  aurait  été  bonne 

i5  à  quelque  chose,  et  ce  cas  unique  offrirait  un  trait 
de  plus  à  M.  Casimir  Delavigne. 

Ce  n'est  pas  que  ce  jeune  auteur  ait  épuisé  tous  [151J 
les  traits  que  les  comédiens  peuvent  fournir  au 
ridicule.   Son  ouvrage,   nous  l'avouons  avec  un 

20  véritable  regret,  a  été  loin  de  remplir  sous  ce 
rapport  l'attente  des  spectateurs.  Nous  ne  deman- 


202  LE   CONSr:RVATEUR    LITTERAIRE. 

dions  pas,  à  la  vérité  (comme  l'auteur  a  paru  le 
soupçonner  dans  un  prologue  plein  d'esprit),  une 
satire  avouée  et  directe  du  Voisin.  Le  but  de  la 

25  comédie  est  trop  noble  pour  que  nous  avions  pu 
supposer  un  instant  que  M.  Delavigne  descendrait 
jusque-là.  Une  grande  idée,  une  idée  essentielle- 
ment morale  devait  donner  la  vie  à  l'ouvrage  de 
ce  jeune  homme;  l'insolente  ingratitude  des  comé- 

3o  diens  envers  les  auteurs  qui  les  font  vivre  est  une 
monstruosité  assez  remarquable  pour  mériter  les 
honneurs  de  la  scène,  et  le  tableau  qui  mettrait 
sous  nos  yeux  l'arrogance  de  l'histrion  devant  le 
poète  serait  digne  de  figurer  près  de  ï Avare  et  du 

35  ^Misanthrope ,  s'il  était  vrai,  c'est-à-dire  s'il  était 
révoltant  de  ridicule.  Qu'une  muse  mordante  et 
sévère  eût  joint  comme  accessoires  quelques  traits 
sur  l'ignorance  des  jurys  comiques,  la  bassesse 
des  intrigues   de  coulisses,    l'égoisme  des  comé- 

40  diens  voyageurs  et  la  vanité  des  actrices  ambu- 
lantes, le  despotisme  des  sociétaires  sur  les  pen- 
sionnaires, la  tyrannie  des  acteurs  envers  les  au- 
teurs, et  même  la  haute  police  exercée  par  certains 
grands  seigneurs  sur  les  uns  et  les  autres;  rien  de 

45  mieux,  et  tant  pis  pour  les  originaux  des  portraits 
si  le  public  en  avait  signalé  quelques-uns,  car  aussi 
bien  de  pareils  abus  mériteraient  d'autres  châti- 
ments que  des  allusions  de  théâtre.  En  un  mot, 
il  fallait  nous  montrer  les  rois  de  la  scène  absolu- 

5o  ment  tels  qu'ils  sont  dans  leur  intérieur,  domestica 
Jacta.  Il  ne  s'agissait  pas  de  lever  un  coin  du 
rideau,  il  fallait  déchirer  la  toile,  et  c'est  ce  que 
M.  Delavigne  n'a  point  fait,  seu  debilior,  seu  timi- 
dior. 


4'    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  203 

55        Rien   n'est  comparable  à  l'ennui  de  faire  une 
analyse,   si  ce   n'est  peut-être   l'ennui  de  la  lire. 
Cependant  on  ne  sau|rait  toujours  capituler  avec  [152] 
les  principes;  et  puisqu'il  est  de  règle  de  donner 
un  précis  des  pièces  que  l'on  critique,  pour  prou- 

6o  ver  que  du  moins  on  les  a  vues,  nous  allons  pré- 
senter le  plus  succinctement  possible  l'esquisse 
des  Comédiens,  engageant  d'avance  le  lecteur  à  ne 
pas  lire  ce  paragraphe,  que  nous  n'aurons  peut- 
être  pas  nous-mêmes  la  patience  d'achever. 

65  Victor,  jeune  poète  de  haute  espérance,  aime 
Lucile,  jeune  actrice  d'un  rare  talent  et  d'une  vertu 
plus  rare  encore. 

De  la  beauté,  vingt  ans,  et  pas  de  cachemire  ! 

Granville,  brave  marin,  légataire  universel  d'un 
70  oncle  opulent  qui  l'a  chargé  de  doter  une  petite 
cousine,  qui  n'est  autre  que  l'actrice  Lucile,  arrive 
à  Bordeaux  pour  s'éprendre  aussi  de  cette  dernière, 

Que  pourtant  il  n'a  vue 
Qu'en  payant  au  bureau  sa  première  entrevue. 

Lord  Pembrock,  voyageur  anglais,  possesseur 
d'une  immense  fortune,  est,  de  son  côté,  devenu 
en  route  amoureux  de  l'intrigante  Estelle,  cama- 
rade de  Lucile,  soubrette  de  théâtre  et  baronne  de 
grands  chemins,  qui,  à  l'aide  de  son  faux  titre,  a 
8o  fait  promettre  à  son  mylord  de  l'épouser, 

Car  Lisette  a  la  rage 
De  couvrir  d'un  contrat  les  péchés  du  bel  âge. 

Telle  est  l'avant-scène;  voici  l'action.  On  doit 


204        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

jouer  le  soir  même  une  comédie  de  Victor,  sur  le 
85  succès  de  laquelle  est  fondé  tout  son  espoir  d'épou- 
ser Lucile,  dont  il  est  aimé.  Cependant,  par  caprice, 
les  comédiens  refusent  de  représenter  sa  pièce. 
Voilà  l'auteur  furieux  et  désespéré.  Or,  il  advient 
que  Lord    Pembrock,   grâces   aux  menées   d'une 
90  M"*  Blinval,  rivale  d'Estelle,  rencontre  au  foyer  la 
prétendue  |  baronne,  qui,  pour  se  tirer  d'embarras  [153] 
et  dissiper  la  juste  surprise  de  son  noble  amant, 
lui  persuade  qu'elle  est  l'auteur  de  la  pièce  nou- 
velle qui  devait  être  donnée  le  soir  même,  mais 
95   qu'elle  a  retirée  par  modestie.  Là-dessus,  M"'  Blin- 
val imagine  de  faire  jouer  la  pièce;  l'auteur  est 
circonvenu;  encore  indigné,  il  refuse  de  rendre 
les  rôles.  Toutefois  le  dépit  cède  à  l'amour,  et  Vic- 
tor non  seulement  se  laisse  fléchir,  mais  encore  il 
100  consent  à  faire,  pour  l'engager  à  jouer,  quelques 
démarches  auprès  du  prince  de  la  troupe,  le  grand 
Floridore,  jeune  premier  de  cinquante  ans, 

Que  son  asthme  trahit  du  bas  de  l'escalier. 

Mais  Floridore  rebute  l'auteur;  le  mot  cheveux 
io5  gris  se  trouve  dans  son  rôle  : 

Cheveux  gris  déplairait  à  tous  les  bons  esprits, 
Et  je  ne  prétends  pas  dire  :  mes  cheveux  gris. 

Victor,  outré,  profite  du  refus  de  Floridore  pour 
lui  dire  en  beaux  vers  des  vérités  qui  le  perdraient, 
iio  si  un  tiers  témoin  muet  de  l'altercation,  n'avait 
assez  de  courage  et  d'autorité  pour  crier  à  l'his- 
trion, d'une  voix  impérieuse  :  Monsieur  jouera.  Ce 
tiers,  c'est  le  marin  Granville,  qui,  ayant  pénétré 


4'   LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  205 

dans  le  théâtre  afin  d'obtenir  quelques  renseigne- 

5  ments  sur  sa  cousine  et  l'épouser,  si  elle  en  est 
digne,  a  appris  son  amour  pour  Victor,  éprouve 
et  admire  le  beau  caractère  de  ce  jeune  poète,  lui 
sacrifie  ses  prétentions  sur  Lucile  et  profite,  pour 
le  servir,  du  titre  qu'il  avait  déjà  imaginé  de  pren- 

o  dre  pour  s'introduire  parmi  les  acteurs,  celui 
d'inspecteur  des  troupes  comiques,  charge  créée 
nouvellement,  et  qui  impose  à  l'homme  qui  en  est 
revêtu,  l'obligation  de  rester  inconnu  des  acteurs 
qu'il  observe.  Floridore,  près  duquel  Granville 
135  passe  en  conséquence  pour  le  riche  auteur  d'une 
pièce  manuscrite  reçue  par  lui  le  matin  même 
(manuscrit  qui,  par  parenthèse,  |  n'est  qu'un  [154J 
cahier  de  papier  blanc)';  Floridore,  anéanti,  de- 
vient aussi  plat  qu'il  était  arrogant,  et  promet  de 
i3o  jouer.  La  représentation  commence.  Mais  lord 
Pembrock,  qu'Estelle  croyait  à  la  campagne  pour 
huit  jours,  a  appris  que  l'on  donnait  décidément 
l'ouvrage  de  sa  Sapho  bordelaise;  il  est  revenu  sur 
ses  pas,  il  a  rassemblé  ses  amis,  ameuté  les  cla- 

)  queurs,  il  veut  que  la  pièce  aille  aux  nues.  Tout  à 
coup  Estelle  paraît  sur  la  scène;  il  la  voit,  la  recon- 
naît, découvre  toute  sa  perfidie.  Furieux,  il  vole  au 
foyer.  Le  poète  qu'il  y  trouve,  déjà  inquiet  sur  le 
sort  de  sa   pièce,  tremble  qu'il  n'en  détermine  la 

.  chute  en  troublant  le  jeu  de  la  soubrette.  Ici,  il  y 
a  une  scène  vraiment  comique.  Pembrock  veut  du 

I.  On  a  observé  que  .M.  Delavigne  avait  emprunté  cette 
idée  à  l'auteur  de  la  Matinée  d'un  Comédien,  mais  l'anec- 
dote étant  réellement  arrivée  à  Grandval  (et  non  à  Mole), 
M.  Delavigne  a  pu  la  mettre  en  œuvre  aussi  bien  que  qui 
que  ce  fût.  (C.  L.) 


206  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

moins  faire  siffler  la  traîtresse  Estelle;  il  s'élance 
pour  sortir;  Victor,  encore  plus  alarmé,  l'arrête; 
le  lord   insiste,  le  poète  persiste;  l'Anglais  vindi- 

145  catif  veut  s'échapper;  le  Français,  pour  le  retenir, 
lui  saute  à  la  gorge.  En  ce  moment  critique,  les 
comédiens  viennent  en  foule  complimenter  Vic- 
tor; sa  pièce  a  réussi  et  son  bonheur  est  comblé 
par  son  mariage  avec  Lucile. 

i5o  Ce  plan  bizarre  et  embrouillé  exige  autant  de 
critiques  que  le  style  mérite  d'éloges.  Un  dialogue, 
animé  et  piquant,  semé  de  traits  heureux  et  de 
pensées  épigrammatiques.  un  rôle  entier,  rempli  de 
beaux  vers  (celui  de  Victor,  que  David  récite  avec 

i55  chaleur,  mais  trop  vite);  une  correction  conti- 
nuelle, une  élégance  soutenue  placent  les  Comé- 
diens au  premier  rang  sous  le  rapport  du  style, 
parmi  les  comédies  représentées  depuis  les  Deux 
Gendres.  Nous  allons  citer  pour  preuve  de  ce  que 

160  nous  avançons,  un  fragment  de  l'une  des  plus  jo- 
lies scènes.  On  y  trouvera  ce  |  style  soigné  et  ce  [155] 
dialogue  naturel  dont  nous  venons  de  parler,  et  de 
plus,  un    mérite  d'observation  rare  surtout  chez 
M.    Delavigne.    Granville  a   rencontré   au   foyer, 

i65  dans  l'acteur  Belrose,  son  ancien  ami  Lebrun,  qui 
l'a  d'abord  reçu  assez  lestement.  Cependant,  sur 
un  mot  du  rusé  marin,  Vartiste  devient  rêveur. 

Belrose.  Paris  vers  nous  détache  un  inspecteur 
Qui  doit  porter  dans  l'ombre  un  œil  observateur; 
170   Et  pour  venger  les  droits  de  l'art  en  décadence, 
Foudroyer  nos  talents  dans  sa  correspondance. 
Serais-tu,   par  hasard?... 

—  Granville.  Oui,  chut!  —  B.  Je  le  revois, 
Cet  excellent  amil  Va,  je  pensais  à  toi. 


4     LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  207 

En  lisant  ton  billet,  j'ai  pleuré  de  tendresse. 
175    —  G.  Je  te  crois  :  sois  prudent. 

—  B.  J'approuve   ton  adresse, 
(Bas)  Je  puis  te  découvrir  d'effroyables  abus. 
Si  tu  veux  à  Paris  protéger  mes  débuts. 

—  G.  Soit  :  mais  tu  vas  tout  dire. 

—  B.  Ah  I  qu'à  cela  ne  tienne  1 

—  G.  Voyons  s'il  pousse  loin  la  charité  chrétienne. 
i8o  —  B.  Tous  les  emplois  sont  nuls,  hors  celui  des  valets. 

—  G.  Que  tu  tiens? 

—  B.  J'ose  dire  avec  quelque  succès,  etc. 

Belrose  continue,  et  trace  le  portrait  de  tous  ses 
camarades;  le  plus  plaisant  de  tous  est  celui  du 
bon  Bernard,  oncle  de  Lucile  : 

i85  C'est  un  homme  fort  doux, 

De  tous  les  chefs  d'emplois  il  est  l'auxiliaire; 
Dans  Racine  Eurybate,  Ergraste  dans  Molière; 
De  la  location  il  porte  le  fardeau. 
Et  frappe  les  trois  coups  au  lever  du  rideau. 

igo  Plus  loin,  lorsque  Belrose  a  trouvé  un  billet 
perdu  par  lord  Pembrock,  et  adressé  à  sa  baronne,  il 
le  montre  à  l'intrigante  Blinval,  et  il  s'établit  en- 
tre eux  le  dialogue  suivant  : 

Belrose.  Découvrez-vous  celle  de  nos  sultanes 
195    Où  peuvent  s'adresser  ces  douceurs  anglicanes? 

M""  Blinval.  C'est  elle  1  —  Vraiment? —  Du  moins,  j'en  ai  [156] 

[l'espoir. 

—  Mais...  —  Il  faut  les  brouiller  â  ne  plus  se  revoir. 

—  Voilà  bien  le  souhait  d'une  honnête  personne! 

—  Détrompons  son  mylord  !  —  Oh  1  que  vous  êtes  bonne  ! 

200    ...  Que  la  vengeance  est  douce  aux  grandes  âmes  ! 
C'est  le  plaisir  des  dieux  et  le  bonheur  des  femmes. 


20S        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Ces  vers  sont  jolis  :  nous  n'osons  affirmer  qu'ils 

soient  vrais.  En  voici  d'autres  qui  ne  le  sont  que 

trop.  Belrose  veut  inviter  tous   ses  camarades  à 

2o5   dîner  chez   Granville,   qu'il    leur  doit    présenter 

comme  auteur. 

...  Nous  serons  les  deux  amphytrions, 
Tu  feras  les  frais;  moi,  les  invitations. 
Sois  dans  une  heure  ici  :  comme  un  auteur  que  j'aime, 
aie  Je  veux  au  comité  te  présenter  moi-même. 

L'auteur  chez  qui  l'on  dîne  est  sûr  d'un  beau  succès; 
Qui  dîne  avec  son  juge  a  gagné  son  procès. 
Tout  s'arrange  en  dînant  dans  le  siècle  où  nous  sommes 
Et  c'est  par  des  dîners  qu'on  gouverne  les  hommes. 

2i5  A  ces  vers,  qui  feront  rire  tout  le  monde,  ex- 
cepté peut-être  le  voisin  de  M.  Colnet,  nous  ferons 
succéder  ceux-ci  qui,  récités  sur  un  théâtre  où  les 
abus  n'ont  pas  encore  eu  le  temps  de  s'introduire, 
ne  plairont  pas  à  son  voisin  delà  rue  de  Richelieu. 

220  Oui,  par  votre  indolence, 

Le  théâtre  avili  marche  à  sa  décadence. 
Que  de  vieux  manuscrits,  qui  sont  encor  nouveaux. 
Dans  vos  cartons  poudreux  ont  trouvé  leurs  tombeaux! 
Que  d'enfants,  inconnus  du  vivant  de  leurs  pères, 

225    En  paraissant  au  jour  sont  nés  sexagénaires. 

Et  mutilés  par  vous,  quand  vous  nous  les  offrez, 

Réduits  à  votre  taille,  énervés,  torturés. 

Ne  rendent  à  l'oubli,  qui  soudain  les  réclame, 

Que  des  corps  en  lambeaux,  sans  vigueur  et  sans  âme  1 

23o   Contre  tant  de  dégoûts  que  peuvent  les  auteurs? 
Désespérés  enfin  d'un  siècle  de  lenteurs, 

Ils  ravalent  leur  muse  aux  jeux  du  vaudeville,  [157] 

Aux  tréteaux  de  la  farce,  où  votre  orgueil  l'exile. 
Ainsi  périt  en  eux,  dès  leurs  premiers  essais, 

235   Le  germe  des  beaux  vers  et  des  nobles  succès. 


4'    LIVRAISOX.  —    SPECTACLES.  2O9 

Ces  vers  sont  pleins  de  fermeté  et  de  chaleur. 
Les  suivants,  adressés  au  poète  après  son  succès, 
ne  sont  pas  moins  remarquables,  quoiqu'ils  aient 
moins  d'éclat. 

[o   Toi,  retiens  bien  ceci  :  Le  talent  d'un  poète 
Avorte  dans  le  monde  et  croît  dans  la  retraite. 
Que  d'oisifs  du  bon  ton,  ardents  à  t'inviter. 
De  frivoles  devoirs  viendront  t'inquiéter! 
Ne  va  pas,  amoureux  d'un  brillant  esclavage, 
Jouer  d'homme  amusant  le  triste  personnage, 
Te  travailler  sans  cesse  à  saisir  l'à-propos. 
Et  consumer  ta  verve  en  stériles  bons  mots, 
Crains  les  salons  bruyants,  c'est  l'écueil  de  ton  âge; 
Nous  avons  trop  d'auteurs  qui  n'ont  fait  qu'un  ouvrage! 

On  a  beaucoup  loué  l'introduction  parmi  les 
Comédiens,  d'un  certain  acteur,  nommé  Blinval. 

Mannequin  politique, 
Prôneur  très  roturier  de  la  noblesse  antique; 
Les  nobles,  sous  Pépin,  lui  sont  tous  très  connus; 
Mais  depuis  le  roi  Jean,  rien  que  des  parvenus. 
Quand  on  reprit  Mérope,  il  sentit  quelque  honte 
A  prêter  son  visage  au  soldat  Polyphonte, 
Et  tremblait  d'avoir  dit  d'un  ton  séditieux  : 
Qui  sert  bien  son  pays  n'a  pas  besoin  d'aïeux. 

Ces  vers,  assez  bien  tournés,  ne  méritaient 
cependant  pas  les  honneurs  du  bis  qu'un  troupeau 
de  jeunes  sots  voulait  leur  faire  obtenir.  Nous  nous 
félicitons  d'avoir  contribué,  avec  une  portion  du 
parterre,  bien  faible  à  la  vérité,  à  ce  que  l'acteur 
continuât  son  rôle.  Pour  ce  qui  est  du  personnage 
en  lui-même  nous  conseillons  franchement  à  M.  C. 

i4 


210        L1-:  CONSERVATEUR  LITTERAIRE.  : 

Delavigne   de  sacrifier  cette    pauvre   conception. 
Blinval,  froide  caricature  d'un  modèle  qui  n'existe  [158 
pas  ou  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  copié,  n'est  que 

270  plat  et  n'atteint  pas  au  mérite  du  ridicule.  Si  ce 
personnage  est  destiné  à  représenter  les  royalistes, 
il  ne  saurait  être  plus  pitoyablement  choisi,  et  la 
suppression  d'un  aussi  triste  rôle  ne  sera  pas  une 
grande  perte. 

275  La  versification  des  Comédiens^  parmi  ses  bril- 
lantes qualités,  présente  toutefois  quelques  taches 
que  M.  Delavigne  effacera  sans  doute.  Voici,  par 
exemple,  un  vers  de  mauvais  goût  qui  ne  peut  lui 
échapper  ;    il   est   placé   dans   la   bouche  de   lord 

280   Pembrock  : 

A  table  je  m'assieds  auprès  de  ma  baronne, 
Et  la  Tamise  enfin  soupe  avec  la  Garonne. 

En  somme,  si  le  plan  des  Comédiens  est  com- 
pliqué, l'action  est  nulle,  parce  que  ce  qui  se  fait 

285  sur  le  théâtre,  n'est  en  quelque  sorte  qu'un  épisode 
de  ce  qui  se  passe  derrière  la  scène.  M.  Delavigne 
nous  promettait  un  tableau  de  caractères,  il  ne  nous 
a  offert  qu'une  galerie  de  portraits;  il  avait  à  nous 
montrer  les  mœurs  des  comédiens,   il  ne  nous  a 

290  fait  voir  que  quelques-uns  de  leurs  usages;  il  de- 
vait dévoiler  leurs  intrigues,  il  n'a  mis  à  découvert 
que  leurs  tracasseries;  enfin  son  pinceau  n'esquisse 
que  faiblement  les  ridicules  qu'il  eût  fallu  peindre 
à  grands  traits;  peut-être  n'est-ce  pas  sa  faute.  Du 

295  reste,  nous  terminerons  par  une  observation  que 
ses  deux  ouvrages  nous  ont  mis  à  même  de  faire; 
nous  craignons  que  M.  Delavigne  ne  soit  dépourvu 
des  deux  qualités  les  plus  essentielles  au  théâtre. 


4'    LIVRAISON.  —    SPECTACLES.  211 

Comme  auteur  tragique,  il  a  du  mouvement  et 
X)  manque  de  sensibilité;  comme  auteur  comique,  il 
a  de  l'esprit  et  point  de  gaieté.  //  semble^  ainsi  que 
le  disait  ce  joyeux  et  infortuné  Scarron,  il  semble 
que  cet  homme-là  nait  ni  entrailles  ni  rate. 

H.  [Victor  Hugo.] 


REVUE  LITTÉRAIRE 


1*591 


TROIS  MESSÉNIENNES  ROYALISTES 

Par  M..  Jules  VALENCE. 

La  guerre  de  la  Vendée,  l'usurpation  des  cent 
jours  et  la  persécution  des  royalistes  depuis  cette 
époque,  tels  sont  les  sujets  des  T7'ois  Messéniennes 
de  M.  Jules  Valence.  Cet  ouvrage  se  recommande 
par  une  diction  pure  et  facile;  mais  on  y  cherche- 
rait vainement  cette  élévation  de  pensées  et  de  sen- 
timents, cette  énergie  d'expression  que  semblent 
exiger  des  événements  de  cette  nature. 

L'auteur,  après  avoir  rappelé  le  serment  que  fit 
l'usurpateur  de  vaincre  ou  de  mourir,  ajoute  : 

Tu  fus  témoin  de  ce  parjure, 
Plaine  de  Mont-Saint-Jean,  dans  ce  combat  fameux; 
Et  tu  diras  un  jour  à  la  race  future 
Qu'il  ne  sut  triompher  ni  mourir  avec  eux. 

Et  plus  bas  : 

Le  barbare  fuyait  I  bientôt  il  s'hurnilie 
Devant  le  peuple  altier,  dominateur  des  mers, 
Et  sans  verser  des  pleurs  il  accepte  la  vie, 
Le  mépris,  la  honte  et  des  fers. 


214        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

20  Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  rendre  un 
compte  plus  détaillé  de  l'ouvrage;  nous  laisserons 
à  l'auteur  le  soin  de  donner  lui-même  une  juste 
idée  de  son  talent  :  une  simple  citation  vaut  sou- 
vent mieux  qu'une  longue  analyse. 

25       L'auteur  s'adresse  aux  royalistes  persécutés. 

Peut-être  confondant  le  prince  et  la  patrie 
Par  un  funeste  aveuglement 
Des  lâches  qui  l'avaient  trahie 
Vous  avez  poursuivi  le  juste  châtiment  : 
3o   Imprudents!  Contre  qui  demandiez-vous  vengeance? 
Contre  des  citoyens  qui  trahissaient  leur  foi  : 
Eh!  ne  saviez-vous  pas  qu'on  peut  servir  la  France 
En  combattant  contre  son  roi? 

F. 


i\l.  Marchena,    réfugié   espagnol,   littérateur  et 

35   poète  très  distingué,  fait  imprimer  en  ce  moment, 

à  Montpellier,   des    traductions  et  des  ouvrages 

originaux  en  langue  espagnole.  Déjà  il  a  publié  la 

traduction  des  Lettres  persanes,  et  il  se  propose  de 

la  faire  suivre  de  celle  des  Œuvres  historiques  de 

40    Voltaire,  et  des  meilleurs  ouvrages  classiques  de 

toutes  les  langues  modernes.  Il  annonce  en  outre 

qu'il  va  publier  le  recueil  de  ses  poésies.  Cette 

entreprise  mérite  d'être  encouragée.  M.  Marchena 

est  le   premier  poète  espagnol  qui  ait   réussi   â 

45   transporter  dans  son  idiome  natal  le  style  franc  et 

animé  de  notre  grand  comique.  11  a  fait  jouer,  il  y 


4'    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  2l5 

a  une  dizaine  d'années,  sur  le  grand  théâtre  de 
Madrid,  et  avec  succès,  la  traduction  en  vers  du 
Tartuffe. 


5o  L'abondance  des  matières  nous  empêche  de 
parler,  dans  cette  Livraison,  de  la  Famille  Lillers, 
roman  que  publie,  par  souscription,  l'auteur  de 
l'Observateur  au  dix-neuvième  siècle.  Nous  enga- 
geons, en  attendant,  nos  lecteurs  à  prendre  con- 

55  naissance  de  cet  ouvrage,  où  l'on  retrouve  tout 
l'esprit  de  M.  Saint-Prosper. 


CINQUIEME   LIVRAISON 

(Février  1820.) 


POÉSIE  '*"' 


LES  DESTINS  DE  LA  VENDEE 

Ode  dédiée    à   M.    le   Vicomte  de   Chateaubriand. 

«  Qui  de  nous,  en  posant  une  urne  cinéraire. 
N'a  trouvé  son  ami  pleurant  sur  un  cercueil? 
Autour  du  froid  tombeau  d'une  épouse  ou  d'un  frère. 

Qui  de  nous  n'a  mené  le  deuil*?  » 
5   —  Ainsi  sur  les  malheurs  de  la  France  éplorée, 

Gémissait  la  Muse  sacrée 

Qui  nous  montra  le  ciel  ouvert. 
Dans  ces  jours  où,  planant  sur  Rome  et  sur  Palmyre, 
Sublime,  elle  annonçait  les  douceurs  du  martyre 
lo  Et  l'humble  bonheur  du  désert. 

a  I.  Quel  Français  ignore  aujourd'hui  les  Cantiques  funè- 
bres? Qui  de  nous  n'a  mené  le  deuil  autour  d'un  tombeau, 
n'a    fait  retentir  le  cri  des  funérailles?  (Martyrs,  liv.  XXIV.) 

d    C.  L. 


Publ.  en  une  plaquette  de  ii  p.  sous  le  même  titre.  Paris, 
Boucher,  1819  —  Edit.  des  Odes  de  1822  :  Ode  II,  sous  le  titre 
A  M.  le  Vicomte  de  Chateaubriand,  la  Veridée;  épigr.  :  «  Ave, 
Cssar,  morituri  te  salutant  f Tacite)  »  — Je  cite  les  variantes  de 
l'édition  originale  de  1822  (A)  et  de  l'édition  définitive,  Paris, 
Gosselin,  1829  (D) 

2  D  n'a  trouvé  quelque  ami  —  8  D  Dans  ces  chants,  où 
planant 


220        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Depuis,  à  nos  tyrans  rappelant  tous  leurs  crimes, 
Et  vouant  aux  remords  ces  coeurs  sans  repentirs. 
Elle  a  dit  :  «  Dans  ces  temps,  la  France  eut  ses  victimes. 
Mais  la  Vendée  eut  ses  martyrs.  » 
i5    —  Déplorable  Vendée,  a-t-on  séché  tes  larmes? 
Marches-tu,  ceinte  de  tes  armes, 
Au  premier  rang  de  nos  guerriers? 
Si  l'honneur,  si  la  foi  n'est  pas  un  vain  fantôme, 
Montre-moi  quels  palais  ont  remplacé  le  chaume 
20  De  tes  rustiques  chevaliers. 

Hélas!  tu  te  souviens  des  jours  de  ta  misère; 
Des  flots  de  sang  baignaient  les  sillons  dévastés. 
Et  le  pied  des  coursiers  n'y  foulait  de  poussière 

Que  la  cendre  de  tes  cités. 
25    Ceux-là,  qui  n'avaient  pu  te  vaincre  avec  l'épée, 

Semblaient,  dans  leur  rage  trompée, 

Implorer  l'Enfer  pour  appui;  [162] 

Et,  roulant  sur  la  plaine  en  torrents  de  fumée, 
Le  vaste  embrasement  poursuivait  ton  armée, 
3o  Qui  ne  fuyait  que  devant  lui. 

La  Loire  vit  alors,  sur  ses  plages  désertes. 
S'assembler  les  tribus  des  vengeurs  de  nos  rois. 
Peuple  qui  ne  pleurait,  fier  de  ses  nobles  pertes. 

Que  sur  le  trône  et  sur  la  croix. 
35    C'étaient  quelques  vieillards  fuyant  leurs  toits  en  flammes. 

C'étaient  des  enfants  et  des  femmes, 


i3  D  eut  des  victimes  —  14  Z)  eut  des  martyrs  —  14  Z)  ajoute 
une  note  :  Allusion  à  la  belle  notice  sur  la  Vendée  publiée 
dans  le  Conservateur  en  1819  par  M.  de  Chateaubriand.  C'est 
dans  l'émotion  de  cette  lecture  que  TOde  fut  composée  et 
publiée  d'abord  sous  ce  titre  emphatique  et  vag-ue  :  les 
Destins  de  la  Vendée.  —  3i  A  sépare  par  un  trait;  en  D  le 
chiffre  II 


5'    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  221 

Suivis  d'un  reste  de  héros; 
Au  milieu  d'eux  marchait  leur  patrie  exilée; 
Car  ils  ne  laissaient  plus  qu'une  terre  peuplée 
40  De  cadavres  et  de  bourreaux. 

On  dit  qu'en  ce  moment,  dans  un  divin  délire, 
Un  vieux  prêtre  parut  parmi  ces  fiers  soldats, 
Comme  un  saint,  chargé  d'ans,  qui  parle  du  martyre 

Aux  nobles  anges  des  combats; 
45    Tranquille,  en  proclamant  de  sinistres  présages, 

Les  souvenirs  des  anciens  âges 

S'éveillaient  dans  son  cœur  glacé; 
Et  racontant  le  sort  qu'ils  devaient  tous  attendre, 
La  voix  de  l'avenir  semblait  se  faire  entendre 
5o  Dans  ses  discours  pleins  du  passé. 

«  Au  delà  du  Jourdain,  après  quarante  années, 
Dieu  promit  une  terre  aux  enfants  d'Israël; 
Au  delà  de  ces  flots,  après  quelques  journées, 

Le  Seigneur  vous  promet  le  Ciel. 
55    Ces  bords  ne  verront  plus  vos  phalanges  errantes  1 

Dieu,  sur  des  plaines  dévorantes. 

Vous  prépare  un  tombeau  lointain  : 
Votre  astre  doit  s'éteindre,  à  peine  à  son  aurore; 
Mais  Samson  expirant  peut  ébranler  encore 
60  Les  colonnes  du  Philistin. 

Vos  guerriers  périront;  mais,  toujours  invincibles, 
S'ils  ne  peuvent  punir,  ils  sauront  se  venger; 
Car  ils  verront  encor  fuir  ces  soldats  terribles 

Devant  qui  fuyait  l'étranger. 
65   Vous  ne  mourrez  pas  tous  sous  des  bras  intrépides;  [163J 

Les  uns,  sur  des  nefs  homicides, 

Seront  livrés  aux  flots  mouvants; 
Ceux-là  promèneront  des  os  sans  sépulture. 

Si  En  D  :  IIL 


222  LE   CONSERVATEUR   LITTERAIRE. 

Et  cacheront  leurs  morts  sous  une  terre  obscure, 
70  Pour  les  dérober  aux  vivants*. 

Et  vous,  ô  jeune  chef,  ravi  par  la  victoire 

Aux  hasards  de  Mortagne,  aux  périls  de  Saumur, 

L'honneur  de  vous  frapper  dans  un  combat  sans  gloire 

Rendra  célèbre  un  bras  obscur. 
75   II  ne  sera  donné  qu'à  bien  peu  de  nos  frères 

De  revoir,  après  tant  de  guerres, 

La  place  où  furent  leurs  foyers; 
Alors,  ornant  son  toit  de  ses  armes  oisives. 
Chacun  d'eux  attendra  que  Dieu  rende  à  nos  rives 
80  Les  lis  qu'il  préfère  aux  lauriers. 

Vendée,  ô  noble  terre I  ô  ma  triste  patrie! 
Tu  dois  payer  bien  cher  le  retour  de  tes  rois; 
Avant  que  sur  nos  bords  croisse  la  fleur  chérie, 

Ton  sang  l'arrosera  deux  fois. 
83    Mais  aussi  lorsqu'un  jour  l'Europe  réunie. 

De  l'arbre  de  la  tyrannie 

Aura  brisé  les  rejetons, 
Tous  les  rois  vanteront  leurs  camps,  leur  flotte  immense. 
Et,  seul,  le  roi  chrétien  mettra  dans  la  balance 
90  L'humble  glaive  des  vieux  Bretons. 

Grand  Dieu  I  si  toutefois,  après  ces  jours  d'ivresse, 

a       I.  La    noble  veuve  de   Lescure    emporta  le  corps  de  son 
mari  dans  sa  voitur,e,    et  on  l'enterra  dans  un  coin  obscur, 
c    pour  le  soustraire  aux  outrages  et  à  l'exhumation.  (C.  L.). 


91  En  D,  une  note  :  Cette  strophe  et  la  suivante  renferment 
sur  les  actes  du  ministère  d'alors  envers  les  Vendéens,  des 
allusions  devenues  obscures  aujourd'hui,  et  qui,  en  1819, 
n'étaient  peut-être  que  trop  claires  pour  le  repos  de  l'auteur. 
Au  reste,  s'il  ne  les  explique  pas  ici,  c'est  qu'il  n'y  a  plus  de 
danger  à  le  faire,  et  que  d'ailleurs  ces  passages  sont  trop 
empreints  de  colère  de  parti. 

c  A,  D  aux  outrages  de  l'exhumation. 


5'    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  223 

Blessant  le  cœur  aigri  du  héros  oublié, 
Une  voix  insultante  offrait  à  sa  détresse 
Les  dons  ingrats  de  la  pitié  ; 
g5    Si  sa  mère,  et  sa  veuve,  et  sa  fille  éplorées. 
S'arrêtaient,  de  faim  dévorées. 

Au  seuil  d'un  favori  puissant,  [164J 

Rappelant  à  celui  qu'implore  leur  misère 
Qu'elles  n'ont  plus  ce  fils,  cet  époux  et  ce  père 
100  Qui  croyait  leur  léguer  son  sang; 

Si,  pauvre  et  délaissé,  le  citoyen  fidèle, 
Lorsqu'un  traître  enrichi  se  rirait  de  sa  foi, 
Entendait  au  sénat  calomnier  son  zèle 

Par  celui  qui  jugea  son  roi; 
io5    Si,  pour  comble  d'affront,  un  magistrat  injuste, 

Déguisant  sous  un  nom  auguste 

L'abus  d'un  insolent  pouvoir, 
Venait,  de  vils  soupçons  chargeant  sa  noble  tête, 
Lui  demander  ce  fer,  sa  première  conquête, 
iio  Peut-être  son  dernier  espoir; 

Qu'il  se  résigne  alors.  Par  ses  crimes  prospères 
L'impie  heureux  insulte  au  fidèle  souffrant; 
Mais  que  le  juste  pense  aux  forfaits  de  nos  pères 

Et  qu'il  songe  à  son  Dieu  mourant. 
n5    Le  Seigneur  veut  parfois  le  triomphe  du  vice. 

Il  veut  aussi,  dans  sa  justice. 

Que  l'innocent  verse  des  pleurs; 
Souvent,  dans  ses  desseins,  Dieu  suit  d'étranges  voies. 
Lui,  qui  livre  Satan  aux  infernales  joies, 
120  Et  Marie  aux  saintes  douleurs.  » 

Le  vieillard  s'arrêta.  Sans  croire  à  son  langage. 
Ils  quittèrent  ces  bords  pour  n'y  plus  revenir; 
Et  tous  croyaient  couvert  des  ténèbres  de  l'âge 
L'esprit  qui  voyait  l'avenir. 
125   Ainsi,  faible  en  soldats  mais  fort  en  renommée, 


224        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

Ce  débris  d'une  illustre  armée 

Suivait  sa  bannière  en  lambeaux  ; 
Et  ces  derniers  Français  que  rien  ne  put  défendre, 
Loin  de  leurs  champs  détruits  et  de  leur  chaume  en  cendre, 
i3o  Allaient  conquérir  des  tombeaux. 

V.-M.  Hugo. 


ÉPIGRAMME  SUR  le  défunt  mercure         [165] 


Ce  livre  avec  raison  arborait  les  couleurs 

Du  pourvoyeur  des  rives  sombres  ; 

Ne  guidait-il  pas  ses  auteurs 

Où  son  patron  guidait  les  ombres? 


D.  MoNiÈRES.  [Abel  Hugo. 


129  A,  D  Loin  de   leur  temple  en  deuil  —   D  donne  la  date 
1819. 


PROSE 


LE  DUEL  DU  PRECIPICE 

POÉSIE    ERSE* 

Je  t'atteindrai,  je  te  frapperai  de  mon  épée,  et 
ton  crâne  me  servira  dans  les  festins,  dit  le  Danois. 

iMes  chiens  ont  faim,  répondit  le  Saxon;  ils  de- 
mandent du  sang,  et  ce  ne  sera  pas  la  première  fois 
5  que  mes  chiens  auront  été  servis  avant  le  fils  de  tes 
aïeux. 

Il  dit,  et  il  ricane  comme  un  corbeau  qui  croasse 
à  l'aspect  d'un  cadavre.  Attends-moi  seulement,  dit 
le  Danois;  et  il  parcourt  le  bord  de  l'abîme,  cher- 
lo  chant  un  passage.  La  place  où  je  t'attends,  tu  y 
attendras  les  vautours,  répond  le  Saxon,  toujours 
immobile  et  debout  dans  ses  armes. 

Mais  l'abîme  qui  les  sépare  est  large  et  profond; 
il  est  semé  de  rochers,  et  un  torrent  roule  au  fond 
i5  comme  un  |  tonnerre.  C'est  en  vain  que  le  Danois  [166] 
cherche  un  passage  :  il  rugit  de  fureur.  Cependant, 

I.  Ce  morceau  est  traduit  d'un  ouvrage  peu  connu  en 
France,  publié  à  Stockholm  en  i8o5  par  le  savant  professeur 
P.  Merner,  et  intitulé  :  Exquisitiones  p/iilosophicœ.  (C.  L.) 


Reproduit  dans  les  Annales  romantiques  de  i823. 

i5 


226  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

à  l'aspect  du  combat  des  deux  barbares,  les  armées 
s'arrêtent,  les  trompettes  font  silence;  les  cour- 
siers frappaient  du  pied  la  terre,  et  le  sang  ruisse- 

20  lait  le  long  des  piques. 

Un  sapin  était  là,  un  vieux  sapin  qui  avait  été 
abattu  par  les  tempêtes.  Les  esprits  de  la  nuit 
l'avaient  roulé  du  haut  de  la  montagne,  afin  qu'il 
descendît  vers  les  mers,  et  qu'il  conduisît  dans  les 

25  contrées  lointaines  les  héros,  leurs  enfants;  mais 
le  sapin  s'était  arrêté  sur  le  bord  de  l'abîme,  sa- 
chant qu'il  ne  verrait  jamais  de  combat  plus  terri- 
ble que  celui  dont  il  allait  être  témoin. 

Le  Danois  s'avance  rapidement,  plié  sous  l'hor- 

3o  rible  fardeau;  le  Saxon,  son  glaive  nu  à  la  main, 
se  tient  prêt  à  s'élancer  sur  le  pont  que  son  en- 
nemi lui  prépare.  Tout  à  coup  le  Danois  s'arrête, 
et  le  sapin  tombe  en  retentissant  sur  les  deux 
bords. 

35  Ils  se  sont  rencontrés  au  milieu  du  pont  fragile; 
ils  se  sont  saisis;  ils  se  tiennent,  ils  se  pressent, 
pied  contre  pied,  poitrine  contre  poitrine;  tous  les 
deux  ils  veulent  s'enlever  et  se  précipiter  dans  le 
gouffre  ;  tous  les  deux  ils  sont  immobiles  :  on  dirait 

40  qu'ils  ne  combattent  que  des  yeux. 

Tout  à  coup  un  cri  se  fait  entendre,  un  cri  terri- 
ble. Le  Saxon  a  enlevé  son  ennemi  ;  il  le  tient 
entre  ses  bras  au-dessus  de  sa  tête;  il  le  balance 
en  rugissant  de  triomphe;  il  va  le  lancer  dans  le 

45   précipice. 

Alors  on  vit  les  bergers  qui  s'étaient  enfuis  par 
crainte  de  la  bataille,  s'avancer  sur  le  haut  des  ro- 
chers; on  entendit  les  loups  hurler  dans  la  solitude 
des  forêts,  et  l'on  aperçut  distinctement  dans  les 


5'   LIVRAISON.  —   PROSE.  227 

5o  airs  les  fantômes  emportés  par  les  vents  qui  se  pen- 
chaient sur  le  bord  des  nuages. 

Mais  le  Danois  d'une  main  a  saisi  son  vainqueur  [167] 
par  sa  rouge  chevelure;  de  l'autre  il  le  frappe  au 
visage  de  son  poignard.  Les  cris  de  joie  se  chan- 

55  gant  en  cris  de  détresse.  La  tète  du  Saxon  se  rejette 
en  arrière  ;  il  chancelle,  le  pied  lui  manque,  ils  vont 
tomber. 

Épargne-moi,  crie-t-il  au  vaincu.  Regagne  la 
terre,  répond  le  Danois.    Et  le    Saxon  s'avance, 

60  aveuglé  par  le  sang  ;  il  marche  à  pas  lents  suspendu 
sur  l'abîme,  tenant  toujours  entre  ses  bras  son  en- 
nemi qui  le  guide. 

Enfin  il  a  franchi  l'abîme;  il  a  mis  le  pied  sur  la 
terre,  ils  sont  sauvés.  Tout  à  coup,  emporté  par  la 

65   douleur,  il  se  retourne  et  veut  lancer  son  ennemi 

dans  le  gouffre.  Meurs,  s'écrie  le   Danois.    Il  le 

frappe;  le  Saxon  frappé  chancelle  ;  il  tombe  et  il 

entraîne  le  Danois  avec  lui. 

Ils  roulent,  ils  roulent  de  roc  en  roc.  Bardes, 

70  chefs,  soldats,  tout  est  accouru  sur  le  bord  du  pré- 
cipice. On  les  voit  se  saisir,  se  frapper,  se  com- 
battre encore.  Tout  à  coup  ils  arrivent  à  un  endroit 
où  le  roc  est  à  pic,  ils  disparaissent,  et  on  entend 
leurs  corps  se  briser  sur  un  rocher  qui  s'avance  en 

75   esplanade  au-dessus  du  torrent. 

Ils  restent  quelque  temps  sans  mouvement  :  peu 
à  peu  on  voit  les  cadavres  se  ranimer  et  se  cher- 
cher encore  à  coups  de  poignard.  Arrêtez!  criaient 
les  Senécions,  les  Senécionsdont  l'aspect  doit  être 

80  assez  puissant  pour  faire  rentrer  au  fourreau  les 
glaives  déjà  tirés;  vaines  clameurs  :  ils  se  relèvent, 
ils  se  frappent,  ils  se  roulent.  Tout  à  coup,  chose 


228        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

horrible!  un  ours  énorme  sort  de  dessous  les  gla- 
ces, il  se  jette  sur  les  deux  guerriers,  et,  aux  cris 
85   de  toute  l'armée,  il  les  entraîne  en  rugissant  dans 
sa  caverne. 

E.  [Eugène  Hugo.] 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE      f*^*^ 


LA  PANHYPOGHRISIADE 

OU  LE  SPECTACLE  INFERNAL 

DU  SEIZIÈME  SIÈCLE 

Comédie  épique,  par  M.  Népomucène  L.  LEMERCIER, 
de  l'Académie  française. 

(Deuxième  et  dernier  article.) 

Nous  avons  annoncé  que  M.  Lemercier  avait  su 
mêler  des  traits  d'une  grande  élévation  aux  idées 
les  plus  singulières.  Le  dialogue  suivant  en  offre 
un  exemple  remarquable. 
5  La  bataille  de  Pavie  est  commencée  ;  la  Mort 
vient  auprès  de  La  Trimouille,  et  s'adressant  à  lui  : 

Vieux  La  Trimouille,  toi,  parmi  les  escadrons, 
Au  péril  qui  t'attend  tu  vas  à  pas  moins  prompts. 

LA  TRIMOUILLE 

C'est  que  tu  m'apparais;  et  mon  heure  arrivée 
10   M'avertit  que  ta  faux  sur  ma  tête  est  levée. 

LA   MORT 

Si  tu  pressens  mes  coups,  que  ne  sors-tu  des  rang-s  ? 

LA  TRIMOUILLE 

Me  fais-tu  peur? 

LA   MORT 

Malgré  les  dehors  que  tu  prends, 
Vieillard,  de  m'éviter  n'aurais-tu  pas  l'envie? 


230  LE   CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

LA  TRIMOUILLE 

Non  ;  je  sais  préférer  mon  honneur  à  ma  vie. 

LA   iMORT 

i5    Tu  te  roidis,  brave  homme;  hélas!  qu'en  ce  moment 
Ton  courage  affecté  me  sourit  tristement  1 

LA   TRIMOUILLE 

J'ai  toujours  sans  effroi  contemplé  ton  image. 

LA  MORT 

Oui,  telle  qu'un  fantôme  au  travers  d'un  nuage  ; 
Mais  lorsque  les  regards  m'envisagent  de  près, 
20   Mon  aspect  fait  frémir;  conviens-en? 

LA   TRIMOUILLE 

Moi  !  jamais. 

LA   MORT 

Je  sais  qu'à  tes  pareils  ma  tête  décharnée 
De  lauriers  éclatants  se  montre  couronnée; 
La  gloire,  de  son  voile,  aux  regards  des  héros 
Cache  les  vers  hideux  qui  me  rongent  les  os  : 

25   On  vante  mes  cyprès;  cependant  ma  présence 
Hier  à  la  retraite  exhortait  ta  prudence  : 
Je  t'ai  glacé,  la  nuit,  d'un  présage  odieux; 
Ton  chien  hurlant  sembla  t'adresser  des  adieux; 
Et  ton  coursier,  l'oeil  morne,  et  la  tête  en  arrière, 

3o   Sent  qu'il  conduit  son  maître  au  bout  de  sa  carrière. 
C'en  est  fait!  tes  brassards,  ta  cuirasse  d'airain. 
Ne  pourront  de  ma  faux  parer  le  coup  certain  : 
Va  te  faire  immoler...  Un  jour  ta  vieille  armure 
Sera  de  ton  château  l'honorable  parure  : 

35    Mais  quand  de  tes  périls  je  t'accours  avertir, 
Aux  crédules  soldats  oseras-tu  mentir, 
Et  mener  sans  pitié  sous  la  mitraille  affreuse 
Ces  jeunes  campagnards,  milice  valeureuse? 


5*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       23l 

Le  poète  a  longtemps  parlé,  mais  on  sent  que 

40  le  philosophe  a  dicté  les  quatre  derniers  vers.  Ce 
dialogue  est  d'ailleurs  plein  de  vérité,  et  si  la  Mort 
n'a  pu  faire  toutes  ces  réflexions  au  vieux  La  Tri- 
mouille,  il  a  pu  se  les  faire  à  lui-même. 

L'épisode  d'Ugolin,  celui  de  Françoise  de  Rimini, 

45   sont  justement  admirés.  Peut-être  le  Dante  leur 
doit-il  une  grande  partie  de  sa  gloire;  .\L  Lemer- 
cier  aura  sans  doute  |  un  jour  la  même  obligation  [170] 
à  l'épisode  de  Candor  et  de  Pulcrine.  (9'  chant.) 
L'armée  de  Charles-Quint  met  Rome  au  pillage; 

5o  deux  jeunes  époux,  un  vieillard  leur  père,  un  enfant 
leur  fils,  attendent  avec  anxiété  quel  malheur  va 
les  frapper  dans  les  calamités  générales. 

Les  portes  de  leur  palais  sont  brisées  par  une 
soldatesque   effrénée,    les    domestiques    égorgés. 

55  Candor  meurt  en  défendant  sa  femme  et  son  vieux 
père;  le  vieillard  expire,  et  Pulcrine,  la  plus  mal- 
heureuse de  sa  famille^  reste  en  proie  à  la  bruta- 
lité des  vainqueurs. 

Un  voile  alors  cacha  le  courroux  allumé 
60   De  la  pudeur  luttant  contre  un  Mars  enfumé  : 
Scène  dont  les  humains  raillent  l'horreur  extrême. 
Et  dont  l'aspect  hideux  révolta  l'enfer  même. 

La  scène  change.  Rome  est  en  flammes, 

Et  l'incendie  au  loin  ondoie  avec  les  flots  : 
65   Une  femme  accourait  poussant  mille  sanglota; 
Sa  main  guide  un  enfant  :  elle  a  fui  sa  demeure, 
Et  sur  l'arc  d'un  vieux  pont  marche,  s'arrête  et  pleure. 
C'est  Pulcrine  et  son  fils  d'un  pas  épouvanté 
Traversant  les  débris  de  la  vaste  cité. 


232        LK  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

70   Pulcrine  qui,  fuyant  et  bourreaux  et  victimes. 
Lève  ses  yeux  frappés  de  l'image  des  crimes, 
Et  sous  l'affreux  éclat  répandu  dans  les  airs. 
Paraît  une  ombre  pâle,  échappée  aux  enfers. 

Elle  cherche  à  rassurer  son  tils,  que  ses  regards 
75   épouvantent;  sa  tête  se  perd,  elle  oublie  son  mal- 
heur récent,  et  alors  se  passe  une  des  scènes  les 
plus  terribles  qu'on  puisse  imaginer. 

PULCRINE 

Ne  pleure  pas...  Tes  pleurs  importunent  ta  mère... 

Va,  va  te  consoler  dans  les  bras  de  ton  père  : 
80   II  t'aime,  il  nous  sourit;  son  aimable  bonté  [171] 

Jamais  pour  tes,erreurs  n'eut  de  sévérité  : 

C'est  pour  nous  rendre  heureux  qu'il  agit,  qu'il  respire; 

Et  quand  nous  soupirons,  sa  tendresse  en  soupire... 

N'est-il  pas  vrai,  Candor,  modèle  de  vertu? 
85    Cher  époux,  réponds-moi... 

l'enfakt 

Ma  mère,  où  le  vois-tu? 

PULCRINE 

Oui,  Candor,  hàtons-nous  de  sortir  de  la  ville. 

Ta  fidèle  équité^  cherche  un  séjour  tranquille... 

La  guerre  menaçante  approche  de  ces  murs. 

Nous  trouverons  aux  champs  des  asiles  plus  sûrs; 
90   Des  mœurs  de  l'âge  d'or  nous  reverrons  la  trace. 

Tu  te  plais  à  Tibur,  où  se  plaisait  Horace  : 

L'amour,  la  poésie,  et  le  doux  soin  des  fleurs. 

Sous  d'agrestes  abris  enchanteront  nos  cœurs. 

Viens...  faisons  à  mon  père  approuver  ce  voyage  : 
95    Les  vieillards  à  leur  toit  sont  attachés  par  l'âge. 

1.  Hémistiche  inintelligible.  (C.  L.) 


5*  livraison.  —  littérature  française.     233 

l'enfant 
A  qui  parles-tu  donc? 

PULCRINE 

A  ton  père 


Il  est  mort. 


PULCRINE 


Mort!  qui?  perds-tu  l'esprit?...  Non,  mon  enfant,  il  dort. 
Regarde...  Pour  jamais  il  dort  sur  la  poussière... 
Son  corps  est  tout  sanglant,  et  ses  yeux  sans  lumière; 
loo   Ses  yeux,  hélas!  témoins  de  mon  horrible  affront I... 

L'idée  de  la  mort  de  son  époux  lui  rend  le  senti- 
ment de  toute  son  infortune;  elle  ajoute  : 

Misérable  I  où  cacher  l'opprobre  de  mon  front?... 

Candor,  en  expirant  tu  reçus  ma  promesse...  [172] 

io5    Je  ne  trahirai  point  ma  gloire  et  ta  tendresse. 

L'outrage  qui  me  souille  est  ignoré  de  tous, 

Et  victime  après  toi  de  ton  amour  jaloux, 

Dans  l'éternel  oubli  dérobant  notre  injure... 

Vois  ces  ondes...  entends  le  Tibre  qui  murmure... 
iio   La  mort  qui  sous  ce  pont  roule  au  milieu  des  flots. 

M'ouvre  leur  vaste  lit...  C'est  là  qu'est  le  repos. 


Ah  !  pourquoi  coupes-tu  ta  belle  chevelure. 
Ma  mère? 

PULCRINE 

O  longs  cheveux!  inutile  parure! 
La  main  de  mon  époux  se  plut  à  vous  tresser; 
ii5    C'est  autour  de  mon  fils  qu'il  faut  vous  enlacer. 
Liez  d'un  nœud  fatal  et  l'enfant  et  la  mère... 


234  Ï-E   CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

Son  fils,  épouvanté  de  ces  sinistres  apprêts,  veut 
s'arracher  de  ses  bras.  Elle  le  retient;  et  parvenue 
au  dernier  degré  d'égarement,  croyant  entendre  la 
120  voix  de  son  époux,  elle  se  lève. 

l'enfant 
Arrête...  Oh!  par  pitié!... 

PULCRINE 

Ton  père  nous  appelle. 
Elle  dit,  prend  sa  course,  et,  mère  trop  cruelle. 
Dans  le  fleuve  avec  lui  tout  à  coup  s'élançant. 
Pousse  un  cri  vers  les  cieux  et  tombe  en  l'embrassant. 
125   On  vit  longtemps  sa  robe,  en  flottant  sur  les  ondes. 
Les  soutenir  luttant  sur  les  vagues  profondes. 
Leurs  mains  battre  les  flots  rougis  de  feux  lointains, 
Disparaître  ;  et  le  Tibre  engloutit  leurs  destins. 

Ces  vers  terminent  dignement  ce  bel  épisode, 
i3o  qui  peut  se  passer  de  nos  louanges  et  de  nos  com- 
mentaires. 

François  I*"''  meurt  victime  de  la  vengeance  de 
l'époux  I  de  la  belle  Ferronière,  vengeance  que  [173| 
M.  Lemercier  n'a  pas  craint  de  personnifier.  Ghar- 
i35  les-Quint,  retiré  au  couvent  de  Saint-Just,  y  fait 
célébrer  son  enterrement,  et  expire  ensuite  accablé 
par  la  tristesse.  La  toile  tombe;  la  pièce  est  finie, 
et  les  diables  se  révoltent;  les  uns  sifflent,  les  au- 
tres applaudissent.  Le  théâtre,  détruit  par  l'anar- 
140  chie,  s'écroule  dans  l'abîme  et  les  met  tous  d'ac- 
cord. 

On  sent  tout  ce  qu'un  pareil  plan  offre  de  bizarre. 
La  sévérité  des  critiques  dont  l'ouvrage  de  M.  Le- 
mercier a  été  l'objet,  ne  nous  laissait  plus  rien  à 


5'   LIVRAISON.  —   LITTÉRATURE   FRANÇAISE.      235 

145  dire  sur  le  ridicule  de  quelques  endroits  du  poème, 
nous  avons  pensé  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à  rendre 
justice  à  ce  qu'il  renferme  de  beautés. 

Nous  n'avions  pas  à  hésiter,  il  fallait  décider  que 
l'un  de  nos  poètes  les  plus  distingués  était  fou,  ou 

i5o  bien  qu'il  avait  cherché  à  le  paraître;  nous  avons 

pris  ce  dernier  parti,  et  une  seconde  lecture  de  son 

poème  nous  a  confirmé  dans  l'opinion  que  nous 

avançons. 

Lesage  raconte,  dans  sa  préface  de  Gil  Blas,  un 

i55  trait  dont  il  est  bon  de  se  souvenir  avant  de  com- 
mencer la  lecture  de  la  Panhypochrisiade,  car  celui 
qui,  rebuté  par  la  trivialité  de  certaines  expressions, 
ou  par  la  bizarrerie  de  plusieurs  scènes,  rejetterait 
l'ouvrage  sans  le  lire,  ressemblerait  à  cet  étudiant 

i6o  qui  laissa  son  camarade  chercher  seul  le  trésor 
caché  sous  l'épitaphe  du  licencié. 

A.  [Abel  Hugo.] 


HISTOIRE  GÉNÉRALE  DE  FRANCE         [174] 

Par  MM.  VÉLY,  VILLARET,  GARNIER  et  DUFAU,  ornée 
de  plus  de  trois  cents  gravures.  Règne  de  Charles  lX{suite 
et  fin),  t.  XXX*. 

(Premie?-  article.) 


Chez  les  anciens,  l'occupation  d'écrire  l'histoire 
était  le  délassement  des  grands  hommes;  c'était 
Xénophon,  chef  des  dix  mille  ;  c'était  Tacite,  prince 
du  sénat.  Chez  les  modernes,  comme  les  grands 
5  hommes  ne  savaient  pas  lire,  il  fallut  avoir  recours 
à  des  savants,  c'est-à-dire  à  des  gens  qui  n'étaient 
savants  que  parce  qu'ils  étaient  restés  toute  leur  vie 
étrangers  aux  intérêts  de  ce  bas  monde. 

Il  est  à  remarquer  que  les  premiers  historiens 
lo  anciens  écrivirent  d'après  des  traditions,  et  les 
premiers  historiens  modernes,  d'après  des  chroni- 
ques. 

Les  anciens,  écrivant  d'après  des  traditions,  sui- 

I.  A  Paris,  chez  Desray,  libraire,  rue  Hautefeuille,  n*  4. 
(C.  L.) 


Dans  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  2  fragments  (1-78  et 
208-267)  et  une  phrase  détachée  (273-276). 

1-78  En  tête  de  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  t.  I,  p.  5-io. 
—  2  des  grands  hommes  historiques  —  5  les  grands  hommes 
historiques  —  5-7  fallut  que  l'histoire  se  laissât  écrire  par  des 
lettrés  et  des  savants,  gens  qui  n'étaient  savants  et  lettrés 
que  —  8  monde,  c'est-à-dire  à  l'histoire.  |  De  là,  dans  l'his- 
toire, telle  que  les  modernes  l'ont  écrite,  quelque  chose  de 
petit  et  de  peu  intelligent.  ]  Il  est  à  remarquer 


5'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       l2>J 

virent  cette  grande  idée  morale,  qu'il  ne  suffisait 

i5  pas  qu'un  homme  eût  vécu,  ou  même  qu'un  siècle 
eût  existé,  pour  qu'il  fût  de  l'histoire,  mais  qu'il 
fallait  encore  qu'il  eût  légué  de  grands  exemples  à 
la  mémoire  des  hommes.  Voilà  pourquoi  l'histoire 
ancienne  ne  languit  jamais;  elle  est  ce  qu'elle  doit 

20  être,  le  tableau  raisonné  des  grands  hommes  et  des 

grandes  choses,  et  non  pas,  comme  on  l'a  voulu 

faire  de  nos  temps,  le  registre  de  vie  de  quelques 

hommes,  ou  le  procès-verbal  de  quelques  siècles. 

Les  historiens  modernes   écrivant  d'après  des 

25  chroniques,  ne  virent  dans  leurs  livres  que  ce  qui 
y  était  déjà  :  des  faits  contradictoires  à  rétablir  et 
des  dates  à  concilier;  ils  écrivirent  en  savants, 
s'occupant  beaucoup  des  faits  et  rarement  des 
conséquences,  ne  s'étendant   pas   sur  les  événe- 

3o  ments  d'après  l'intérêt  moral  qu'ils  étaient  suscep- 
tibles   de  préjsenter,    mais   d'après    l'intérêt    de  [175] 
curiosité  qui  leur  restait   encore,    eu    égard  aux 
événements  de  leur  siècle.  Voilà  pourquoi  la  plu- 
part de  nos  histoires  commencent  par  des  abrégés 

35   chronologiques  et  se  terminent  par  des  gazettes. 

On  a  calculé  qu^il  faudrait  huit  cents  ans  à  un 

homme  qui  lirait  quatorze  heures  par  jour,  pour 

lire  seulement  les  ouvrages  écrits  sur  l'histoire  qui 

se  trouvent  à  la  Bibliothèque  royale;  et  parmi  ces 

40  ouvrages,  il  faut  en  compter  plus  de  vingt  mille,  la 
plupart  en  plusieurs  volumes,  sur  la  seule  Histoire 
de  France,  depuis  MM.  Royou,  Fantin-Désodoards 
et  Anquetil,  qui  nous  ont  donné  des  histoires  com- 


22  de  notre  temps  —  25  dans  les  livres  que  ce  qui  y  était 
des  faits  —  48  qui  ont  donné 


238        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

plètes,  jusqu'à  ces  braves  chroniqueurs  Froissard, 

45  Comines  et  Jean  de  Troie,  par  lesquels  nous  sa- 
vons que  ung  tel  jour  le  roi  estait  malade  et  qu  ung 
tel  autre  jour  ung  homme  se  noya  dans  la  Seine. 

Or,  parmi  ces  ouvrages,  on  sait  ou  on  ne  sait 
pas  qu'il  en  est  quatre  généralement  connus  sous 

5o  le  nom  des  quatre  grandes  histoires  de  France, 
celle  de  Dupleix  qu'on  ne  lit  plus;  celle  de  Méze- 
ray  qu'on  lira  toujours,  non  pas  parce  qu'il  est 
aussi  exact  et  aussi  vrai  que  Boileau  l'a  dit  pour  la 
rime,  mais  parce  qu'il  est  original  et  satirique,  ce 

55  qui  vaut  encore  mieux  pour  des  lecteurs  français; 
celle  du  père  Daniel,  jésuite,  fameux  par  ses  descrip- 
tions de  batailles,  qui  a  fait  en  vingt  ans  une  his- 
toire qui  n'a  d'autre  mérite  que  l'érudition,  et  dans 
laquelle  le  comte   de   Boulainvilliers  ne  trouvait 

60  guère  que  dix  mille  erreurs;  et  enfin  celle  de  Vély 

et  continuateurs,  dont  nous  allons  nous  occuper. 

«  Il  y  a  des  morceaux  bien  faits  dans  Vély,  a  dit 

Voltaire  dont  les  jugements  sont  précieux;  on  lui 

doit  des  éloges  et  de  la  reconnaissance;  mais  il 

G5  faudrait  avoir  le  style  de  son  sujet,  et  pour  faire 
une  bonne  Histoire  de  France,  il  ne  suffit  pas 
d'avoir  du  discernement  et  du  goût.  » 

Villaret,  qui  avait  été  comédien,  écrit  d'un  style 
pré [tentieux  et  ampoulé;  il  fatigue  par  une  affec-  [176] 

70  tation  continuelle  de  sensibilité  et  d'énergie;  il  est 
souvent  inexact,  et  rarement  impartial.  Garnier, 


45  Jean  de  Troyes  —  46  et  que  ung  —  48  Parmi  ces  ouvra- 
ges, il  en  est  —  52  non  parce  qu'il  —  58  histoire  où  il  n'y  a 
—  60-61  celle  de  Vély  continuée  par  Villaret  et  par  Garnier 
62  dit  Voltaire 


5*   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       289 

plus  raisonnable,  plus  instruit,  n'est  guère  meil- 
leur écrivain;  sa  manière  est  terne,  son  style  lâche 
et  prolixe  ;  il  n'y  a  entre  lui  et  Villaret  que  la  diffé- 

75   rence  du  médiocre  au  pire;  et  si  la  première  con- 
dition de  vie  pour  un  ouvrage  doit  être  de  se  faire 
lire,  le  travail  de  ces  deux  auteurs  peut  être  à  juste 
titre  regardé  comme  non  avenu. 
[M.  Dufau  ne  s'est  pas  laissé  épouvanter,  nous 

80  ne  dirons  pas  par  la  force,  mais  par  la  faiblesse 
des  talents  auxquels  on  lui  proposait  d'associer  le 
sien;  il  est  bien  supérieur  à  ses  devanciers,  même 
à  Vély;  son  style  est  clair,  rapide,  concis  et  pres- 
que toujours  élégant;  sa  narration  est  animée;  ses 

85  descriptions  ne  manquent  ni  de  chaleur  ni  de  co- 
loris; ses  recherches  sont  solides,  sa  critique  judi- 
cieuse et  impartiale;  en  un  mot,  son  ouvrage  an- 
nonce un  vrai  talent.  Nous  croirons  devoir  lui 
donner  plusieurs  conseils;  mais  le  premier,  c'est 

90  de  refaire  le  travail  de  Villaret  et  de  Garnier,  qui 
réellement  fait  disparate  avec  le  sien. 


73-74  style  est  lâche  et  prolixe.  Il  n'y  a  entre  Garnier  et  Vil- 
laret —  78  L.  et  Ph.  ajoute  deux  paragraphes  nouveaux  :  «  Au 
reste,  écrire  l'histoire  d'une  seule  nation,  c'est  œuvre  incom- 
plète, sans  tenants  et  sans  aboutissants,  et  par  conséquent 
manquée  et  difforme.  11  ne  peut  y  avoir  de  bonnes  histoires 
locales  que  dans  les  compartiments  bien  proportionnés  d'une 
histoire  généiale.  Il  n'y  a  que  deux  tâches  dignes  d'un  his- 
torien dans  ce  monde  :  la  chronique,  le  journal  ou  l'histoire 
universelle.  Tacite  ou  Bossuet.  |  Sous  un  point  de  vue  res- 
treint, Comines  a  écrit  une  assez  bonne  histoire  de  France 
en  six  lignes  :  «  Dieu  n'a  créé  aucune  chose  en  ce  monde 
ny  hommes,  ny  bestes,  à  qui  il  n'ait  fait  quelque  chose  son 
contraire,  pour  la  tenir  en  crainte  et  en  humilité.  C'est  pour- 
quoi il  a  fait  France  et  Angleterre  voisines-  » 


240        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Dans  ce  premier  article,  nous  examinerons 
M.  Dufau  sous  le  rapport  du  style;  dans  le  second, 
nous  l'examinerons  comme  historien. 

95  Après  avoir  rapidement  retracé  les  premières 
années  de  la  régence,  la  mauvaise  administration 
de  Catherine,  son  isolement  au  milieu  des  partis, 
la  renaissance  des  troubles,  l'auteur  arrive  à  cette 
fameuse  fuite  de  Meaux,  qui  eut  une  si  grande  in- 

100  fluence  sur  le  reste  de  la  vie  de  Charles  IX^  alors 
que  la  cour  est  sur  le  point  d'être  enlevée  par  le 
prince  de  Condé,  et  qu'elle  n'est  sauvée  que  par 
l'intrépidité  des  Suisses.  Anquetil  n'a  vu  là  qu'une 
circonstance  en  faveur  des  catholiques  sur  laquelle 

io5   il  fallait  rapidement  passer;  Mézerai  n"y  a  vu  que 
le  désarroi  des  femmes  de  la  cour,  forcées  de  fuir 
au  milieu  des  soldats,  et  le  père  |  Daniel,  qu'une  [i77] 
marche  par  bataillon  carré;  M..  Dufau  nous  trace 
un  véritable  tableau   de  caractère;  on  reconnaît 

iio  déjà  la  manière  des  anciens. 

«  A  minuit  donc  ces  étrangers,  commandés  par 
le  colonel  Pliffer,  homme  intrépide  et  bon  officier, 
qui  avait  promis  sur  sa  tête  qu'il  ramènerait  le  roi 
sain  et  sauf  dans  sa  capitale,  vinrent  se  ranger  au- 

ii5  tour  de  la  demeure  royale.  Malgré  la  fermeté  et  le 
dévouement  qu'ils  témoignaient ,  on  était  loin 
d'être  tranquille.  Le  roi  laissait  voir  une  sombre 
indignation  d'être  obligé  de  fuir  devant  ses  sujets; 
la  reine-mère  paraissait  inquiète  :  un  secret  effroi 

120  avait  gagné  tous  les  cœurs.  Le  vieux  connétable 
seul  ne  démentait  pas  cette  fermeté  qu'il  avait  tou- 
jours montrée  dans  le  péril. 

«  Cependant,  à  la  lueur  des  torches,  on  se  dis- 
pose à   partir.  Les   Suisses   reçoivent  au   milieu 


5*    LIVRAISON.   —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       24I 

125  d'eux  le  roi,  la  reine-mère,  les  princes  et  le  nom- 
breux cortège  des  filles  de  la  reine,  lis  marchent 
avec  gaieté,  enseignes  déployées,  etc.  » 

L'auteur  peint  avec  les  mêmes  couleurs  la  ba- 
taille de  Saint-Denis  et  celle  de  Jarnac,  où  périt  le 

i3o  prince  de  Condé;  il  évite  de  tracer  le  portrait  de 
ce  grand  homme;  il  se  contente  de  le  peindre  par 
le  témoignage  des  historiens;  et  en  effet  il  était 
difficile  de  faire  autrement,  après  le  portrait  si  ori- 
ginal et  si  vrai  que  nous  en  a  laissé  Mézerai  :  Ainsi 

i35  mourut  Louis  de  Bourbon,  prince  de  Condé,  ce  grand 
ennemi  de  la  messe,  etc.  Il  est  à  remarquer  que  Mé- 
zerai, qui,  comme  on  sait,  était  buveur  et  cynique, 
conserve  son  caractère  dans  toute  son  histoire;  il 
est  piquant,  mais  il  n'intéresse  jamais;  il  n'a  ni 

140  chaleur,  ni  énergie;  il  est  toujours  en  dehors  des 
événements;  quelque  sujet  qu'il  traite,  fêtes,  guer- 
res ou  massacres,  il  rappelle  toujours  ce  vers  de 
Segrais  : 

Un  vieux  faune  en  riait  dans  sa  grotte  sauvage. 

145       Mais  le  morceau  où  M.  Dufau  nous  semble  avoir  [178] 
développé  le  plus  de  chaleur,  le  plus  d'énergie,  en 
un  mot  le  plus  de  talent  de  style,  c'est  la  descrip- 
tion de  la  Saint-Barthélémy.  Dans  un  sujet  aussi 
usé,  il  était  difficile  de  trouver  des  couleurs  nou- 

i5o  velles.  Cependant  nous  ne  croyons  pas  que,  dans 
aucun  des  historiens  qui  ont  décrit  cette  nuit  ter- 
rible, il  se  rencontre  un  début  aussi  vif  et  aussi 
animé  que  celui-ci  :  «  Aussitôt  on  vole  à  Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois,  situé  plus  près  du  Louvre  que  le 

[55  Palais,  où  l'on  ne  devait  sonner  que  vers  la  pointe 
du  jour.  Bientôt  le  sinistre  tocsin  donne  le  signal 


242        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

des  fureurs.  A  ce  bruit,  les  soldats  embusqués  se 
rassemblent,  des  lumières  paraissent  tout  à  coup 
aux  fenêtres;  on  tend  des  chaînes  dans  les  rues, 

i6o  les  armes  brillent,  un  long  cri  de  mort  se  fait  en- 
tendre. » 

L'auteur  continue  la  description  de  cette  nuit 
fatale.  11  peint  la  mort  de  Coligny;  il  ne  paraît  pas 
adopter   l'opinion   que   le   vieillard  ait  été  aban- 

i65  donné  de  ses  serviteurs  après  qu'il  leur  eut  dit  ces 
paroles  :  «  Mes  amis,  sauvez-vous,  que  ma  mort 
ne  fasse  qu'une  veuve.  »  11  rapporte  ces  derniers 
mots  au  Bohémien  Dianowitz  :  «  Jeune  homme,  tu 
devrais  respecter   mes   cheveux  blancs.  »  Cepen- 

170  dant  le  corps  de  l'amiral  est  jeté  par  les  fenêtres; 
le  duc  de  Guise  vient  le  contempler;  il  foule  aux 
pieds  le  cadavre.  L'auteur  continue  : 

«  Peut-on  retracer  sans  frémir  le  tableau  qu'ofïre 
alors  cette  malheureuse  ville?  Des  troupes  force- 

175  nées  parcourent  les  rues.  Le  son  des  cloches,  les 
coups  de  feu,  les  vociférations  fanatiques,  les  gé- 
missements des  victimes  se  mêlent  et  retentissent 
dans  l'air.  On  enfonce  les  portes,  on  poursuit  les 
malheureux   protestants  désarmés  et  à  demi-nus 

180  jusque  sur  les  toits.  Les  femmes,  après  avoir  as- 
souvi la  féroce  brutalité  du  soldat,  sont  massa- 
crées. On  égorge  les  enfants  dans  leur  berceau.  I  Le  [179 
sang  ruisselle  dans  les  rues.  La  ville  entière  n'offre 
plus  qu'une  vaste  scène  de  carnage.  » 

i85  Et  toute  la  description  est  écrite  avec  une  pareille 
vigueur.  L'auteur  la  termine  par  le  beau  trait  de 
Vesins,  qui,  sous  prétexte  d'égorger  lui-même  son 
ennemi,  le  tire  des  mains  des  soldats,  le  fait  mon- 
ter à  cheval,  le  mène  en  lieu  de  sûreté,  et  le  quitte 


5"    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.      248 

190  en  lui  adressant  ces  héroïques  paroles  :  Je  n  ai  pas 
vouki  me  venger  en  assassin,  mais  en  brave;  quand 
vous  voudrez^  nous  viderons  notre  querelle  en  gentils- 
hommes. 

On    remarqua  comme  une  des  singularités  de 

195  cette  nuit  terrible,  à  ce  que  rapporte  d'Aubigné, 
que  dans  une  si  grande  multitude  de  vaillante  no- 
blesse, aucun  ne  mourut  l'épée  à  la  main,  si  ce 
n'est  Guerchi,  et  qu'aucune  maison  ne  se  fit  forcer 
si  ce  n'est  celle  d'un  avocat  nommé  Taverni,  qui 

200  fit  faire  des  balles  avec  sa  vaisselle,  et  qui,  lorsque 
les  munitions  lui  manquèrent,  fit  ouvrir  les  portes, 
et  se  précipita  de  lui-même  au  milieu  des  massa- 
creurs. 

On  raconte,  dit  Mézerai,  qu'on  vit  poignarder 

2o5  un  enfant  qui  se  jouait  à  la  barbe  de  celui  qui  le 
tua,  et  qu'une  bande  de  petits  garçons  en  traîna 
un  autre  à  la  rivière.] 

Les  descriptions  de  batailles  de  M.  Dufau  sont 
bien    supérieures    aux    tableaux    confus    et    sans 

210  couleur  que  nous  a  laissés  Mézerai,  et  aux  in- 
terminables bulletins  du  père  Daniel;  toutefois, 
il  nous  permettra  de  lui  faire  une  légère  observa- 
tion, dont  nous  croyons  qu'il  pourra  profiter  dans 
la  suite  de  son  ouvrage.  Si  M.  Dufau  s'est  rappro- 

2i5  ché  de  la  manière  des  anciens,  il  ne  s'est  pas  en- 
core assez  dégagé  de  la  routine  des  historiens  mo- 


208-267  Littéral,  et  Philos,  mêlées,  sous  le  titre  :  A  un  histo- 
rien, t.  I,  p.  27. 

208  Vos  descriptions  de  batailles  sont  bien  —  212  Toutefois, 
vous  nous  permettrez  une  observation  —  21 3  que  vous  pour- 
rez profiter  —  214  votre  ouvrage.  Si  vous  vous  êtes  rapproché 
—  2i5  vous  ne  vous  êtes  pas 


244        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

dernes  ;  il  s'arrête  trop  aux  détails,  et  ne  s'attache 
pas  assez  à  peindre  les  masses.  Que  nous  importe, 
en  effet,  que  Brissac  ait  exécuté  une  charge  contre 

220  d'Andelot,  que  Lanoue  ait  été  renversé  de  cheval, 
et  que  Montpensier  ait  passé  le  ruisseau  ?  La  |  plu- 
part de  ces  noms  qui  apparaissent  là  pour  la  pre- 
mière fois  dans  le  cours  de  l'ouvrage,  jettent  de  la 
confusion  dans  un  endroit  où  l'auteur  ne  saurait 

225  être  trop  clair,  et  lorsqu'il  devrait  entraîner  par  une 
'succession  rapide  de  tableaux.  L'esprit  s'arrête  à 
chercher  à  quel  parti  tels  ou  tels  noms  appartien- 
nent, pour  pouvoir  suivre  le  fil  de  l'action.  Ce 
n'est  point  ainsi  qu'en  usait  Polybe,  et  après  lui 

23o  Tacite,  les  deux  premiers  peintres  de  batailles  de 
l'antiquité.  Ces  grands  historiens  commencent 
par  nous  donner  une  idée  exacte  de  la  position  des 
deux  armées,  par  quelque  image  sensible  tirée  de 
l'ordre  physique  :  l'armée  était  rangée  en  demi- 

235  cercle,  elle  avait  la  forme  d'un  aigle  aux  ailes 
étendues;  ensuite  viennent  les  détails.  Les  Espa- 
gnols formaient  la  première  ligne,  les  Africains  la 
seconde,  les  Numides  étaient  jetés  aux  deux  ailes, 
les  éléphants   marchaient  en     tête,   etc..    Mais, 

240  nous  le  demandons  à  M.  Dufau  lui-même,  si  nous 
lisions  dans  Tacite  :  Vibulenus  exécute  une 
charge  contre  Rusticus,  Lentulus  est  renversé  de 
cheval,  Civilis  passe  le  ruisseau,  il  serait  très  pos- 
sible que  ce  petit  bulletin  eût  paru  très  clair  et 

245  très  intéressant  à  ses  contemporains,  mais  nous 
doutons  fort  qu'il  eût  trouvé  le  même  degré  de 


217  vous  vous  arrêtez  trop...  et  vous  ne  vous  attachez  pas  ^ 
225  entraîner  l'esprit  par  —  226  Le  lecteur  s'arrête  —  240  nous 
vous  le  demandons  à  vous-même  —  246  aux  contemporains 


5'    LIVRAISON.   —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       245 

faveur  auprès  de  la  postérité,  et  c'est  une  erreur 
dans  laquelle  sont  tombés  la  plupart  des  histo- 
riens modernes;  l'habitude  de  lire  les  chroniques 

25o  leur  rend  familiers  les  personnages  inférieurs  de 
l'histoire  qui  ne  doivent  point  y  paraître;  le  désir 
de  tout  dire,  lorsqu'ils  ne  devraient  dire  que  ce 
qui  est  intéressant,  les  leur  fait  employer  comme 
acteurs  dans  les  occasions   les  plus  importantes  : 

255  de  là  vient  qu'ils  nous  donnent  des  descriptions 
qu'ils  comprennent  fort  bien,  eux  et  les  érudits, 
parce  qu'ils  connaissent  les  masques,  mais  dans 
lesquelles  la  plupart  des  lecteurs,  qui  ne  sont  point 
obligés  d'avoir  lu   les  chroniques    pour  pouvoir 

2ÔC)  lire  l'histoire,  ne  voient  guère  autre  chose  que  des 

noms  et  de  l'ennui.  En  général,   il  ne  |  faut  dire  à  [181] 
la  postérité  que  ce  qui    peut  l'intéresser;  et  pour 
intéresser  la  postérité,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  bien 
exécuté  une  charge,  ou   d'avoir  été   renversé  de 

265   cheval,  il  faut  avoir  combatt-u  de  la  main  et  des 

dents  comme  Cynégire,  être  mort  comme  d'Assas, 

ou  avoir  embrassé  les  piques,  comme  Vinkelried. 

[Nous  le  répétons,   nous  ne  faisons   pas  cette 

observation   à    M.   Dufau   comme    un   reproche, 

270  mais  comme  un  encouragement;  non,  pour  qu'il 
change  sa  manière  d'écrire,  mais  pour  qu'il  s'aban- 
donne avec  plus  d'assurance  à  ses  propres  idées. 
M.  Dufau  a  du  talent,]  il  ne  doit  donc  reculer  de- 
vant aucune  difficulté  ;  il  fallait  de  petites  armes  aux 

275  hommes  ordinaires;  aux  grands  athlètes,  il  leur 
fallait  les  cestes  d'Hercule.        E.  [Victor  Hugo] 


273-276  Phrase  consen-ée  dans  Littéral,   et  Philos,  mêlées, 
t.  I,  p.  192 —  2.73  L'homme  de  génie  ne  doit  reculer 


TROIS  MESSÉNIENNES  SUR  LES  MAL- 
HEURS DE  LA  FRANCE,  AUGMENTÉES 
DE  DEUX  ÉLÉGIES  SUR  LA  VIE  ET  LA 
MORT  DE  JEANNE  D'ARC. 

Par   M.   Casimir  DELA  VIGNE. 

Depuis  que  la  littérature  est  devenue  le  domaine 
de  la  politique,  on  ne  peut  mettre  au  jour  un  ou- 
vrage qu'il  ne  soit  aussitôt  adopté  par  un  parti  et 
repoussé  par  l'autre.  L'auteur,  tour  à  tour  porté 
5  au  ciel  ou  abaissé  jusqu'à  terre,  proteste  vaine- 
ment contre  les  arrêts  passionnés  et  contradictoi- 
res de  ses  juges.  Il  est  condamné  à  supporter  à  la 
fois  l'humiliation  des  éloges  les  plus  exagérés  et  le 
dégoût  des  critiques  les  plus  injustes. 

10  Tel  a  été  le  sort  du  "jeune  auteur  dont  nous  nous 
occupons.  En  publiant  ses  poésies,  il  a  ouvert 
l'arène  aux  passions  et  aux  clameurs  des  partis. 
C'est  à  nous  de  venger  M.  C.  Delavigne  des  juge- 
ments exagérés  dont  il  a  été  l'objet,  et  de  faire  en- 

i5   tendre,  au  milieu  de  tant  d'excès,  le  langage  de  la 
vérité.  Notre  jugement  ne  peut  être  suspect;  |  tout,  [182] 
à  l'égard  de  M.  C.  Delavigne,  nous  fait  une  loi  de 
l'impartialité.  Ce  jeune  poète  est  dans  les  rangs 
des  libéraux,  et  nous  sommes  royalistes;  il  a  du 

2o  talent,  et  nous  avons  fait  serment  d'être  justes. 
Ainsi  placés  entre  nos  opinions  et  notre  cons- 
cience, notre  choix  n'a  pu  être  un  instant  dou- 
teux. 

Les  Trois  îMesséniennes  de  M.  C.  Delavigne  et 


5*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       247 

25  ses  Élégies  sur  Jeanne  d'Arc,  jouissent  d'une  répu- 
tation méritée.  Ce  qui  constitue  le  principal  mérite 
de  ces  pièces,  c'est  une  expression  poétique,  des 
tours  vifs  et  énergiques,  et  une  élégance  soute- 
nue. La  première  Messénienne  sur  la  bataille  de 

3o  Waterloo  nous  a  semblé  supérieure  à  toutes  les 
autres,  même  à  la  seconde  sur  la  dévastation  du 
Musée,  bien  que  dans  celle-ci  l'auteur,  en  alliant  à 
une  foule  d'images  gracieuses  des  tableaux  tracés 
avec  force,  ait  fait  preuve  d'une  rare  flexibilité  de 

35  talent.  Les  trois  autres  pièces,  quoique  inférieu- 
res aux  deux  premières,  ne  sont  pas  indignes  de 
leur  auteur;  on  y  reconnaît  toujours  M.  C.  Dela- 
vigne.  On  pourrait  les  comparer  à  cinq  sœurs 
charmantes,  qui,  sans  se  ressembler  parfaitement, 

40  ont  toutes  cependant,  dans  l'ensemble  de  la  phy- 
sionomie, cet  air  de  famille  qui  convient  à  des 
sceurs. 

Fades  non  omnibus  una, 
Nec  diversa  tamen,  qualem  decet  esse  sororum. 

45       Le  début  est  plein  de  noblesse  : 

Ils  ne  sont  plus,  laissez  en  paix  leur  cendre; 
Par  d'injustes  clameurs  ces  braves  outragés 
A  se  justifier  n'ont  pas  voulu  descendre  ; 
Mais  un  seul  jour  les  a  vengés  : 
5o  Ils  sont  tous  morts  pour  nous  défendre. 

Il  peint  ainsi  leur  mort  héroïque  : 

Parmi  des  tourbillons  de  flamme  et  de  fumée, 
O  douleur!  quel  spectacle  à  mes  yeux  vient  s'offrir? 
Le  bataillon  sacré,  seul  devant  une  aVmée,  [183] 

55  S'arrête  pour  mourir. 


248        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Dans  la  strophe  suivante,  la  noblesse  de  la  pen- 
sée est  encore  relevée  par  la  noblesse  de  l'expres- 
sion : 

Le  destin  des  combats 
60  Leur  devait,  après  tant  de  gloire. 

Ce  qu'aux  Français  naguère  il  ne  refusait  pas, 
Le  bonheur  de  mourir  dans  un  jour  de  victoire. 

Nous  sommes  sûrs  que  les  suivants  seront  en- 
tendus; ils  sont  l'expression  d'une  âme  toute  fran- 
65   çaise  : 

Étouffons  le  llambeau  des  guerres  intesdnes. 
Soldats,  le  Ciel  prononce,  il  relève  les  lis  : 
Adoptez  les  couleurs  du  héros  de  Bovines, 
En  donnant  une  larme  aux  drapeaux  d'Austerlitz. 

70       Voulons-nous   maintenant    des    peintures   gra- 
cieuses; ouvrons  la  seconde  Messéniennc  : 

Le  deuil  est  aux  bosquets  du  Guide, 
Muet,  pâle,  et  le  front  baissé, 
L'Amour  que  la  guerre  intimide, 
75  Éteint  son  flambeau  renversé. 

Des  Grâces  la  troupe  légère 
L'interroge  sur  ses  douleurs; 
Il  leur  dit,  en  versant  des  pleurs  : 
«  J'ai  vu  Mars  outrager  ma  mère.  » 

80       Et  plus  bas  : 

Versant  sur  un  beau  corps  sa  clarté  caressante, 
A  travers  le  feuillage,  un  faible  et  doux  rayon 

Porte  les  baisers  d'une  amante 

Sur  les  lèvres  d'Endymion. 


5'^   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       249 

85       Nous  avons  déjà  fait  pressentir  notre  opinion 
sur  les  deux  élégies  de  Jeanne  d'Arc.  Le  jugement 
que  nous  en  porterons  |  sera  tel  qu'on  doit  l'atten-  [184] 
dre  de  lecteurs  que  les  Messéniennes  ont  rendus 
sévères.  Nous  pensons  que  la  peinture  des  mal- 

90  heurs  de  la  vierge  héroïne  demandait  une  teinte 
de  tristesse  et  de  mélancolie,  une  sensibilité  vraie, 
qualité  précieuse  que  M.  C.  Delavigne  ne  possède 
pas  à  un  haut  degré.  Ce  jeune  poète,  doué  d'une 
imagination  vive  et  brillante,  surprend  le  lecteur, 

g5   mais  l'attendrit  rarement. 

Il  représente  Jeanne  d'Arc  montant  sur  le  bû- 
cher : 

Tranquille  elle  y  monta;  quand,  debout  sur  le  faîte. 
Elle  vit  ce  bûcher  qui  l'allait  dévorer, 
100   Les  bourreaux  en  suspens,  la  flamme  déjà  prête, 
Sentant  son  cœur  faillir,  elle  baissa  la  tête, 
Et  se  prit  à  pleurer. 

Bien,  fort  bien  jusqu'ici  ;  mais  pourquoi  l'auteur, 
au  lieu  de  se  livrer  ensuite  à  des  exclamations  qui 

io5  glacent  tout,  n'a-t-il  pas  suivi  cette  première  idée, 
pourtant  si  juste,  si  naturelle,  de  mettre  Jeanne 
d'Arc  en  scène,  et  de  laisser  à  cette  infortunée  le 
soin  de  nous  attendrir  elle-même  sur  ses  malheurs. 
11  nous  semble  que  Jeanne  d'Arc  eût  touché  tous 

uo  les  cœurs,  si  le  poète  l'eût  représentée  pleurant 
sur  un  père,  une  mère  délaissée,  pleurant  sur  une 
vie  que  tant  de  souvenirs  et  tant  d'espérances  lui 
rendaient  chère,  et  pourtant  sitôt  et  si  cruellement 
moissonnée. 

ii5  Après  avoir  rendu  un  juste  hommage  au  talent 
de  M.  C.  Delavigne,  qu'il  nous  soit  permis  de  lui 


250        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

adresser  quelques  reproches  sur  le  choix  de  ses 
sujets.  Les  victimes  du  désastre  de  Waterloo  mé- 
ritent sans  doute  notre  pitié  et  nos  regrets;  mal- 

120  heur  à  quiconque  refuserait  ce  dernier  tribut  à  des 
frères  qui,  pour  être  rebelles,  ne  tombèrent  pas 
sans  honneur.  Mais  si  l'égarement  de  ces  braves, 
que  leur  mort  même  n'absoudra  point  devant  l'in- 
flexible histoire,  est  digne  de  nos  larmes,   il  ne 

125   l'est  point  de  nos  éloges.  M.  C.  Delavigne  en  con- 
viendra sans  peine;  il  paraît  même  |  l'avoir  senti.  [185] 
Nous  pensons  que  c'est  en  effet  par  un  secret  sen- 
timent des  convenances  que  ce  jeune  poète,  après 
avoir  célébré  la  gloire  contemporaine,  si  toutefois 

i3o  la  gloire  est  là  où  n'est  point  la  tidélité,  l'a  asso- 
ciée dans  ses  chants  à  celle  des  anciens  jours,  que 
la  trahison  ne  ternit  jamais. 


LA  FAMILLE  LILLERS 

OU  SCÈNES  DE  LA  VIE 

Par  A.-J.-C.   SAINT-PROSPER,  auteur  de  VObseivateur 
au  dix-neuvième  siècle,  tome  premier*. 

Celui  qui,  tourmenté  du  généreux  démon  de  la 
satire,  prétend  dire  des  vérités  dures  à  son  siècle, 
doit,  pour  mieux  terrasser  le  vice,  attaquer  en  face 
l'homme  vicieux;  pour  le  flétrir,  il  doit  le  nommer; 
5  mais  il  ne  peut  acquérir  ce  droit  qu'en  se  nom- 
mant lui-même  :  de  cette  manière,  il  s'assure  en 
quelque  sorte  la  victoire,  car  plus  son  ennemi  est 
puissant,  plus  il  se  montre  courageux,  et  la  puis- 
sance recule  toujours  devant  le  courage;  d'ailleurs 

lo  la  vérité  veut  être  dite  à  haute  voix,  et  une  médi- 
sance anonyme  est  peut-être  plus  honteuse  qu'une 
calomnie  signée.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  mora- 
liste paisible  qui  ne  se  mêle  dans  la  société  que 
pour  en  observer  en  silence  les  ridicules  et  les 

i5  travers,  le  tout  à  l'avantage  de  l'humanité.  S'il 
examine  les  individus  en  particulier,  il  ne  critique 

I.  On  souscrit  pour  cet  ouvrage,  à  raison  de  2  fr.  5o  par 
volume,  chez  M.  Pichard,  quai  de  Conti,  n°  5,  et  Everat,  rue 
du  Cadran,  n°  16.  (C.  L.) 


Dans   Littérature   et   Philosophie   mêlées,    deux   fragments 
(1-47  et  82-96). 

1-47  Littéral,  et  Philos,   mêlées,  t.  I,  p.  124,   sous  le  litre  : 
Satiriques  et  moralistes. 
8  courageux,  lui,  et  la  puissance... 


252        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

que  l'espèce  en  général  ;  l'étude  à  laquelle  il  se 
livre  est  donc  absolument  innocente,  puisqu'il 
cherche  à  guérir  tout  le  monde  sans  blesser  per- 

20  sonne.   Cependant,   pour   remplir  avec  fruit  son 
utile  fonction^  sa  première  précaution  doit  être  de 
garder  l'incognito.   Quelque   bonne  opinion   que 
nous  ayons  de  \  nous-mêmes,  il  y  a  toujours  en  [186] 
nous  une  certaine  conscience  qui  nous  fait  consi- 

25  dérer  comme  hostile  la  démarche  de  tout  homme 
qui  vient  scruter  notre  caractère.  Cette  conscience 
est  celle  de 

L'endroit  que  l'on  sent  faible,  et  qu'on  veut  se  cacher. 

Aussi,  si  nous  sommes  forcés  de  vivre  avec  celui 

3o  que  nous  regarderons  comme  un  importun  sur- 
veillant, nous  envelopperons  nos  actions  d'un  voile 
de  dissimulation,  et  il  perdra  toutes  ses  peines.  Si 
au  contraire  nous  pouvons  l'éviter,  nous  le  ferons 
fuir  de  tout  le  monde,  en  le  dénonçant  comme  un 

35  fâcheux.  Le  philosophe  observateur,  à  la  manière 
des  acteurs  anciens,  ne  peut  remplir  son  rôle  s'il 
ne  porte  un  masque.  Nous  recevrons  fort  mal  le 
maladroit  qui  nous  dira  :  Je  viens  compter  vos 
défauts  et  étudier  vos  vices;   il  faut,  comme  dit 

40  Horace,  qu'il  metle  du  foin  à  ses  cornes,  autrement 
nous  crierons  tous  haro!  et  celui  qui  se  charge 
d'exploiter  le  domaine  du  ridicule,  toujours  si  vaste 
en  France,  doit  se  glisser  plutôt  que  se  présenter 
dans  la  société,  remarquer  tout  sans  se  faire  remar- 

45  quer  lui-même,  et  ne  jamais  oublier  ce  vers  de 
Mahomet  : 

Mon  empire  est  détruit,  si  l'homme  est  reconnu. 


5'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   FRANÇAISE.       253 

[C'est  peut-être  pour  avoir  négligé  ces  précau- 
tions, que  l'ingénieux  auteur  de  Y  Observateur  au 
dix-neuvièffie  siècle  nous  présente  aujourd'hui  un 

5o  ouvrage  inférieure  son  premier  écrit,  pour  la  partie 
de  l'observation,  quoiqu'il  lui  soit  supérieur  sous 
quelques  autres  rapports.  M.  Saint-Prosper  devait 
éviter  de  se  nommer,  et  surtout  de  prendre,  comme 
il  le  fait  dans  sa  spirituelle  préface,  le  titre  dange- 

55  reux  d'Eternel  observateur  du  dlx-neuvièrne  siècle. 
M.  Saint-Prosper  est  perdu.  Désormais,  grâces  à 
son  imprudence  manifeste,  le  voilà  sûr  de  ne  plus 
rencontrer  que  des  ignorants  pétris  de  modestie, 
des  professeurs  qui  s'exprimeront  en  français,  des 

6o  garçons  de  bureau  pleins  d'affabi  |  lité,  des  ban-  [187] 
quiers  aussi  ennemis  des  richesses  que  Sénèque, 
et  des  jeunes  filles  qui  parleront  vertu  comme  de 
petits  Sallustes,  ou  comme  l'Emilie  de  son  roman 
nouveau.  (Chap.  v,  p.  78.) 

65  Toutefois,  qu'il  ne  se  laisse  pas  décourager  par 
des  obstacles  qu'il  s'est  créés  lui-même;  qu'il  con- 
tinue à  nous  représenter  les  Scènes  de  la  vie 
dans  un  style  original  et  piquant;  qu'il  assaisonne 
ses  récits,  comme  il  l'a  fait  jusqu'ici,  de  réflexions 

70  amusantes  et  de  digressions  spirituelles;  qu'il 
ajoute,  dans  les  livraisons  suivantes,  à  ses  qualités 
ordinaires  le  mérite  d'une  action  vive  et  d'un  inté- 
rêt soutenu;  et  puisse  la  foule  des  souscripteurs 
qui  viendront  s'inscrire  chez  Everat  et  Pichard, 

75   pour  LA  Famille  Lillers,  faire  croire  au  passant 

qu'il  s'agit  de  relever  une  baraque  démolie,  ou  de 

soulager  un  pauvre  millionnaire  frappé  de  200  fr, 

d'amende  ! 

Tels  sont  nos  vœux  :   que   M.   Saint-Prosper 


2^4        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

80  écoute  aussi  un  moment  nos  critiques.  Nous  l'en- 
gageons à  écrire  d'une  manière  plus  correcte;] 
il  n'y  a  plus  rien  d'original  aujourd'hui  à  pécher 
contre  la  grammaire.  M.  de  Pradt  nous  a  lassés 
de  cette  originalité-là.  Nous  croyons  encore  que 

85  M.  Saint-Prosper  possède  assez  de  ressources  en 
lui-même  pour  éviter  de  tirer  parti  des  petits  dé- 
tails, genre  qui  montre  de  la  recherche  et  de  l'affec- 
tation. Il  faut  laisser  ces  puériles  moyens  d'amuser 
à  ces  gens  qui  mettent  des  intentions  dans  une 

90  virgule,  et  des  réflexions  dans  un  trait  suspensif, 
font  de  l'esprit  sur  tout  et  de  l'érudition  sur  rien, 
et  dernièrement  encore,  à  propos  de  ces  piqueurs 
qui  ont  alarmé  tout  Paris,  remirent  sur  la  scène 
les  hommes  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  pays, 

95  depuis  Galigula  qui  piquait  les  mouches,  jusqu'à 
Don  Quichotte,  qui  piquait  les  moines. 

[C'est  un  point  qui  n'est  pas  encore  éclairci,  de 
savoir  si,  lorsqu'un  journaliste  ne  peut  faire  qu'une 
citation,  il  doit  la  choisir  de  manière  à  motiver 
100  ses  critiques,  ou  de  façon  à  |  justifier  ses  éloges. 
Nous  ne  prétendons  pas  décider  la  question  ;  pour 
le  cas  actuel,  les  lecteurs  feront  ce  qu'ils  voudront 
de  nos  critiques,  ils  nous  croiront  sur  parole  s'ils 
veulent,  ou  ne  nous  croiront  pas  du  tout,  ce  qui 
iob  ne  nous  fera  pas  moins  de  plaisir  qu'à  M.  Saint- 
Prosper  lui-même;  mais  nous  ne  serons  pas  aussi 
indifférents  sur  la  foi  qu'ils  doivent  ajouter  à  nos 


82-96  Littéral,  et  Philos,  mêlées,  t.  I,  p.  149. 

83  Beaucoup  d'écrivains  nous  ont  lassés  —  84-86  cette  ori- 
ginalité-là. Il  faut  aussi  éviter  de  tirer  —  92  et  qui  dernière- 
ment encore 


5*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       255 

éloges.    Le  prologue  du  chap.  vu  du  roman  que 
nous  annonçons,  convaincra  nos  lecteurs  que  nos 

iio  louanges  n'ont  pas  été  plus  grandes  que  le  mérite 
du  livre. 

«  Je  ne  puis  m'empêcher  de  gémir  sur  la  déplo- 
rable condition  des  sages  ici-bas.  11  semble  que  le 
destin  jaloux  de  la  perfection  à  laquelle  ils  veu- 

ii5  lent  atteindre,  ne  soit  occupé  qu'à  les  placer  dans 
des  circonstances  propres  à  démentir  la  sublimité 
de  leurs  doctrines.  Ainsi  un  philosophe  de  l'anti- 
quité' ose-t-il  nier  la  douleur,  à  l'instant  il  est 
saisi  de  la  goutte.  L'austère  Caton  veut-il  prouver 

120  à  sa  république  l'excellence  du  désintéressement; 
celle-ci,  qu'il  étourdissait  depuis  longtemps, 
l'envoie  gouverner  Chypre,  et  voilà  que,  malgré 
lui,  il  devient  presque  aussi  riche  qu'un  ministre 
des  finances,   chargé  de  négocier  des  emprunts. 

125  Un  seul  souverain'  a  la  bonne  pensée  de  faire  un 
livre  contre  les  conquêtes  injustes  :  au  moment 
même  où  toutes  les  fortes  têtes  de  l'Europe  sont 
dans  l'extase,  il  est  condamné,  par  l'intérêt  de  son 
peuple,  à  voler  une  province,  que  depuis  il   n'a 

i3o  jamais  trouvé  l'occasion  de  rendre.  D'après  des 
autorités  aussi  imposantes,  mes  lecteurs  voudront 
bien  pardonner  à  M.  de  Lillers,  si  quelquefois  il 
paraît  en  contradiction  avec  ses  théories  ;  ils  exa- 
mineront surtout,  avant  de  décider,  si  ce  n'est  pas 

i35   par  un  attachement  trop  scrupuleux  à  ces  mêmes 

théories,  que    l'honorable   gentilhomme  |  semble  [189] 
s'en  écarter.  Au  reste,  pour  éviter  tout  jugement 


1.  Possidonius.  (C.  L.) 

2.  Frédéric  IL  (G.  L.) 


256        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

hasardeux  dans  ces  grandes  occasions,  je  fourni- 
rai force  éclaircissements  ;  car,  pour  la  paix  de  ma 

140  conscience,  il  m'importe  que  la  vérité  soit  connue, 
le  soin  de  ma  gloire  même  l'exige,  puisque  la  vé- 
rité est  devenue  le  caractère  distinctif  de  tous  les 
grands  écrits  du  siècle,  ainsi  que  le  prouvent  sans 
réplique    les    bulletins  de    la    grande    armée    et 

145  les  éloges  de  nos  ministres,  tant  qu'ils  sont  en 
place.  »] 

M.  [Victor  Hugo) 


PHOCION 

Tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  par  J.-C.  ROYOU,  repré- 
sentée pour  la  première  fois,  sur  le  Théâtre  Français,  par 
les  comédiens  ordinaires  du  Roi,  le  16  juillet  1817. 


Deux  des  successeurs  d'Alexandre,  Cassandre 
et  Alexandre,  fils  de  Polyperchon,  se  disputent 
l'empire  de  la  Grèce.  Le  premier  est  retranché 
dans  la  citadelle  d'Athènes,  le  second  campe  sous 
5  ses  murailles.  Athènes,  au  milieu  de  ces  deux 
puissants  ennemis,  menacée  à  tout  moment  de  sa 
ruine,  est  encore  tourmentée  par  des  dissensions 
intérieures.  Le  peuple  penche  pour  le  parti 
d'Alexandre,  qui  promet  de  rétablir  le  gouverne- 

10  ment  populaire;  le  sénat  tient  pour  Cassandre. 
qui  a  rétabli  le  gouvernement  aristocratique  :  de 
là  la  haine  violente  du  peuple  contre  Phocion, 
chef  du  sénat,  et  le  plus  grand  ennemi  des  capri- 
ces de  la  multitude.  Phocion,  dans  cette  crise  terri- 

i5  ble,  insensible  à  tout  autre  intérêt  qu'à  celui  de 
ses  concitoyens,  ne  songe  qu'au  salut  de  la  Répu- 
blique; il  y  travaille  avec  toute  l'imprudence  d'une 
belle  âme.  Les  moyens  qu'il  emploie  pour  sauver 
la  patrie  sont  ceux  qu'on  emploie  pour  le  perdre 

20  lui-même.  11  parvient  à  déterminer  les  deux  chefs 


Littérature:  et  Philosophie  mêlées  sous  le  titre  :  Pla7t  de  tra- 
gédie/ait au  collège,  t.  I,  p.  igS,  Quelques  lignes  sur  Cam- 
pistron  ont  été  publiées  à  part,  p.  i5o. 

4-5  sous  les  murailles-  Athènes  entre  les  deux —  î4-i5  dans 
cette  crise  où  il  s'agit  de  lui  autant  que  de  Fétat,  insensible 

ï7 


358        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

rivaux  à   s'éloigner  de  l'Attique  et  à   respecter 
Athènes;  et  dans  le  même  moment  il  est  accusé 
de  trahison,  traduit  devant  le  peuple]  et  condamné.  [190] 
Voilà  en  peu  de  mots  toute  l'action  de  cette  tragé- 

25  die,  et,  comme  l'on  voit,  elle  est  noble  et  simple; 
c'est  le  tableau  des  agitations  populaires  et  de  la 
vertu  malheureuse,  c'est-à-dire  le  plus  grand 
exemple  qu'on  puisse  mettre  sous  les  yeux  des 
hommes,  et  le  spectacle  digne  des  dieux. 

3o  D'un  côté,  nous  voyons  la  haine  du  peuple,  les 
ennemis  de  Phocion,  sa  vertu  imprudente  qui 
leur  donne  des  armes  contre  lui,  enfin  Alexandre 
et  son  armée;  de  l'autre,  les  troupes  de  Gassan- 
dre,  le  parti  des  bons  citoyens,  la  vieille  autorité 

35  du  sénat;  enfin  l'ascendant  éternel  de  la  vertu  qui 
fait  triompher  Phocion  toutes  les  fois  qu'il  se 
trouve  en  présence  de  la  multitude.  Ainsi  la  ba- 
lance théâtrale  est  fortement  établie;  [les  moyens 
sont   puissants  et    d'un    noble    développement;] 

40  l'action  se  déroule  par  une  suite  de  révolutions 
inattendues,  [et  en  effet  cette  tragédie  présente  des 
beautés.] 

Ainsi  lorsqu'au  troisième  acte,  Phocion  n'a  pas 
craint  de  se    rendre   au   camp  d'Alexandre,   son 

45  ennemi,  et  qu'il  l'a  déterminé  à  accepter  une  en- 
trevue avec  Cassandre,  il  semble  que  cette  démar- 
che courageuse  va  désarmer  l'ingratitude  du  peu- 
ple et  fermer  la  bouche  à  ses  accusateurs  ;  mais 


24-25  l'action  de  la  tragédie;  elle  est  simple  et  peut  être  no- 
ble pourtant.  C'est  —  3o  D'un  côté,  la  haine  —  38  est  établie 
—  41-42  inattendues;  les  moyens  d'attaque  et  de  résistance, 
ont  entre  eux  des  proportions  qui  rendent  l'anxiété  possible. 


5*   LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE   FRANÇAISE.      269 

Phocion  s'est  exposé  à  la  mort  sans  mandat;  il  a 
5o  méprisé,    pour  sauver  le  peuple,  un  décret  popu- 
laire qui  le  destituait  de  sa  charge,  décret  que  le 
sénat  n'avait  pas  sanctionné.  Ainsi,  au   moment 
où  le  spectateur  croit  que  l'action  marche  vers  un 
heureux  dénoûment,  il  se  trouve  que  le  péril  est 
55   au  comble.  Le  peuple  en  pleine  révolte,  assiège  la 
demeure  de   Phocion;    il  ne   se  présente  aucun 
moyen  de  salut  ;  le  sénat  est  sans  force,  et  Cas- 
sandre  est  trop  éloigné.  Il  n'y  a  plus  qu'à  mourir. 
On  propose  à  Phocion  d'armer  ses  esclaves,  et  de 
60  vendre  chèrement  sa  vie;  mais  le  grand  homme, 
[à  qui   M.  Royou  met  dans  la  bouche  les  belles 
paroles  de  Mathieu  Mole,  Ouvre^,  |  dit-il,  [191] 

Ouvrez;  un  magistrat  ne  se  cache  jamais. 

On  ouvre  les  portes  et  ici  commence  une  des 
65  scènes  les  plus  terribles  que  nous  ayions  au  théâ- 
tre.] 

Le  peuple  se  précipite  sur  la  scène,  criant  la 
mort!  la  mort!  Phocion  n'en  est  point  ému. 

[Aveugles  instruments  de  la  plus  lâche  envie, 
70   Vous  parlez  de  ma  mort,  vous  me  devez  la  vie. 
Le  fer  était  levé,  j'en  détournai  les  coups. 
Vous  demandez  mon  sang,  il  a  coulé  pour  vous. 
Et  s'il  vous  faut  encor  de  plus  grands  sacrifices. 
Vos  poignards  ne  pourront  qu'ouvrir  des  cicatrices. 

75       Cependant]  les  orateurs  agitent  la  multitude  par 
leurs  cris;  Phocion  la  harangue;  mais  voyant  que 


52  Ainsi  lorsque  le  spectateur  —  6(  mais  le  grand  homme 
refuse  —  67  en  criant 


200        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

le  tumulte  redouble  et  qu'il  ne  peut  parvenir  à  la 
ramener  à  des  sentiments  humains,  [tout  à  coup] 
il  monte  sur  son  tribunal  : 

80  [Vous  osez  m'accuser,  c'est  moi  qui  vous  accuse.] 

Et  à  ce  beau  mouvement  la  révolution  théâtrale 
est  opérée.  Ce  n'est  plus  le  vieillard  disputant  sa 
vie  contre  une  multitude  effrénée,  c'est  un  juge  su- 
prême qui  foudroie  des   révoltés.   Les   assassins 

85  tombent  aux  genoux  de  Phocion.  Le  vieillard,  pro- 
fondément ému  de  l'ingratitude  de  ses  concitoyens, 
ne  leur  demande  pas  vengeance,  il  ne  leur  de- 
mande pas  même  la  vie,  il  ne  leur  demande  que 
de  le  laisser  vivre  encore  un  jour  pour  les  sauver. 

90  [Nous  citerons  ici  les  vers  de  M.  Royou,  qui  sont 
empreints  de  la  plus  mâle  éloquence  : 

Citoyens,  j'entendrai  mon  arrêt  sans  effroi, 
Car  je  le  crains  pour  vous  beaucoup  plus  que  pour  moi. 
Et  n'appréhendez  pas  qu'à  votre  impatience 
gb   J'oppose  une  trop  longue  et  vaine  résistance. 

Demain,  sans  plus  tarder,  je  suis  prêt;  aujourd'hui 
Laissez-moi  vous  offrir  un  salutaire  appui  ; 
Laissez-moi  vous  sauver  des  flammes,  du  pillage, 
Écarter  de  vos  murs  l'opprobre,  l'esclavage, 
100   Et  de  ma  vie  ensuite  éteignez  le  flambeau  : 

Je  ne  demande  plus  qu'un  jour,  et  qu'un  tombeau.] 

Ainsi  la  face  de  la  scène  est  changée.  Le  peuple 

est  apaisé;  les  deux  rois  vont  se  rendre  dans  la 

ville  pour  conclure  une  trêve;  il  semble  que  Pho- 

io5   cion  n'ait  plus  rien  à  craindre;  [le  spectateur  res- 


81  et  à  ce  mouvement  —  83  une  populace  effrénée 


5'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.      261 

pire  :]  tout  à  coup  Agnonide  se  lève,  il  propose  de 
se  saisir  des  deux  rois,  et  de  mettre  ainsi  fin  aux 
malheurs  de  la  Grèce.  A  cette  proposition  perfide, 
dont  il  ne  développe  que  trop  bien  les  avantages, 
110  la  terreur  rentre  dans  l'âme  des  spectateurs;  on 
sent  de  suite  quel  effet  la  réponse  de  Phocion  va 
produire  sur  un  peuple  chez  qui  Aristide  n'osa  pas 
une  seconde  fois  préférer  le  juste  à  l'utile.  Phocion 
voit  le  piège,  et  il  n'en  est  point  étonné. 

ii5    [Eh  quoi  !  nous  disputons  au  sein  d'un  Prytanée 

Pour  savoir  si  l'on  doit  garder  la  foi  donnée  ! 

Quand  il  s'agit  d'enfreindre  un  pacte  solennel. 

Celui  qui  délibère  est  déjà  criminel. 

Que  la  Grèce  à  jamais,  que  l'univers  ignore 
120   Un  dessein  qui  nous  perd,  et  qui  nous  déshonore. 

Si  d'un  profond  secret  il  ne  reste  voilé. 

Magistrats,  oublions  qu'Agnonide  a  parlé.) 

Cependant  l'entrevue  des  deux  rois  est  rompue, 
et  Phocion  est  cité  devant  l'assemblée  du  peuple 

125   comme  coupable  d'avoir  laissé  échapper  l'occasion 

de  sauver  la  république.  [Nous  le  répétons,  tous 

ces  moyens  sont  pleins  de  grandeur  et  de  vérité.] 

Ici    l'action   redouble  de   vivacité  et  d'intérêt. 

Phocion  est  sur  le  point  d'être  traîné  devant  cette 

i3o  assemblée  composée  d'un  ramassis  d'esclaves  et 
d'étrangers  ameutés  par  ses  ennemis,  lorsqu'on 
apprend  que  Cassandre  descend  de  l'Acropolis  et 
marche  à  son  secours.  Le  vieillard,  quoi  [que  l'on  [193] 

106-107  se  lève  et  conseille  de  se  saisir  —  109-uo  les  avan- 
tages, l'incertitude  renaît;  on  sent  tout  de  suite  —  123  11  fait 
ce  qu'Aristide  n'aurait  point  osé  faire,  il  reste  du  parti  de  la 
chose  juste  contre  la  chose  utile.  L'entrevue  des  deux  rois  — 
128  Ici  l'action  .se  presse.  Phocion 


202        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

viole  les  lois  pour  le  faire  condamner,  ne  veut  pas 
i35  être  sauvé  malgré  les  lois.  Il  marche  lui-même  au- 
devant  de  ses  libérateurs,  et  les  force  à  rentrer 
dans  la  citadelle;  il  revient  ensuite  se  présenter 
devant  le  peuple.  Il  est  au  moment  d'être  absous, 
lorsque  tout  à  coup  l'armée  d'Alexandre  paraît 
140  sur  les  remparts.  Le  peuple  se  révolte,  l'autorité  du 
sénat  est  méconnue,  et  Phocion  est  condamné.  Il 
prend  la  coupe. 

[Voilà  le  prix  de  mes  service^.. 

O  mes  amis  !  mon  fils  !  et  vous,  femme  éplorée, 

145    Dont  j'emporte  au  tombeau  la  mémoire  adorée, 
Loin  des  bords  de  l'Attique,  en  proie  à  nos  tyrans, 
Que  l'on  cherche  un  refuge  à  mes  mânes  errants  ; 
Que  si  la  probité  quelque  part  est  soufferte. 
D'un  peu  de  terre  au  moins  ma  tombe  soit  couverte. 

ï5o   De  ce  peuple  égaré  soyez  toujours  l'appui. 

C'est  mon  vœu  le  plus  cher.  Quoiqu'immolé  par  lui, 
L'état  où  je  le  laisse,  à  ma  fin  douloureuse 
Vient  ajouter  encore  une  amertume  affreuse. 
Il  sera  trop  puni.  Je  vois  couler  vos  pleurs; 

i55   11  faut  les  réserver  pour  de  plus  grands  malheurs. 
Toujours  fidèle  aux  lois  que  les  méchants  profanent, 
Je  suis  moins  malheureux  que  ceux  qui  me  condamnent. 

(Prenant  les  mains  de  sa  femme  et  de  son  fils.) 
Vous,  que  j'ai  tant  aimés,  recevez  mes  adieux. 
Les  voiles  du  trépas  s'étendent  sur  mes  yeux. 

160   Le  poison  vers  mon  coeur  rapidement  s'avance. 
Je  meurs. 

(A  son  fils.) 
Mon  dernier  mot  vous  défend  la  vengeance.] 


140  sous  les  remparts  —  142  II  prend  la  coupe  et  boit  gra- 
vement le  poison 


5°    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       203 

Nous  le  répétons,  cette  tragédie  est  belle.  [C'est 
une  des  pièces  les  mieux  ordonnées  qui  aient  été 
présentées  depuis  longtemps   au   théâtre,  et  elle 

i65  renferme  un  grand  nombre  de  vers  bien  faits  :] 
cependant  elle  n'a  obtenu  qu'un  succès  d'estime. 
Cela  tient  à  ce  qu'elle  est  froide;  [non  pas  parce 
qu'elle  manque  d'action,  mais  parce  qu'elle  man- 
que de  verve.  Il  semble  qu'après  avoir  dessiné  un 

170  si  I  beau  plan,  l'auteur  n'a  plus  trouvé  assez  de  [194] 
forces  pour  l'exécuter.  Une  grande  partie  des  scè- 
nes  ne  sont  qu'ébauchées;    les    intentions    sont 
plutôt  indiquées  que  rendues  :  souvent  les  idées 
sont  belles  et  les  expressions  impropres.    Il   est 

175  malheureux  que  M.  Royou  n'ait  pas  entrepris  cette 
pièce  lorsqu'il  jouissait  encore  de  toute  la  vigueur 
de  la  jeunesse;  cela  est  malheureux  pour  nous, 
voulons-nous  dire,  car,  pour  lui,  nos  regrets  ne 
doivent  rien  ôter  à  sa  gloire.] 

180  Campistron  avait  déjà  mis  le  sujet  de  Phocion 
sur  la  scène  [française].  Sa  pièce,  comme  toutes 
celles  de  cet  auteur,  est  assez  bien  conçue  et  n'est 
pas  mal  conduite.  [Son  style  est  plus  soutenu  que 
celui  de  M.  Royou  :  seulement,    après   avoir  lu 

i85  iM.  Royou,  il  vous  sera  resté  de  beaux  vers  dans  la 
mémoire;  et  si  vous  lisez  Campistron,  il  ne  vous 
en  restera  que  quelques-uns  de  ridicules.] 

Campistron,   comme    Lagrange-Chancel,    avait 


162-166  Cette  tragédie  pourrait  être  belle,  cependant  elle 
n'obtiendrait  qu'un  succès  —  167  à  ce  qu'elle  serait  froide; 
au  théâtre  un  conte  d'amour  vaut  mieux  que  toute  l'histoire 
—  180  Campistron  a  déjà  mis  —  181  toutes  celles  qu'il  a 
faites  —  188-207  Ce  paragraphe,  détaché  de  l'ensemble,  est  donné 
à  part,  sans  titre,  p.  i5o. 


204  I-E    CONSERVATEL'R    LITTÉRAIRE. 

montré  de  bonne  heure  des  dispositions  pour  la 

190  poésie,  et  cependant  ils  ne  se  sont  jamais  élevés 
tous  les  deux  au-dessus  du  médiocre.  Il  est  rare, 
en  effet,  que  des  talents  si  précoces  parviennent 
jamais  à  la  maturité  du  génie.  C'est  une  vérité 
dont  nous  pouvons  tous  les  jours  nous  convaincre 

195  davantage.  Nous  voyons  des  jeunes  gens  faire  à 
dix-neut  ans  ce  que  Racine  n'aurait  pas  fait  à 
vingt-cinq;  mais,  à  vingt-cinq,  ils  sont  arrivés 
à  l'apogée  de  leur  talent,  et  à  vingt-huit  ans  ils 
ont  déjà  défait  la  moitié  de  leur  gloire.  On  nous 

200  objectera  que  Voltaire  aussi  avait  fait  des  vers  dès 
son  enfance;  mais  il  est  à  remarquer  que  dès 
quinze  ans  Gampistron  et  Lagrange-Ghancel  étaient 
connus  dans  les  salons  et  considérés  comme  des 
petits  grands  hommes,    tandis  qu'au    même  âge 

2o5  Voltaire  était  déjà  en  fuite  de  chez  son  père;  et  en 
général,  ce  n'est  pas  dans  des  cages,  fussent-elles 
dorées,  qu'il  faut  élever  les  aigles. 

[Mais,  pour  en  revenir  à  Gampistron,  s']il  y  a 
quelque  \  invention  dans  ses  caractères,  on  peut  ob- 

210  server  qu'il  n'a  point  su  les  soutenir.  G'est  ce  qui 

arrive  souvent  aux  gens  qui,  comme  lui,  n'ont  ni  vu 

ni  observé,  etqui  s'imaginent  qu'on  fait  de  l'amour 

avec  des  épithètes  et  de  la  vertu  avec  des  maximes. 

Ainsi  dans  une  scène,  d'ailleurs  assez  bien  écrite, 

2i5  entre  le  tyran  et  Phocion,  celui-ci,  après  avoir  dit 
en  style  de  capitan  : 


2o3  comme  de  petits  —  208  et  suiv.  Rattaché  sans  transition 
à  i83 —  209  dans  les  caractères,  mais  il  n'a  —  212  amour  avec 
des  exclamations  —  214  écrite,  si  l'on  admet  que  le  style  des 
tragédies  de  Voltaire  est  un  bon  style,  entre  —  216  dit  en 
vrai  capitan 


3*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       205 

Un  homme  tel  que  moi  loin  de  s'humilier. 
Conte  ce  qu'il  a  fait  pour  se  justifier; 
Ose  toi-même  ici  rappeler  mon  histoire; 
220   Elle  ne  t'offrira  que  des  jours  pleins  de  gloire  : 

Chaque  instant  est  marqué  par  quelque  exploit  fameux. 

tout  à  coup  il  se  reprend,  et  il  ajoute  avec  une  em- 
phase de  modestie  aussi  ridicule  que  sa  jactance  : 

Mais  que  dis-je?  où  m'emporte  un  mouvement  honteux? 
225    Est-ce  à  moi  de  conter  la  gloire  de  ma  vie? 
D'en  retracer  le  cours  quand  Athènes  l'oublie? 
J'en  rougis;  je  suis  prêt  à  me  désavouer. 
Prononce  :  j'aime  mieux  mourir  que  me  louer. 

Et  plus  loin,  Campistron  ne  sachant  comment 
23o   faire  revenir  Phocion  mourant  sur  la  scène,  s'avise 
de  lui  faire  demander  une  entrevue  au  tyran.  Le 
tyran,  très  surpris,  accorde  par  pur  motif  de  curio- 
sité; mais  comme  ce  ne  serait  pas  le  compte  de 
l'auteur  de  mettre  en  tête  à  tête  deux  personnages 
235   qui  n'ont  réellement  rien  à  se  dire,  au  moment 
d'entretenir  Phocion,  on  vient  chercher  le  tyran 
pour  une  révolte.  Celui-ci,  comme  de  raison,  ou- 
blie de  donner  contre-ordre  pour  l'entrevue.  Pho- 
cion arrive;  et  ne  trouvant  pas  le  tyran,  il  cherche 
240  dans  sa  tête  quelle  raison  peut  lui  avoir  fait  quitter 
la  scène,  et  il  n'en  trouve  pas  de  meilleure,  sinon 
que  c'est  qu'il  lui  fait  peur,  et  il  ajoute  avec  une 
bonhomie  tout  à  fait  comique  : 

Sans  armes  et  mourant,  je  le  force  à  me  craindre!  [196] 

245    Que  le  sort  d'un  tyran,  justes  dieux,  est  à  plaindre I 


232  se  reprend  tout  à  coup 


266        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Et  plus  loin  encore,  Phocion  mourant,  qui  se 
promène  durant  tout  le  cinquième  acte,  au  milieu 
de  la  sédition,  se  rencontre  avec  sa  fille  Chrisis,  et 
il  s'occupe  en  bon  père  à  lui  chercher  un  mari.  Le 
25o  passage  est  réellement  curieux.  Savez-vous  sur  qui 
son  choix  s'arrête?  Sur  le  fils  du  tyran.  11  semble, 
comme  dit  le  proverbe,  qu'il  n'y  a  qu'à  ^e  baisser 
et  en  prendre. 

Et  voulant  en  mourant  vous  choisir  un  époux, 
255   Je  ne  trouve  que  lui  qui  soit  digne  de  vous. 

La  réponse  de  la  fille  est  peut-être  encore  plus 
singulière  : 

Qu'entends-je?  ô  ciel  I  seigneur,  m'en  croyez-vous  capable  > 
Je  ne  vous  cèle  point  qu'il  me  paraît  aimable. 

2G0  C'est  cette  même  Chrisis  qui,  voyant  mourir  son 
père  et  son  amant,  trop  bien  élevée  pour  les  sui- 
vre, s'écrie  avec  une  naïveté  si  touchante  : 

O  fortune  contraire. 
J'ose  après  de  tels  coups  défier  ta  colère  I 

265  et  elle  s'en  va,  et  la  toile  tombe.  [Du  moins  l'Amé- 
lie de  M,  Delavigne  a  le  bon  esprit  de  s'esquiver 
sans  rien  dire.] 

H.  [Victor  Hugo.] 

265  tombe.  En  pareil  cas.  Corneille  est  sublime;  il  fait  dire 
à  Eurydice  : 

Non,  je  ne  pleure  pas,  Madame,  mais  je  meurs. 


REVUE  LITTERAIRE 


LE  SONGE 

Cantate    dithyrambique    sur    l'heureux    accouchement    de 
S.  A.  R.  M°'  la  Duchesse  de  BERRY  ;  par  M.  DEBASSIEUX. 

Rien  de  plus  bizarre  que  le  plan  de  cet  ouvrage. 
Le  lecteur  jugera,  par  l'analyse  que  nous  en  don- 
nons, si  l'on  a  jamais  conçu  une  idée  plus  extrava- 
gante. 
5  L'auteur  est  endormi  ;  un  songe  heureux  le  trans-  ^197] 
porte  au  plus  haut  des  cieux,  sous  les  portiques 
d'un  temple  magnifique,  où  se  pressent  en  foule 
tous  les  héros  français,  dans  l'attente  du  jeune 
prince  promis  à  la  France.  Bientôt  l'enfant  royal 

10  paraît.  Henri  IV  lui  adresse  aussitôt  un  fort  beau 
discours.  Après  avoir  donné  à  son  petit-fils  les 
plus  sages  instructions  sur  l'art  de  gouverner,  le 
bon  roi  commence  le  récit  de  tous  les  événements 
qui  se  sont  succédé  en  France  depuis  sa  mort.  Les 

i5  princes  de  sa  maison,  et  surtout  Louis  XIV,  qu'il 
paraît  ne  pas  aimer,  sont  loin  d'obtenir  ses  éloges. 
Mais,  partisan  zélé  de  la  révolution,  Henri  en  re- 
trace les  incalculables  bienfaits  avec  toute  la  cha- 
leur du  sentiment.  Continuant  à  entremêler  son 

20  récit  de  sages  conseils,  il  présente  à  son  petit-fils 


268  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

les  héros  de  gS  comme  des  modèles  dignes  de  son 
imitation,  et  les  Vendéens  comme  des  lils  ingrats 
qui  ne  méritent  que  son  mépris.  Arrivé  au  fa- 
meux règne,  Henri  ne  dissimule  point  son  estime 

25  pour  le  grand  homme,  auteur  de  tant  de  mer- 
veilles. Toujours  passionné,  mais  jamais  exclusif, 
le  sage  monarque  aime  aussi  beaucoup  la  Charte, 
la  liberté  de  la  presse,  la  loi  des  élections,  ainsi 
que  l'enseignement  mutuel,  dont  il  se  déclare  le 

3o  défenseur  officieux.  Les  chefs-d'œuvre  des  arts  et 
les  produits  de  l'industrie  excitent  son  admiration. 
Tout  à  coup,  à  l'aspect  de  tant  de  sublimes  pro- 
ductions, un  sentiment  douloureux  oppresse  son 
cœur;  il  songe  à  tant  d'illustres  bannis  qui  n'ont 

35  pu  jouir  d'un  si  beau  spectacle.  Alors,  par  un  mou- 
vement de  sensibilité  bien  naturel,  serrant  dans 
ses  bras  son  petit-fils  :  «  Va,  dit-il,  plaider  la  cause 
du  malheur  devant  le  trône  où  tu  dois  régner  un 
jour.  »  A  ces  mots,  le  jeune  prince  quitte  le  ciel; 

40  son  premier  cri  sur  la  terre  est  un  cri  de  grâce;  il 
est  entendu... 

En  cet  heureux  moment,  le  canon  des  Invalides 
résonne  dans  les  airs;  M.  Debassieux,  arraché  à 
un  songe  bien  doux,  |  s'écrie  en  s'éveillant  :  [198] 

45   J'écoute. . .  Douze  fois  les  échos  avertis 
M'annoncent  qu'au  lieu  d'un  lis 
Une  rose  vient  d'éclore. 
Elle  éclot,  c'est  assez;  mes  vœux  seront  remplis. 
Pour  assurer  un  terme  à  de  longues  souffrances, 
5o  Je  demandais  un  prince  intercesseur; 

Le  ciel  sur  la  beauté  place  mes  espérances, 
Il  nous  refuse  un  frère,  et  nous  donne  une  sœur. 


5*    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  269 

Qu'une  pareille  conception  soit  sortie  du  cer- 
veau d'un  poète  bien  portant,  voilà  ce  qui  peut 
55  étonner;  mais  ce  qui  paraîtra  plus  surprenant  en- 
core, c'est  que  l'auteur  n'est  pas  tout  à  fait  sans 
talent,  et  que  la  versification  de  sa  pièce,  sans 
pouvoir  être  citée  comme  un  modèle,  ne  manque 
cependant  quelquefois  ni  de  grâce  ni  de  fraîcheur. 


L'INSTITUTION  DU  JURY 

Poème,  par  M.  E.  ALLETZ. 

60  La  pièce  de  M.  E.  Alletz  a  concouru  cette  année 
à  l'Académie  française,  du  moins  nous  le  présu- 
mons malgré  le  silence  de  l'auteur.  Ne  serait-ce 
pas  le  dépit  d'un  mauvais  succès  (sort  d'ailleurs 
commun  à  tous  les  autres  concurrents)  qui  aurait 

65  déterminé  M.  E.  Alletz  à  se  venger  par  l'impres- 
sion de  la  persécution  académique.  En  ce  cas  la 
mystification  n'a  pas  eu  précisément  l'effet  qu'il 
en  espérait  :  son  poème  n'a  mystifié  que  le  libraire 
et  les  acheteurs. 

70  Cette  pièce,  d'un  style  ampoulé  et  prétentieux, 
est  surchargée  de  figures  incohérentes,  de  compa- 
raisons et  d'expressions  métaphoriques  dénuées 
de  justesse  et  de  goût. 


*  Signé  à  la  table  seulement. 


270  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

L'autear,  en  parlant  du  Jury,  fait  la  comparai- 
75   son  suivante  : 

Ce  n'est  plus  une  fleur  de  parfums  dépouillée 
Qui  ploie,  au  gré  des  vents,  sa  couronne  effeuillée; 
Non,  c'est  un  arbre-roi  qui,  dans  les  airs  surpris,  [199] 

Fier,  balance  son  front  ceint  de  fîeurs  et  de  fruits, 
80   Trompe  l'effort  des  vents,  rit  des  traits  de  l'orage, 
Et  nous  voit  tous,  en  paix,  dormir  sous  son  ombrage. 

Les  vers   suivants   feront  encore  connaître   la 
manière  de  l'auteur  : 

Bercé  (le  juge)  dans  les  rigueurs  d'une  charge  terrible, 
85    Sa  toge  sous  ses  plis  voile  une  âme  inflexible... 
La  raison  dresse  en  elle  un  tribunal  secret, 
Y  monte,  juge  et  rend  son  infaillible  arrêt.., 
Affamé  de  spectacle  et  d'émotions  fortes... 

Vers  dans  lesquels  il  semble  que  le  bon  sens  et 
go   la  langue  soient  sacrifiés  à  plaisir. 

Malheureusement  la  bizarrerie  du  plan  de  cet 
ouvrage  ne  le  cède  pas  à  la  bizarrerie  du  style. 
Quoi  de  plus  malheureusement  imaginé  que  ce 
dialogue  d'introduction  entre  Thémis  et  la  Liberté, 
95  si  ce  n'est  peut-être  l'épisode  de  Céphis  et  Blindor, 
qui  termine  le  poème? 

F*. 

*  Signé  à  la  table  seulement. 


5*    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  27I 

LE  CHAMP-D'ASILE 

Dithyrambe,  par  M.  P.  J. 

Le  Texas,  Proscripolis,  Aigleville!  que  ces  noms 
sont  heureux!  ils  semblent  faits  tout  exprès  pour 
les  vers.  Ce  ne  sont  pas  de  ces  mots  durs  et  bar- 

100  bares  qui  faisaient  reculer  d'épouvante  la  muse 
de  Boileau,  forcée  de  célébrer  les  tristes  exploits 
de  ce  Louis.  Quel  eût  été  le  bonheur  de  ce  poète 
trop  timide  si,  de  son  temps  comme  dans  le  nôtre, 
il  eût  été  permis  de  créer,  uniquement  pour  le 

io5  charme  de  l'oreille,  une  géographie  tout  idéale  et 
toute  poétique.  Bientôt  nous  eussions  vu  quelque 
terre  lointaine  se  peupler,  sous  sa  plume,  de  noms 
aussi  harmonieux  que  ces  douces  et  nobles  appel- 
lations des  campagnes  de  la  Grèce  et  des  rives  du 

no  Simoïs. 

Plus  heureux  que  Boileau,  xM.  P.  J.  a  pu  profiter  [200] 
d'un  avantage  qu'il  doit  au  siècle  où  il  vit.  Bien 
que  ces  mots  sonores  de  Champ-d'Asile,  de  Texas, 
prêtent  un  charme  tout  particulier  aux  vers  où  ils 

ii5   entrent,  l'auteur,  il  faut  l'avouer,  ne  doit  pas  uni- 
quement tous  les  endroits  passables  de  sa  pièce 
à  la  magie  du  sol  poétique  de  ce  pays  si  cher  à 
Minerve,  almaparens. 
Les  vers  suivants  ne  sont  pas  mal  tournés  : 

120   C'est  ainsi  qu'emporté  sur  la  plaine  liquide. 
Un  vieux  guerrier  déplorait  ses  malheurs. 
Ce  cœur  si  longtemps  intrépide. 
Pour  la  première  fois  cédait  à  ses  malheurs. 


272        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Ce  front  qui,  menacé  des  plus  cruels  orages, 
125   Avait  vu  sans  effroi  la  mon  et  ses  horreurs, 
Se  chargeait  de  sombres  nuages, 
Et  ses  yeux  s'étonnaient  de  se  mouiller  de  pleurs. 

Bientôt  sur  l'Océan  immense 
Il  cherche  sa  patrie  et  ne  voit  que  des  mers; 
i3o  II  la  cherche,  il  s'écrie  :  O  France  1 

France  I  répète-t-il  ;  et  sa  voix  dans  les  airs 
Se  perd  et  se  mêle  au  silence. 

11  est  juste  de  dire  que  le  dithyrambe  de  iM.  P.  J. 
n'est  pas  sans  mérite.  Plusieurs  passages  de  ce 
i35  petit  poème  ne  manquent  pas  de  facilité  ;  quelques- 
uns  sont  même  élégants;  mais  tous  nous  ont  paru 
dépourvus  de  cette  chaleur  entraînante,  de  ces 
mouvements  lyriques  et  passionnés  que  demande 
particulièrement  ce  genre  de  poésie. 


SIXIEME   LIVRAISON 

(Février  1820.) 


18 


POÉSIE  l'"i 


ACHÉMÉNIDE 

(Extrait  d'une  traduction  inédite  de  VEnéide.) 

Inlerea  fessos  ventus  ctim  sole  reliquit,  etc. 
fUv.  III.) 

Le  jour  meurt  :  l'aquilon  s'endort  au  sein  des  nues. 

Nous  abordons  d'Enna  les  rives  inconnues; 

Un  grand  port  loin  des  vents  nous  offrait  ses  abris. 

Mais  l'Etna  sur  ces  bords  vomit  d'affreux  débris. 
5   Tantôt  s'ouvre  en  tonnant  son  immense  cratère, 

De  longs  torrents  de  cendre  il  inonde  la  terre; 

Tantôt  ses  rocs  aux  cieux  roulent  en  tourbillons, 

Tombent,  et  sur  ses  flancs  tracent  d'ardents  sillons; 

Le  gouffre  en  feu  mugit  :  sous  sa  voûte  qui  fume 

lo  La  lave  enfle  en  grondant  ses  flots  noirs  de  bitume. 

Encelade,  dit-on,  sous  ces  rocs  obscurcis, 

Cache  ses  vastes  flancs,  que  la  foudre  a  noircis; 

Le  poids  du  mont  l'écrase,  et  sa  brûlante  haleine 

Chasse  au  loin  les  rochers  qu'il  soulève  avec  peine  ; 
i5    Si,  las  de  ses  douleurs,  il  retourne  son  corps, 

Le  ciel  fume,  et  l'Etna  tremble  de  ses  efforts. 


Réimpr.  dans  V.  Hugo  racojité  (R)  —  L'édition  G.  Simon 
suit  le  plus  souvent  le  texte  du  Conservateur,  parfois  celui  du 
V.  Hugo  raconté;  une  seule  variante  nouvelle, d'après  le  ma- 
nuscrit (M). 


276        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Effrayés  de  ce  bruit,  sans  le  comprendre  encore, 

Tremblants,  dans  les  forêts  nous  attendons  l'aurore. 

La  nuit  qui  règne  aux  cieux,  ce  fracas  plein  d'horreur, 
20   Ce  prodige,  en  nos  sens  tout  verse  la  terreur. 

Des  nuages  obscurs  nous  cachent  les  étoiles, 

Et  la  lune  pâlit  en  roulant  sous  leurs  voiles. 
L'Olympe  enfin  se  dore  :  effacée  à  son  tour. 

L'ombre  humide  s'enfuit  devant  l'astre  du  jour. 
25    Soudain,  hors  des  forêts,  une  ombre  à  face  humaine. 

Pâle,  les  bras  tendus,  vers  la  plage  se  traîne  : 

Ses  cheveux  hérissés,  son  front  sombre  et  maigri, 

Tout  annonce  un  mortel  par  le  malheur  flétri. 

Son  corps  faible  est  couvert  de  joncs  tressés  d'épine; 
3o   Mais  c'est  un  Grec,  de  Troie  il  hâta  la  ruine. 

Lui-même,  il  voit  de  loin  nos  armes,  nos  soldats,  [202] 

Il  recule  ;  et  la  peur  semble  arrêter  ses  pas. 

Bientôt,  vers  le  rivage  accourant  tout  en  larmes  : 

«  Par  ces  astres  brillants,  témoins  de  mes  alarmes, 
35    Par  les  dieux,  par  ce  jour  qui  luit  encor  pour  moi. 

Arrachez-moi,  Troyens,  de  ces  lieux  pleins  d'effroi  ! 

Que  je  fuie  1  il  suffit.  Jadis  sous  vos  murailles. 

Sur  les  vaisseaux  des  Grecs  j'apportai  les  batailles; 

Je  le  sais  trop  :  eh  bien!  fils  de  Laomédon, 
40   Si  mon  crime  ne  peut  espérer  de  pardon, 

Frappez,  ou  plongez-moi  dans  ces  mers  où  nous  sommes; 

Si  je  meurs,  je  mourrai  du  moins  des  mains  des  hommes.  » 


18  R  Dans  la  sombre  forêt  nous  attendons  —  21  R  Des 
nuages  épais  —  22  i?  Et  la  lune  en  fuyant  se  couvre  de  leurs 
voiles;  M  Et  la  lune  s'éclipse  en  roulant  —  27  R,  M  hérissés, 
son  visage  maigri  —  28  R,  M  nous  montrent  un  mortel  que 
ses  maux  ont  flétri  —  29  i?  de  jonc  tressé  —  2i  R,  Af  Lui-même 
il  reconnaît  —  33  R  mais  bientôt  jusqu'à  nous  accourent  — 

34  R,  M  Par  cet  astre  brillant,  témoin  de  tant  d'alarmes  — 

35  R,  M  Par  ce  ciel,  par  ces  dieux  dont  tout  subit  la  loi 


6*    LIVRAISON.   —    POÉSIE.  277 

Il  dit,  tombe  à  nos  pieds  sans  force  et  sans  chaleur, 
Les  embrasse,  et  d'un  Grec  nous  pleurons  le  malheur. 
45   Quel  est,  lui  disons-nous,  le  sujet  de  vos  plaintes? 
Votre  nom?  vos  aïeux?  Qui  peut  causer  vos  craintes? 
Anchise,  le  premier,  pour  gage  de  sa  foi, 
Lui  tend  sa  main  sacrée  et  calme  son  effroi. 

«  Ithaque  est  ma  patrie  :  Adamaste  mon  père 

5o   Vécut  pauvre  (que  n'ai-je  estimé  sa  misère  I); 
Mais  son  Achéménide,  au  pied  de  vos  remparts. 
Voulut  auprès  d'Ulysse  affronter  les  hasards. 
Ici  nos  Grecs,  fuyant  un  Cyclope  terrible. 
M'oublièrent,  errant  sous  sa  caverne  horrible; 

55    C'est  là  que  Polyphème  étend  son  corps  pesant. 
S'enivre  de  carnage  et  regorge  de  sang. 
S'il  sort  (Dieux,  sauvez-nous  de  ce  monstre  difforme  !), 
Ce  géant  jusqu'aux  cieux  lève  sa  tête  énorme; 
Tout  fuit,  tout  s'épouvante  à  son  aspect  affreux, 

60   Et  sa  gorge  engloutit  les  chairs  des  malheureux. 
Je  l'ai  vu  dans  son  antre,  apprêtant  leur  supplice, 
Prendre  en  sa  vaste  main  deux  des  soldats  d'Ulysse, 
J'ai  vu  leurs  corps  brisés  sur  un  roc  tressaillir. 
Leurs  crânes  sur  le  seuil  en  mille  éclats  jaillir, 

65    Et  le  monstre,  broyant  leurs  entrailles  fumantes. 
Faire  crier  leurs  os  sous  ses  dents  dévorantes. 
Témoin  de  leur  trépas,  brûlant  de  les  venger, 
Ulysse  se  souvint  d'Ulysse  en  ce  danger. 
Dès  qu'enivré  de  sang,  sur  son  bras  redoutable,  [203] 

70   Le  géant  courbe  enfin  sa  tête  épouvantable  ; 
Dès  que,  parmi  les  chairs  et  les  vins  qu'il  vomit. 
Immense,  il  couvre  au  loin  son  antre  qui  gémit; 


56  R  Après  qu'il  s'est  repu  de  carnage  et  de  sang  — 
57  R  de  ce  géant  difforme  —  58  i?  Le  monstre  jusqu'aux 
cieux  —  65  /?  Et  sa  faim  saisissant  leurs  entrailles  mou- 
rantes 


278        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

En  cercle  rassemblés  autour  de  ses  victimes. 

Le  sort  marque  tous  ceux  qui  vont  punir  ses  crimes; 
75    Nous  l'entourons  :  des  Dieux  nous  implorons  l'appui; 

Nous  approchons  du  monstre,  et  nous  fondons  sur  lui. 

Un  tronc  d'arbre  noueux,  qu'un  fer  aigu  prolonge. 

Dans  son  œil  effroyable  au  même  instant  se  plonge. 

Cet  œil  étincelait  sur  son  front  menaçant  : 
80   D'un  bouclier  d'Argos  tel  brille  le  croissant; 

Telle  Phébé  rayonne  en  l'horreur  des  nuits  sombres. 

Du  moins  de  nos  amis  nous  vengeâmes  les  ombres. 

Fuyez  ces  bords;  fuyez,  trop  malheureux  nochers! 

Cent  Cyclopes  hideux  errent  sur  ces  rochers. 
85    Tous,  tels  que  Polyphème,  habitant  ces  rivages. 

Renferment  leurs  troupeaux  dans  leurs  antres  sauvages. 

Phébé  m'a  vu  trois  fois,  en  finissant  son  cours. 

Traîner  dans  ces  forêts  mes  misérables  jours; 

Là,  j'entends  des  géants  tonner  la  voix  bruyante; 
90   Là,  je  tremble  au  fracas  de  leur  marche  etïrayante. 

Nourri  d'herbes,  de  glands,  de  quelques  fruits  amers. 

Le  jour  fuit,  et  ma  vue  erre  encor  sur  les  mers... 

J'aperçois  vos  vaisseaux;  sans  les  connaître  encore, 

Je  vole,  heureux  de  fuir  ces  rives  que  j'abhorre  I 
9b    Frappez;  je  meurs  content,  quel  que  soit  mon  trépas; 

Mais  sur  ces  bords  cruels  ne  m'abandonnez  pas.  » 

A  peine  il  a  parlé,  nous  voyons  vers  la  plage. 
Appuyant  son  grand  corps  sur  un  pin  sans  feuillage. 


74  R  Le  sort  désigne  ceux —  83  R  trop  impnjdents  nochers 
—  85  R  Tous  tels  que  Polyphème  en  des  antres  sauvages  — 
8f)R  Parquent  les  noirs  troupeaux  qui  paissent  ces  rivages  — 
87  R,  M  en  commençant  son  cours  —  88  iî  Traîner  de  bois  en 
bois  mes  —  8g  R  J'entendais  des  géants  —  90  /?  Je  frissonnais 
au  pas  de  leur  masse  effrayante  —  92  R  Mes  yeux,  même 
la  nuit,  interrogeaient  les  mers  —  q7  ^  sur  la  plage 


6'    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  279 

S'avancer  hors  d'un  roc,  son  ténébreux  séjour, 
100   Un  monstre  informe,  affreux,  vaste  et  privé  du  jour, 

Son  troupeau  qui  le  suit  charme  seul  sa  souffrance: 

Son  chalumeau  pesant  pend  à  son  col  immense; 

Il  touche  enfin  les  flots  :  il  s'y  plonge  en  hurlant. 

Se  courbe,  et  dans  leur  sein  lave  son  œil  sanglant. 
io5    Au  milieu  de  leur  gouffre  il  fend  les  mers  profondes, 

Marche,  et  ses  flancs  encor  s'élèvent  sur  les  ondes. 

Nous  nous  hâtons  de  fuir  :  tout  se  tait;  nos  vaisseaux  204] 

S'ouvrent  au  suppliant  et  volent  sur  les  eaux. 

La  rame  entre  nos  mains  monte  et  tombe  en  cadence; 
no    Polyphème  l'entend,  se  retourne,  s'élance. 

Étend  ses  vastes  bras,  rechasse  au  loin  les  îlots, 

Et  poursuit,  mais  en  vain,  nos  pâles  matelots. 

Il  élève  un  grand  cri L'Italie  agitée 

Voit  trembler  à  ce  bruit  sa  rive  épouvantée  ; 
iib    La  mer  au  loin  bondit  :  de  longs  ébranlements 

Font  mugir  de  l'Etna  les  abimes  fumants. 

Soudain  sortent  des  bois  les  Cyclopes  sauvages, 

Ils  descendent  des  monts  et  couvrent  les  rivages; 

Mais  ces  enfants  d'Etna,  portant  leurs  fronts  aux  cieux, 
lao   Nous  menacent  en  vain  de  regards  furieux. 

Race  horrible  !  on  croit  voir  dans  un  bois  solitaire 

Le  cyprès  de  Diane  ou  l'arbre  du  tonnerre. 

La  voile  est  déployée  au  souffle  heureux  des  vents. 

On  fatigue  à  l'envi  les  cordages  mouvants; 
ia5    Mais  les  rocs  de  Scylla  montrent  de  loin  leurs  cimes. 

Et  Charybde  près  d'eux  fait  gronder  ses  abîmes  : 


io3  R,  A/ les  flots  et  s'y  plonge  —  104  ^  et  dans  leur  eau  lave 
—  106  R  Marche  et  son  buste  entier  s'élève  —  io8  R,  M  Reçoi- 
vent notre  Grec  et  volent  —  112  R,  M  les  pâles  —  ii3  R  II 
pousse  un  cri  ;  soudain  l'Italie  —  114  R  Voit  frissonner  long- 
temps sa  rive  —  i\b  R  ha.  mer  est  en  fureur;  de  sourds  — 
117  R  Les  cyclopes,  aux  cris,  sortent,  prêts  aux  ravages  — 
119  R  d'Etna,  dont  le  front  touche  aux  cieux—  i25  R  de  Scylla 
montrent  déjà  leurs  cimes 


28o        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

La  mort  est  là  :  fuyons,  ou  redoublant  d'efforts. 
Suivons  l'étroit  canal  sans  toucher  les  deux  bords. 
Du  détroit  de  Pélore  accourt  soudain  Borée. 
i.3o   Du  Pantagre  écumant  nous  franchissons  l'entrée; 
Achéménide  alors,  vers  Mégare  et  Tapsos, 
Sur  ces  mers  qu'il  connaît  dirige  nos  vaisseaux. 
Ainsi  de  tant  d'écueils,  dont  elle  était  la  proie. 
Un  compagnon  d'Ulysse,  un  Grec  a  sauvé  Troie. 

V.  d'Auvernev.  [Victor  Hugo.] 


127  R  fuyons  et  redoublant  —  Af  donne  la  date  :  du  17  au 
ao  octobre  1817. 


LE  DESESPOIR  D'AMOUR 


Sur  son  chemin  le  temps  en  fait  de  belles; 

Tout  meurt  ou  change  au  toucher  de  ses  ailes; 

Sparte  n'est  plus,  Athènes  a  péri, 

Et  d'Agflaé  l'incarnat  est  flétri. 

Voilà  ses  jeux  !  qu'a-t-il  fait  d'un  usage,  [205] 

Fameux  jadis,  lorsqu'on  était  plus  sage  ? 

(Vous  dire  quand,  ma  foi  je  n'en  sais  rien  I) 

On  ne  voit  plus,  c'est  ce  que  je  sais  bien, 

De  ces  amants  qui,  dignes  de  la  Grèce, 

Savent  mourir  de  rage  ou  de  tendresse  ; 

On  n'en  voit  plus  :  l'usage  est  pourtant  beau. 

Est-il  au  monde  une  seule  Sapho? 

Vous  trouverez,  dans  nos  modernes  flammes, 

Peu  de  Thisbés,  moins  encor  de  Pyrames, 

Pas  un  Orphée,  allant  aux  sombres  bords 

Ravir  sa  femme  à  l'empire  des  morts  ! 

Il  fut  un  temps,  l'heureux  temps  pour  les  belles! 

Où  l'on  mourait  victime  des  cruelles  ; 

Mais  aujourd'hui  que  fait-on  dans  ce  cas? 

On  pleure,  on  crie,  on  jure!...  on  ne  meurt  pas. 

J'en  vais  citer  un  exemple  pour  preuve. 

Le  jeune  Albin  adorait  une  veuve, 

Coquette  en  diable,  et  qui,  pour  cet  amant, 

Était  sévère  avec  ménagement. 

A  deux  genoux,  depuis  plus  d'une  année, 

Il  courtisait  cette  belle  obstinée. 

Qui,  parfois  tendre  et  prête  à  chanceler, 

Se  redressait  et  le  faisait  trembler. 


a82        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Il  l'aimait  donc  en  toute  conscience 
3o  Sans  désespoir  comme  sans  espérance. 

Certaine  nuit,  Dor\'al,  son  compagnon, 

Qui  partageait  sa  table  et  sa  maison. 

Le  rencontra,  dans  le  coin  d'une  rue, 

Les  yeux  en  pleurs,  et  la  mine  éperdue, 
35  Parlant  tout  seul,  marchant  sans  le  savoir. 

A  cet  aspect,  l'ami  de  s'émouvoir  : 

«  D'où  venez-vous,  lui  dit-il  ?  —  De  chez  elle  I 

—  Hein?  de  chez  qui?  —  De  chez  cette  infidèle  1 

Je  l'ai  trouvée,  ah  1  quel  monstre,  Dorval  I 
4<)  Je  l'ai  trouvée  embrassant  mon  rival  11... 

Allons,  allons,  la  vie  est  trop  amère  1 

Adieu,  Dorval  I...  Toi,  console  ma  mère!  » 

Il  dit  et  part,  laissant  son  compagnon  [206! 

Tout  stupéfait.  Près  de  ces  lieux,  un  pont 
45  Coupait  la  Seine,  et  se  courbait  en  voûte. 

Dorval  frémit  du  malheur  qu'il  redoute  : 

«  Arrête.  Albin,  au  nom  de  l'amitié  1 

Conserve-moi  ma  plus  chère  moitié  1  » 

Gris  superflus  !  Douleur,  hélas,  trop  vaine  ! 
5o  Tout  est  muet  sur  les  bords  de  la  Seine. 

il  se  désole;  il  remplit  l'air  de  cris  : 

Les  lieux  voisins  se  réveillent  surpris. 

On  vient;  on  court.  Bientôt,  à  sa  prière, 

Vingt  matelots  plongent  dans  la  rivière. 
55  Mais  point  dAlbin  !  les  soins  sont  superflus. 

Dorval  cnait  :  «  C'en  est  fait  I  il  n'est  plus  1 

Mon  cher  ami,  mon  ami  n'est  qu'une  ombre!  » 

11  s'en  revint  mélancolique  et  sombre  : 

De  longs  soupirs  s'échappaient  de  son  coeur: 
6o  Ses  deux  genoux  fléchissaient  sans  vigueur. 

«  Ciel,  disait-il,  fais  qu'au  plus  tôt  je  meure  !  " 

Tant  bien  que  mal  il  gagna  sa  demeure  : 

11  prit  sa  lampe  et  s'approcha  du  lit. 


6"    LIVRAISON.  —    POÉSIE.  283 


Mais  quel  objet...  (de  joie  il  en  pâlit), 
65  Quel  cher  objet  à  ses  yeux  se  présente  ! 

C'est  son  ami  qui,  la  tête  penchante, 
Nonchalamment  posé  sur  le  côté, 
Dormait,  ronflait,  avec  tranquillité  : 

«  Eh  I  dit  Dorval,  en  réveillant  notre  homme, 
70  Mon  cher  ami,  vous  dormez  d'un  bon  somme  : 

Vous  n'êtes  pas  encor  noyé,  je  crois  ! 

Mais  se  peut-il?  Est-ce  vous  que  je  vois? 

Vous  deviez  être  au  fond  de  la  rivière  1 

—  Ah  I  lui  dit  l'autre,  en  frottant  sa  paupière, 
75  Mon  cher  Dorval,  j'ai  remis  mon  dessein... 

Mais  j'ai  sommeil;  bonne  nuit...  à  demain. 

J.-J.  Reda.  [j.-J.  Ader. 


LITTÉRATURE  ESPAGNOLE 


[207j 


JUAN  MELENDEZ  VALDES 

Poesias     escogidas*.     —     Valencia     1811. 
Poésies  choisies.  — Valence  181 1. 


Plus  on  connaît  la  littérature  espagnole  et  plus 
on  trouve  étrange  cette  opinion  de  Montesquieu, 
qu'elle  ne  possède  qu'wn  seul  bon  livre.  Don  Qui- 
chotte; et  qu'une  étude  approfondie  de  cette  litté- 
5  rature  ne  dédommagerait  pas  d'un  travail  pénible 
et  fastidieux. 

Nous  pourrions  rappeler,  pour  démentir  cette 
assertion,  les  noms  de  tous  les  grands  écrivains 
français  imitateurs  des  Calderon,  des  Cervantes, 

10  des  Lopez  de  Vega,  et  ce  temps  où  la  littérature 
espagnole  était  plus  familière  à  nos  aïeux  que  ne 
le  sont  à  leurs  enfants  les  romans  anglais,  italiens 
ou  allemands.  Mais  nous  sommes  loin  du  siècle 
de  Louis  XIV;  qu'il  nous  soit  donc  permis,  avant 

i5  d'entretenir  nos  lecteurs  d'un  des  poètes  espagnols 
modernes  les  plus  distingués,  de  jeter  un  coup 
d'œil  rapide  sur  les  richesses  littéraires  de  la 
vieille  langue  castillane. 

I.  Deux  volumes  in-i8,  chez   Rodiiguez,  libraire  espagnol, 
à  Paris,  Palais-Royal,  Cour  des  Fontaines,  n°  4.  [C.  L.J 


286  LE    CONSKRVATEUR    LITTÉRAIRK. 

L'Espagne  doit  à  ses  mœurs,  plus  encore  qu'à 

20  sa  position,  une  littérature  particulière  que  huit 
siècles  de  guerre  pour  la  défense  de  la  patrie  et  de 
l'autel  ont  rendue  nationale  et  religieuse. 

L'invasion  des  Arabes  avait  développé  de  bonne  [208] 
heure,  chez  les  Espagnols,  ce   goût  inné  de  tous 

25  les  peuples  du  Midi  pour  la  poésie  et  les  beaux- 
arts.  x'Vussi,  Ronsard  torturait-il  encore  la  langue 
qu'ont  depuis  maniée  si  habilement  les  Racine  et 
les  Corneille,  que  déjà  le  langage  majestueux  des 
enfants  de  Pelage  était  préféré  dans  toute  l'Europe 

3o  civilisée  à  l'idiome  informe  des  vainqueurs  d'Ab- 
dérame. 

Le  règne  de  Charles-Quint  fut  l'époque  brillante 
de  la  littérature  espagnole. 
Au  commencement  du  seizième  siècle^  Boscan, 

35  dans  des  sonnets,  se  montre  digne  rival  de  Pétrar- 
que, qu'il  surpasse  quelquefois  :  dans  ses  Pasto- 
rales, Garcilasso  réunit  aux  charmes  de  la  poésie 
antique  tous  les  sentiments  délicats  des  modernes. 
Mendoza,  presque  l'égal  d'Horace,  dans  ses  Èpî- 

40  très,  donne  le  premier  modèle  d'un  roman  comi- 
que dans  Lazarille  de  Tormès\  et  sous  la  censure 
de  l'Inquisition,  il  raconte  les  guerres  de  Grenade 
avec  le  style  de  Salluste  et  la  liberté  d'esprit  de 
Robertson. 

45  Deux  siècles  avant  J.-B.  Rousseau,  Herrera  fait 
résonner  la  lyre  pindarique;  Luis  de  Léon  prend 
la  harpe  de  David  et  chante  le  Dieu  des  Chré- 
tiens, nos  vertus,  nos  vices,  nos  douleurs,  nos  es- 
pérances.   Seul  de    tous    les   modernes,   jusqu'à 

5o  Melendez,  Villegas  sait  toucher  le  luth  voluptueux 
d'Anacréon.  Cervantes,  sans  modèle,  reste  encore 


6'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    ESPAGNOLE.       287 

sans  égal.  Lopez  de  Vega,  antérieur  a  Shakes- 
peare, crée  le  théâtre  espagnol;  Calderon,  son  dis- 
ciple, l'imite  et  l'égale  quelquefois.  Mariana,  Solis, 

55  Zarate,  racontent  à  la  manière  des  anciens,  et 
avec  un  style  aussi  classique,  les  révolutions  de 
l'Espagne,  la  destruction  de  l'empire  de  Monte- 
zume  et  la  conquête  du  Pérou. 

Une  foule  de   poètes  distingués,  Jauragui,    les  j209| 

60  frères  Argensola,  Lopez  de  Vega,  Luis  de  Léon, 
enrichissent  la  littérature  espagnole  de  nombreu- 
ses traductions  des  classiques  anciens,  et  ce  n'est 
que  cent  ans  après  que  Corneille,  inspiré  par  la 
muse  espagnole,  réveille  la  France  endormie  et 

65   commence  le  grand  siècle. 

La  littérature  espagnole  présente  un  phénomène 
qui  ne  s'est  encore  offert  dans  aucune  littérature, 
mais  que  la  France  est  peut-être  appelée  à  repro- 
duire de  nos  jours;  c'est  une  époque  brillante  pour 

70  les  lettres,  suivie  d'un  siècle  de  langueur,  après 
lequel  elles  brillent  de  nouveau  d'un  vif  éclat. 

Depuis  le  milieu  du  dix-huitième  siècle,  cette 
littérature  a  pris  un  nouvel  essor.  Émules  des 
grands  écrivains  du  temps  de  Charles-Quint,  une 

75  foule  de  poètes  et  de  prosateurs  distingués  ont 
paru  tout  à  coup  et  ont  ranimé,  chez  les  Espa- 
gnols, le  goût  des  beaux-arts.  Parmi  les  poètes, 
nous  placerons  au  premier  rang  Juan  Melendez 
"Valdes,  dont    nous   allons   examiner  les  poésies 

80  choisies. 

Elles  se  composent  des  Poésies  anacréontiques 
qui  ont  fondé  sa  haute  réputation,  d'Odes  morales 
et  philosophiques,  dans  lesquelles,  aux  plus  nobles 
sentiments,  se  trouvent  réunies  une  grâce  et  une 


288        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

85   délicatesse  qui  les  placent  bien  au-dessus  de  tout 
ce  que  nous   possédons  dans  ce  genre;  enfin  de 
Discours,  Epîtres,  Élégies,  Sonnets,  etc.,  où  l'on 
retrouve  toujours  le  véritable  poète. 
«  Le  critique  le  plus  impartial,  s'il  est  sensible 
9f)  aux  charmes  de  la  poésie  »,  a  dit  de  Melendez  le 
savant  professeur  Bouterweck,  «  ne  peut  parler 
que  sur  le  ton  du  panégyrique  de   cette  imagina- 
tion aussi  délicate  que  vive  et  toujours  fidèle  à  la 
nature;  de  cette  vérité  de  |  sentiments,   de    cette  [210] 
95   finesse  de  tournure  et  d'un  style  si  classique  par 
sa  précision  et  son  élégance,  joint  à  la  plus  harmo- 
nieuse versification.  » 

Et  effectivement,  aidé  d'une  des  langues  les  plus 
harmonieuses  de  l'Europe,    Melendez  a  répandu 

100  dans  ses  Odes  anacréontiques  ce  charme  si  doux, 
cette  mollesse,  ce  luxe  aimable  de  poésie  qui  ont 
rendu  célèbres  les  chants  du  vieillard  de  Téos,  et 
qui  s'opposent  peut-être  à  ce  que  nous  en  ayons 
jamais  une  bonne  traduction  dans   notre  pauvre 

io5  langue  française.   Peut-être   même   le   poète  cas- 
tillan a-t-il  surpassé  son   modèle.  C'est  l'opinion 
de  tous  les  littérateurs  espagnols;  et  nous  avouons 
qu'ils  peuvent  bien  avoir  raison. 
Avec   la   même   délicatesse   dans   les   idées,   la 

no  même  grâce  dans  la  manière  de  les  exprimer,  on 
trouve,  dans  ses  charmantes  compositions,  plus 
de  vérité  dans  les  descriptions  et  plus  de  variété 
dans  les  tableaux.  Ses  Odes  sur  la  colombe  de 
Philis   suffiraient  à   la  réputation  d'un  poète.    Il 

ii5  fallait  une  imagination  bien  riante  et  un  goût  bien 
sévère  pour  ne  pas  être  fade  en  traitant  un  sujet  si 
léger. 


6'    LIVRAISON.   —    LITTÉRATURE    ESPAGNOLE.       289 

Melendez  y  a  déployé  un  talent  admirable.  Dix- 
huit  Odes  se  succèdent  à   la  gloire  de   l'oiseau 

120  chéri.  Chacune  offre  un  tableau  parfait  de  poésie. 
Tous  les  détails  y  sont  rendus  avec  une  vérité 
charmante  ;  et  lorsque  l'œil  ébloui  par  la  vivacité 
des  couleurs  se  détourne  un  instant  de  l'oiseau 
trop  souvent  décrit,   une   pensée  touchante,  qui 

125  s'adresse  au  cœur,  vient  encore  y  intéresser. 
Ainsi,  quand  le  poète  cherchant  la  colombe  fugi- 
tive, croit  avoir  rencontré  celui  qui  l'a  trouvée, 
après  avoir  décrit  son  col  arrondi,  ses  ailes  frémis- 
santes, ses  yeux  vifs  et  amoureux,  son  bec  et  ses 

i3o  pieds  de  pourpre,  son  blanc  plu|mage,  son  vol  lé-  [211] 
ger,  son  doux  roucoulement;  lorsqu'il  a  tout  dé- 
peint  et  qu'il   paraît    n'avoir  plus  rien   à  dire,  il 
ajoute  ces  vers  charmants  : 

Que  mas>  Pero!  ayl  al  punto 
i3b  Sueltamela.  y  festiva 

Veras  quai  en  mi  mano 
El  dulce  grano  pica. 

«  Que  te  faut-il  de  plus?  Mais...  lâche-la,  et 
pleine  de  joie,  tu  verras  à  l'instant  comme  elle  ac- 
140  court  becqueter  dans  ma  main  les  graines  légè- 
res. » 

Les  Poésies  anacréontiques  de  Melendez  ont  cela 
de  différent  des  poésies  françaises  qui  portent  ce 
nom,  qu'elles  se  font  lire  avec  un  véritable  inté- 
145  rêt.  Souvent  plein  de  verve  et  de  grâce,  Melendez 
est  toujours  passionné,  toujours  vrai.  Qui  ne  sen- 
tira le  charme  des  vers  suivants? 

Il  demande  à  sa  maîtresse  la  cause  de  ses  dis- 
tractions. Elle  se  tait  : 

19 


290        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

i5o  Me  digas  su  mal,  o  acabes, 

Cruel,  de  una  vez  con  migo, 

Vivir  no  puedo  en  mas  dudas  : 

Quantos  tristes  desvarios 

Terne  mi  desdicha,  todos 
1:5  Présentes  ahora  los  mira. 

Todos  los  miro  présentes, 

Y  desolado  el  juicio. 

Sin  osar  fixarse,  vaga 

De  una  a  otro  mal  perdido. 

160  Mi  estado  mira  y  piadosa 

Duelete  del  :  no  mi  esquivo 

Tormento  inhumana  dobles 

Con  tu  sileneio,  bien  mio. 

<i  Que  te  aqueja?  que  padeces? 
i65  Fiel  yo  en  tu  seno  no  flo 

i  Mis  crudas  penas?  i  Pues  como  [212] 

No  le  merezco  lo  mismo? 

Mi  amor,  mis  furores  sabes  : 

A  todo  estoy  prevenido  ; 
170  Menos  a  olvidarte...  oiego 

Sera  a  todo  mi  albedrio. 

Ne  voilà-t-il  pas  le  langage  le  plus  passionné.^ 
Que  de  vérité  dans  cette  peinture  des  tourments  et 
de  l'inquiétude  jalouse  d'un  amant.  Notre  prose 
175  ne  donnera  qu'une  idée  bien  imparfaite  de  ces  jolis 
vers;  nous  y  perdrons  ces  tournures  rapides,  ces 
interrogations  pressantes,  enfin  le  charme  de  ces 
fréquentes  répétitions. 

«  Achève-moi  d'un  mot,  cruelle,  ou  dis-moi  ton 
180  mal.  Je  ne  puis  vivre  plus  longtemps  avec  mes 
doutes. 

«  Tous  les  malheurs  que  craint  mon  désespoir, 


6*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURIi    ESPAGNOLE.       29I 

tous,  s'offrent  ensemble  à  ma  pensée;  ils  s'offrent 
à  ma  pensée,  et  sans  oser  s'arrêter  à  aucun,  mon 
i85   esprit  désolé  les  redoute  tous,  tour  à  tour. 

«  Vois  ma  douleur,  plains  mon  inquiétude,  com- 
patis à  mes  tourments;  ne  les  double  pas,  inhu- 
maine, par  ton  silence  :  ô  bonheur  de  ma  vie!... 
«  Qui  te  tourmente  ?  que  souffres-tu  ?  n'ai-je  pas 

190  toujours  déposé  dans  ton  sein  mes  confiantes  dou- 
leurs? et  comment  ne  suis-je  pas  digne  aussi  de 
partager  tes  peines?  Tu  sais  mon  amour,  tu  con- 
nais mes  fureurs.  Parle,  oh!  parle,  j'obéirai  en 
aveugle.  Je  suis  prêt  à  tout...  hormis  à  t'oublier.  » 

193  Nous  le  répétons,  que  ceux  qui  n'entendent  point 
l'espagnol  ne  jugent  pas  Melendez  d'après  cette 
version  décolorée.  Notre  prose  est  aussi  pâle  que 
ses  vers  sont  gracieux.  Nous  ne  nous  croyons  pas 
toutefois  quittes  envers  le  |  lecteur;  les  livraisons  i213| 

200  suivantes,  en  mettant  sous  ses  yeux  des  imitations 
en  vers  des  meilleurs  morceaux  de  Melendez,  lui 
donneront  peut-être  une  idée  plus  juste  du  talent 
de  ce  poète  enlevé  trop  tôt  au  culte  des  Muses.  Si 
ces  nouveaux  essais  ne  satisfont  pas  le  lecteur,  du 

2o5  moins  aurons-nous  fait  plus  d'efforts  pour  y  par- 
venir, et  sous  ce  rapport  nous  serons  contents. 
D'ailleurs,  la  poésie  ne  saurait  avoir  d'autre  inter- 
prète que  la  poésie;  la  lyre  peut  seule  répéter  les 
sons  de  la  lyre.  Et  si  Buffon  a  dit  que  le  style  est 

»io  tout  l'homme,  se  tromperait-on  beaucoup  en  di- 
sant que  les  vers  sont  tout  le  poète? 

A.  [Abel  Hugo.] 


LITTERATURE  FRANÇAISE 


ODES  CHOISIES 

Précédées  d'un  Discours  sur  la  poésie  et  les  poètes  lyriques 
anciens  et  modernes,  par  M.  le  Comte  de  VALORI 


M.  de  Valori  a  vu  comme  nous  l'indifférence  de 
son  siècle  pour  la  poésie,  et  cet  obstacle  ne  l'a 
point  rebuté.  11  a  eu  le  courage,  nous  dirions  pres- 
que le  dévouement,  d'offrir  au  dégoût  superbe  de 
5  ses  lecteurs  un  recueil  d'odes  au  grand  complet. 
Que  tout  honneur  lui  soit  donc  rendu,  et  qu'il  re- 
çoive ici  nos  compliments  bien  sincères  de  ce  qu'il 
n'a  désespéré  ni  de  la  poésie  ni  de  son  siècle. 
On  l'a  remarqué  avant  nous,  il  suffit  d'un  ou- 

10  vrage  en  vers,  quel  qu'il  soit,  s'il  est  parfait,  pour 
assurer  à  son  auteur  un  nom  qui  ne  doit  point 
périr.  C'est  sans  doute  sur  la  foi  d'une  vérité  si 
consolante  que  M.  de  Valori  s'est  décidé  à  braver 
l'injuste  prévention  de  ses  contemporains.  |  Une  [214J 

i5  belle  ode  vaut  bien  un  sonnet  sans  défaut,  et  nous 
semble,  comme  à  Boileau,  un  passeport  très  va- 
lable à  la  postérité  :  Pompignan  n'a  fait  qu'une 
ode;  un  simple  madrigal  a  sauvé  de  l'oubli  Saint- 
Aulaire. 

20       Nous  laisserons  à  d'autres  le  soin  de  décider  si 


294  Ï'E    CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

M.  de  Valori  peut  ou  non  prétendre  à  la  gloire  du 
poète  de  Montauban  ;  quant  à  nous,  sans  aborder 
une  question  si  délicate,  nous  avouerons  toutefois 
que  quelques  odes  de  cet  auteur  se  distinguent  par 

25  une  marche  rapide  et  animée,  et  que  sa  manière 
ne  décèle  point  un  imitateur  servile.  Si  son  style, 
trop  souvent  antithétique  et  maniéré,  laisse  beau- 
coup à  désirer  sous  le  rapport  de  la  franchise  et  de 
la  pureté  de  l'expression,  de  la  facilité  et  de  l'élé- 

3o  gance  des  tours,  ses  pensées  ne  manquent  pas  ce- 
pendant d'un  certain  éclat,  ses  images  ne  sont  dé- 
pourvues ni  de  grâce  ni  de  noblesse.  M.  de  Valori 
s'est  nourri  de  la  lecture  des  vieux  modèles;  tout 
en  lui,  ses  qualités  comme  ses  défauts,  annonce 

35  l'étude  de  l'antiquité.  On  retrouve  dans  quelques- 
unes  de  ses  strophes  cette  couleur  noble  et  simple 
de  la  poésie  antique  heureusement  alliée  au  ton 
plus  brillant  de  la  poésie  moderne,  comme  dans  la 
suivante  extraite  de  l'Ode  au  Café. 

40  Riant  Flaccus,  ô  mon  maître  1 

Quand  ta  nymphe  dans  Tibur 

Chantait  les  monts  où  doit  naître 

Le  cep  du  Falerne  pur; 

Plus  souvent  d'un  pas  rapide, 
45  Chez  toi,  buveur  intrépide. 

Ou  Mécènes,  ou  Lépide, 

Fût  venu  rire  aux  éclats. 

Si  le  moka  délectable 

Eût  remplacé,  sur  la  table, 
5o  L'amphore  aux  trois  consulats. 

Ces  vers  sont  à  la  fois  l'éloge  du  poète  de  Tibur 
et  l'imitation  parfaite  de  son  simple  abandon  et  de 
sa  noble  facilité. 


6'    LIVRAISON.  —    LITTKIÎATURE    FRANÇAISE.       296 

L'ode  à  une  petite-maîtresse  nous  a  semblé  sur-  [215] 
55  tout  digne  d'être  remarquée.  Un  coloris  plein  de 
fraîcheur,  une  expression  souvent  heureuse,  des 
images  élégantes,  telles  sont  les  qualités  de  cette 
pièce,  qui  respire  en  outre  la  philosophie  la  plus 
douce  et  la  plus  aimable. 

6(1   II  est  une  beauté  que  blesse  l'œil  du  jour. 
Dans  l'alcove  soyeuse  où  l'aile  de  l'amour 

Chasse  le  souffle  impur  d'Éole. 
Pour  faire  un  lit  plus  souple  à  son  corps  languissant, 
Une  main  dépouilla,  de  son  duvet  naissant, 
65  L'oiseau  sacré  du  Capitole. 

Une  mouche  bourdonne  ou  l'offusque  à  dessein  : 
D'un  hardi  papillon  fixé  sur  son  beau  sein, 

L'incommode  poids  l'indispose. 
Sous  le  lin  délicat,  empreint  d'un  suc  de  fleur, 
70    Elle  gémit  :  son  bras  s'agite  avec  douleur. 
Froissé  par  le  pli  d'une  rose. 
Malheur  au  pied  bruyant  dont  Vessor  indiscret 
En  un  si  doux  néant  la  trouble  et  la  distrait  ! 
Inquiets  aux  sons  d'une  lyre, 
75    Ses  nerfs  souffrent,  martyrs  des  folâtres  ébats; 
Ses  lèvres  de  corail  ne  résisteraient  pas 

A  la  fatigue  d'un  sourire. 
Oh  I  qu'elle  me  plaît  mieux  cette  vierge  des  champs, 
Qui,  sous  son  toit  auguste,  aux  soins  les  plus  touchants, 
8o  Consacrant  l'été  de  son  âge, 

Des  travaux  d'un  époux  partage  la  moitié, 
Et  n'est  pas  moins,  aux  jours  de  fête  ou  d'amitié, 
La  Bigottini  du  village. 

Ces  vers,  à  quelques  taches  près,  sont  fort  jolis. 
85   Malheureusement  M.  de  Valori   n'écrit  pas  tou- 
jours sur  ce  ton,  il  faut  bien  l'avouer,  et  le  plaisir 
que  nous  éprouvons  à  exposer  aux  yeux  les  parties 


296        LE    CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

brillantes  du  tableau  ne  doit  point  nous  en  faire 
cacher  les  ombres.  M.  de  Valori  a  des  défauts  es- 
90  sentiels  :  nous  lui  reprocherons  trop  d'affectation 
dans  le  choix  des  sujets  comme  dans  le  style  de 
ses  odes ,  |  et  cette  recherche  dans  l'expression  [216] 
n'est  pas  la  moindre  cause  de  l'obscurité  qui  en 
rend  la  lecture  fatigante. 

95  M.  de  Valori  veut  être  original,  et  ne  cache  pas 
assez  les  efforts  qu'il  fait  pour  le  paraître.  Il  en  est 
de  cette  qualité  dans  l'écrivain  comme  de  la  grâce 
dans  les  femmes;  elle  est  toujours  un  don  de  la 
nature  et  jamais  l'ouvrage  de  l'art;  les  grâces  étu- 

100  diées  touchent  à  la  prétention,  et  l'originalité  af- 
fectée n'est  pas  loin  de  la  bizarrerie. 

C'est  ainsi  qu'à  l'occasion  de  la  mort  du  prince 
de  Condé,  M.  de  Valori  a  imaginé  de  composer 
une  ode  intitulée  le  Canon  des  Invalides,  unique- 

io5  ment  parce  que  ce  prince  illustre  conservait  à 
Chantilly  des  canons,  prix  de  sa  valeur,  qui  ont 
été  dépuis  transférés  aux  Invalides.  Nous  ne  vou- 
lons pas  qualifier  une  idée  si  étrange;  nous  nous 
contenterons  de  faire  observer  à  l'auteur  qu'il  a 

no  poussé  peut-être  un  peu  trop  loin  l'application  de 
ce  précepte  d'Horace  : 

Pictoribus  atque  poetis 
Quidlibet  audendi  semper  fuit  aequa  potestas. 

Voici  par  exemple  les  deux  dernières  strophes 
ii5   de  cette  ode  ; 

Ainsi  parut  me  dire,  aux  murs  des  Invalides, 
Un  bronze  vénérable,  écho  de  son  grand  cœur; 
Cet  airain,  dont  le  feu  creusa  les  vieilles  rides. 
Va  se  transfigurer  sous  les  traits  du  vainqueur. 


6"    LIVRAISON.   —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       297 

120   Oui,  peuple,  saluez  d'un  accent  unanime 

Ce  vœu  que  nos  Coustous  forment  en  votre  nomi 
Et  Condé,  si  j'en  crois  l'ardeur  qui  les  anime. 
Va  renaître  à  nos  yeux  des  débris  d'un  canon. 

Qui   reconnaîtrait  dans    ces   vers    l'auteur  des 

125   strophes  que   nous   avons  citées  plus  haut?  On 

chercherait  vainement  ici  le  'Molle  atque  Jacetum 

de  ces  anciens  que  M.  de  Valori  connaît  pourtant 

si  bien. 

Nous  ne  pouvons  terminer  sans  parler  du  dis- 

i3o  cours  sur  la  poésie  lyrique  qui  précède  ce  recueil  [217] 
d'odes.   Nous  le  recommandons  à  l'attention  du 
lecteur  comme  un   des   traités    les  plus  savants 
qu'on  ait  publiés  en  ce  genre.  L'auteur  y  fait  en 
quelque  sorte   l'histoire  de  l'art  :  il  le  prend  à  sa 

i35  naissance  chez  les  anciens,  le  suit  pas  à  pas  jus- 
qu'à nos  jours,  et  examine  enfin  l'état  où  il  se 
trouve  parmi  nous  et  chez  toutes  les  nations  de 
l'Europe.  Plusieurs  imitations  heureuses  des  pre- 
mières odes  grecques  enrichissent    encore  cette 

140  dissertation  critique,  déjà  si  recommandable  par 
le  double  mérite  du  style  et  de  l'érudition. 

S. 


CLOVIS 

Tragédie  en  cinq  actes,  précédée  de  considérations  histori- 
ques, par  M.  Nkpomucène  L.  LEMERCIER,  de  l'Académie 
française. 


[Il  semble  que  Messieurs  de  la  rue  de  Richelieu 
aient  pris  à  tâche  de  ne  nous  laisser  aucun  doute 
sur  la  nécessité  de  l'établissement  d'un  second 
théâtre.  C'était  peu  que  leur  jugement  sur  les 
5  Vêpres  siciliennes  nous  eût  donné  un  exemple  de 
leur  équité,  il  fallait  encore  que  leur  conduite  en- 
vers M.  Lemercier  vînt  nous  offrir  la  mesure  de 
leurs  caprices;  et  nous  le  demandons  à  tous  les 
hommes  de   bonne  foi,  comment  un  jeune  poète 

lo  pouvait-il  espérer  de  paraître  autrefois  sur  la 
scène,  lorsque  l'auteur  d'Agatnemnon  lui-même 
est  obligé  de  recourir  à  l'impression,  pour  faire 
connaître  au  public  une  tragédie  faite  depuis  vingt 
ans.^ 

i5  Ce  n'est  pasque  nous  eussionsvu  avec  plaisir  la 
représentation  de  Clovis;  bien  au  contraire,  cette 
pièce,  dans  les  circonstances  présentes,  nous  eût 
paru  au  moins  intempestive;  non  pas  tant  par  les 
principes  qu'elle   renferme  que   par  les  opinions 

20  auxquelles  elle  pourrait  donner  |  l'éveil.  S'il  n'est  [218] 
point  rare  d'y  trouver  des  vers  tels  que  ceux-ci  : 

L'homme  parjure  aux  dieux,  est  parjure  aux  humains. 
Qui  brisa  les  autels  sait  renverser  les  trônes. 


Un  fragment  (368-388)  conservé  dans  Littérature  et  Philoso- 
phie mêlées. 


6*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       299 

II  en  est  d'autres  qui,  pour  être  placés  dans  la 

25  bouche  des  païens  et  n'avoir  qu'une  vérité  locale, 
pourraient  fort  bien  être  considérés  comme  des 
vérités  absolues,  et  être  applaudis  comme  tels  par 
une  certaine  classe  de  chrétiens  de  nos  jours. 
Est-il  d'ailleurs  si  moral  de  présenter  sans  cesse 

3o  les  abus  que  les  hommes  ont  faits  de  la  religion  à 
un  peuple  qui  n'est  déjà  que  trop  disposé  à  n'y 
voir  que  des  abus? 

Ces  réflexions   ne  s'adressent  pas  à  M.  Lemer- 
cier,  sa  pièce  n'est  pas  plus  impie  que  bien  des 

35  pièces  de  Saint-Genest  qui  ne  causaient  pas  le 
moindre  scandale  chez  nos  aïeux.  Ce  n'est  pas  la 
faute  de  Tauteur,  mais  celle  du  temps;  et  l'époque 
à  laquelle  M.  Lemercier  a  commencé  Clovis  le 
met  à  l'abri  de  tout  reproche.  Nous  ne  le  chicane- 

40  rons  même  pas  sur  cette  attention  toute  nationale, 
d'avoir  été  chercher  dans  nos  archives  le  tyran 
qu'il  voulait  peindre,  et  surtout  d'avoir  adopté  de 
préférence  entre  les  divers  témoignages  des  histo- 
riens, la  version  la  moins  favorable  à  l'honneur 

45  de  la  monarchie  française.  Nous  aimons  mieux  re- 
marquer que  pour  entreprendre  un  pareil  ouvrage 
sous  Buonaparte,  il  fallait  avoir  un  courage  peu 
commun;  c'était  vouloir  peindre  la  tête  de  Méduse 
en  face.  M.  Lemercier  y  est   parvenu;  il  nous  a 

5o  tracé  un  tableau  hideux  de  bassesse  et  de  vérité.  Il 

lui  a  plu  de  le  nommer  Clovis,   mais  on  pourra 

toujours  dire  de  lui  ce  qu'il  avait  dit  du  Tibère  de 

Chénier  :  il  l'avait  vu. 

Nous  passons  de  suite  à  l'examen  de  la  pièce. 

55  Sans  nous  arrêter  à  discuter  la  préface,  c'est  une 
petite  philippique  contre  les  Leudes  et  les  Aristo- 


300        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

crates,  qui  nous  a  rappelé  le  |  poète  qui  est  parvenu  [219] 
à  mettre  une  apostrophe  à  la  liberté  jusque  dans 
la  bouche  de  Moïse*. 

60  La  scène  est  à  Cologne.  Glovis  a  fait  demander 
le  passage  dans  ses  états  au  vieux  roi  Sigebert,  et 
cependant  il  approche  suivi  de  toute  son  armée  : 
Sigebert  qui  connaît  le  tyran,  voudrait  refuser  et 
se  défendre;  il  en  est  empêché  par  les  représenta- 

65   tions  de  son  fils.  Voilà  l'exposition. 

Le  jeune  prince  qui  a  servi  dans  les  armées  de 
Clovis  ne  peut  le  croire  capable  d'une  trahison; 
d'ailleurs  le  tyran  lui  a  fait  dire  qu'il  lui  amène  en 
mariage  sa  captive  Édelinde,  et  Clodoric,  ivre  de 

70  joie,  se  refuse  à  toutes  les  craintes  de  son  père. 
C'est  en  vain  que  le  vieillard  lui  objecte  le  carac- 
tère dissimulé  de  Clovis,  le  prince  n'y  répond  que 
par  un  fait;  mais  ce  fait  frappe  vivement,  parce 
qu'il  contraste   avec  le   portrait  que   Sigebert  a 

75   tracé  du  tyran. 

Lorsqu'il  nous  accusa,  de  son  sort  détachés, 
D'unir  aux  Bourguignons  nos  intérêts  cachés. 
Sans  feinte,  et  hautement,  ne  nous  fit-il  pas  dire 
D'éluder  les  traités  que  Gondebaud  désire, 
^o   Et  de  ne  pas  quitter  ou  servir  à  demi 

Un  parent  longtemps  cher,  pour  un  nouvel  ami? 

Ainsi  l'on  sait  que  Sigebert  a  voulu  un  moment 

quitter  le  parti  de  Clovis.  Il  est  vrai  que  tous  deux 

semblent    l'avoir    oublié ,    mais     l'on    a    appris 

85   d'ailleurs  que  Clovis  est  implacable.  Cependant 

on  annonce  l'arrivée  de  Clovis  :  nous  sommes  au 

I.  Liberté  !  gloire  à  Dieu  !  gloire  à  la  liberté  !  (C.  L), 


6*  LIVRAISON.  —  littératlrp:  française.     3oi 

second  acte;  le  tyran  paraît,  c'est  Tartufe  en  habit 
de  guerrier.  Laurent,  serrez  ma  haire  avec  ma  dis- 
cipline : 

«H)    Soldats!  que  nos  drapeaux  flottent  dans  la  cité  : 
Révélez  par  vos  dons  ma  générosité. 

Que,  respecté  de  vous,  nul  habitant  ne  craigne.  [220} 

Dans  les  temples  chrétiens  que  la  sainteté  règne. 
Et  dites  aux  guerriers  qui  marchent  sur  mes  pas, 

9^    D'aller  de  cette  ville  honorer  les  prélats. 

Resté  seul  avec  son  confident,  le  tyran  dévoile 
ses  projets  : 

Tu  sais  quel  est  Clovis...  Ma  garde  est  dans  ces  murs. 
Mon  nom  d'avance  y  règne... 


loo   Quel  prétexte  appuierait  votre  injuste  rigueur, 
Si,  se  montrant  fidèle  au  nœud  qui  vous  engage, 
Gondebaud  de  ce  roi  publiait  le  message? 


L'homme  qu'il  en  chargea  n'a  pu  le  lui  porter. 
Mes  ordres  dans  le  Rhin  l'ont  fait  précipiter. 
io5   Cependant,  Gondebaud,  à  sa  première  lettre, 
Répond  par  un  traité  que  l'on  doit  me  remettre; 
Et  ce  gage  vendu  prouvant  ses  trahisons, 
De  mon  ressentiment  fondera  les  raisons. 

Ainsi,  au  milieu  de  la  scène  suivante,  lorsque 
no  Clovis  accable  le  vieux  Roi  de  protestations  insi- 
dieuses, tout  à  coup  on  lui  remet  les  lettres  de 
Gondebaud.  En  ce  moment  il  jette  le  masque;  il 
fait  charger  de  chaînes  Sigebert,  et  il  ordonne  à 
ses  troupes  de  s'emparer  de  la  ville. 


302        LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

ii5  Jusqu'ici  il  n'y  a  que  des  éloges  adonner  au 
plan  :  l'action  marche,  elle  est  grande  et  simple; 
le  style  prête  davantage  à  la  critique,  cependant  il 
y  a  de  beaux  vers.  On  aura  remarqué  le  morceau 
où   M.   Lemercier  a  voulu  lutter  avec  le  fameux 

!2o  passage  de  Mahomet.  Mais  il  y  a  une  bien  grande 
différence  entre  Clovis  faisant  des  confidences  à 
son  esclave,  ce  qui  est  contre  son  caractère,  et  le 
faux  prophète  osant  dire  à  son  ennemi  : 

Nous  sommes  seuls,  écoute, 
125   Je  me  sens  assez  grand  pour  ne  pas  t'abuser. 

Cependant  au  troisième  acte,  l'action  se  noue;  [221] 
Sigebert  est  en   fuite;  Clodoric   a  corrompu  ses 
gardes;    le   peuple  murmure   et  menace.  Que   va 
faire  Clovis?  Il  conçoit  un  dessein  digne  de  lui; 

i3o  il  va  forcer  Clodoric  à  tuer  son  père  dont  il  doit 
connaître  la  retraite,  en  le  menaçant,  s'il  refuse, 
de  faire  périr  Édelinde;  et  ensuite,  justevengeur 
du  parricide,  il  montera  au  trône  sur  le  corps  de 
ses    ennemis    massacrés    l'un   par  l'autre.   C'est, 

i35  comme  l'on  voit,  toute  l'intrigue  de  Mahomet;  ce 
sont  les  mêmes  moyens,  il  n'y  a  que  les  motifs  de 
changés.  Il  ne  faut  pas  en  faire  un  crime  à 
M.  Lemercier;  sa  tâche  n'en  devenait  que  plus 
difficile. 

140  Nous  lui  ferons  ici  une  critique  plus  sérieuse. 
Clodoric,  à  qui  Aurelle  a  déclaré  les  volontés  du 
tyran,  se  félicite  de  ne  point  connaître  la  retraite 
de  son  père,  par  crainte  de  le  trahir  pour  sauver  la 
vie  â  Édelinde.  Ce  sentiment  nous  semble  faux; 

145   Clodoric  ne  doit  point  hésiter;  il  le  pourrait  tout 


6*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       3o3 

au  plus,  si  on  le  menaçait  de  livrer  son  amante  â 

un  rival. 
Et  plus  loin  Adelmar  paraît,  et  lui  annonce  que 

son  père  viendra  la  nuit  lui  parler  dans  le  palais. 
i5o   II  semblerait  plus  naturel  que  le  vieillard  ne  vînt 

pas  au  milieu  de  ses  ennemis  et  que  son  fils  l'allàt 

trouver  dans   sa   retraite.    Nous  sommes  fiers  de 

nos   règles,   et  nous    sommes    sans  cesse   à    les 

éluder. 
i55       Mais  le  quatrième  acte  s'ouvre;  il  est  nuit.  Glo- 

doric  est  seul. 

Je  n'entends  plus  les  voix  qui  frappaient  ces  enceintes, 

Mais  des  vents  de  la  nuit  les  solitaires  plaintes. 

Qui,  pleines  de  courroux,  de  moments  en  moments 
i6('   Conforment  leurs  soupirs  à  mes  gémissements. 

Ciel!  fais  crouler  ces  tours  sur  de  coupables  têtes... 

Palais  de  nos  aïeux,  vos  portes  sont  donc  prêtes 

A  s'ouvrir  au  tyran  qui  nous  a  dépouillés! 

De  son  nom  criminel  vos  murs  seront  souillés  : 
i65   Vous  verrez  effacer  les  titres  de  vos  maîtres,  [222] 

Et  tomber  les  drapeaux  conquis  par  nos  ancêtres! 

Vous  verrez  vos  sujets,  inondant  votre  seuil. 

Pour  flatter  nos  bourreaux  fouler  notre  cercueil. 

Et  nous  ne  serons  plus!... 

170       Tout  à   coup   deux  étrangers  s'avancent.    Qui 
marche  vers  ces  lieux?  s'écrie  Glodoric. 

SIGEBERT 

Votre  père  et  son  guide. 

GLODORIC 

Ah  !  seigneur  :  -  S.  Ah  I  mon  fils  !  —G.  Oh  !  de  quel  souffle  humide 
La  nuit  a  pénétré  vos  habits,  vos  cheveux! 
175    S.  C'est  le  froid  des  tombeaux  dont  nous  sortons  tous  deux. 


304        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Il  est,  sous  ce  palais,  de  souterraines  voûtes, 

Lieux  profonds  dont  moi  seul  je  connaissais  les  routes, 

Où  les  rois,  nos  aïeux,  cachèrent  leurs  trésors 

Quand  les  Goths,  pleins  de  rage,  infestèrent  ces  bords, 
i8o   C'est  là  qu'entre  des  rocs,  privé  de  la  lumière. 

J'ai,  de  mes  assassins,  fui  la  main  meurtrière  ; 

Et  c'est  là  que  vivant,  ton  père  enseveli 

S'est  déjà  cru  plongé  dans  l'éternel  oubli. 

G.  O  mon  père!  —  S.  Adelmar  a,  dès  la  nuit  obscure, 
i85   A  mon  corps  épuisé  porté  la  nourriture. 

Cependant   Clodoric   déclare   à    son    père   l'af- 
Treuse  proposition  du  tyran. 

Il  ne  me  restait  donc  pour  unique  espérance 
Que  le  secours  du  glaive,  et  que  mon  assurance, 
190   Pour  marcher  à  Clovis  et  pour  l'assassiner. 
Mais  un  rempart  d'airain  semble  l'environner; 
Je  ne  dois  plus  prétendre  à  revoir  son  visage, 
Si  votre  sang  versé  ne  m'ouvre  le  passage. 

Quoique  le  vieillard  connût  Clovis,  il  ne  s'atten- 
195  dait  pas  à  un  tel  excès  d'atrocité;  il  en  reste  quel- 
que temps  épouvanté;  mais  bientôt  reprenant  son 
courage  :  J'ai  peu  de  jours  à  perdre,  dit-il;  déjà, 
plutôt  que  d'exposer  mes  sujets  |  à  la  mort  pour  [223] 
sauver  un  reste  de  vie,  je  me  suis  enfui  jusque 
20(3  dans  les  entrailles  de  la  terre. 

Là,  reçu  dans  la  nuit  où  sont  entrés  les  morts. 
J'ai,  des  gouffres  d'enfer  presqu'entrevu  les  bords. 
Là,  sais-tu  qu'en  secret,  confident  de  l'abîme. 
J'ai  pris,  du  sort  des  rois,  un  dédain  magnanime? 
3o5    Là,  sais-tu  quel  penchant  semble  attirer  les  pas 
Vers  le  but  qui  conduit  de  la  vie  au  trépas? 


♦-)•    LIVRAISON.  —    LlTTÉRATURi:    FRANÇAISE.       3o5 

Là,  sais-tu  que  la  mort,  d'une  voix  solennelle, 
M'a  dit  que  des  tombeaux  la  paix  est  éternelle  ? 
Non,  le  fil  de  nos  jours,  que  sa  faulx  doit  couper, 
210   Ne  vaut  pas  tous  nos  soins  qu'un  hasard  peut  tromper. 
Sauve  donc  mes  sujets  d'un  maître  impitoyable  : 
Obéis  par  mon  ordre  à  son  ordre  effroyable  : 
Ravis,  en  m'immolant,  ton  sceptre  à  son  courroux, 
Et  que  je  meure  en  roi  pour  le  salut  de  tous. 

2i5  Nous  ne  nous  étonnons  pas  si,  à  la  lecture  de 
ces  vers,  Monvel  avait  prédit  à  M.  Lemercier  qu'il 
entraînerait  les  spectateurs;  nous  ne  connaissons 
rien  chez  les  anciens  et  les  modernes  qui  soit  su- 
périeur à  ce  morceau  pour  la  grandeur  et  la  ter- 

220   rible  majesté. 

Cependant,  comme  on  le  pense  bien,  le  fils  re- 
fuse d'obéir  à  cet  ordre  de  son  père.  Ils  se  sépa- 
rent; mais  à  peine  le  vieillard  est-il  rentré  dans  les 
souterrains,  qu'accablé  par  l'idée  de  ses  malheurs, 

225  il  se  tue  lui-même  et  envoie  ordonner  à  son  fils  de 
venger  sa  mort  par  celle  de  Glovis.  Oui,  je  t'obéi- 
rai,  s'écrie  Clodoric  : 

Ton  courage,  ô  mon  père!  a  passé  dans  mon  âme. 
Je  le  sens;  ma  fureur,  comme  une  ardente  flamme, 
23o  A  séché,  dans  mes  yeux,  mes  pleurs  prêts  à  couler. 
Sans  larmes  je  verrais  tout  ton  sang  ruisseler? 

C'est  dans  ce  moment  que  le  ministre  du  tyran, 
suivi  de  ses  soldats,  se  présente  devant  lui  : 

AuRELLE.  Seigneur,  sortiez-vous  de  ces  lieux 
235         A  cette  heure  où  la  nuit  couvre  d'ombres  les  cieux? 

Alliez-vous  à  Clovis  porter  quelque  nouvelle  [224] 

Du  sort  de  Sigebert?  —  C.  J'allais  lui  dire,  Aurelle, 
Qu'il  chercherait  en  vain  Sigebert  sur  nos  bords. 


306        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Ce  prince  est  loin.  —  A.  Où  donc  a-t-il  fui?  — 

C.  Chez  les  morts. 
240   A.  Quelle  main  l'a  frappé,  seigfneur?  — 

C.  Qu'il  vous  souvienne 
De  quel  coup,  sans  témoins,  vous  charg-eâtes  la  mienne. 
A.  Quoi!  votre  zèle  a  pu...  —  G.  Vous  vous  en  étonnez! 
A.  Pourquoi  tant  de  pâleur  sur  vos  traits  consternés? 
C.  On  ne  peut,  sans  horreur,  surmonter  la  nature. 
245    A.  D'un  service  si  grand  quelle  preuve  assez  sûre?... 
C.  Le  corps  de  Sigebert  et  le  poignard  fumant 

Convaincront  vos  regards  de  tout  mon  dévoûment. 
La  garde  qui  vous  suit,  déclarez-le  sans  feinte, 
Me  venait  retenir  captif  dans  cette  enceinte. 
25o         Clovis  était  bien  prompt  à  soupçonner  ma  foi. 
A.  Vous  étiez  prisonnier,  vous  allez  être  roi. 
C.  Conduis-nous,  Adelmar,  dans  ces  voûtes  funèbres  : 

Ces  flambeaux  vous  pourront  éclairer  leurs  ténèbres. 
A.  Retirez- vous,  soldats,  allons...  Vous  frémissez! 
255    C.  Mes  cheveux,  sur  mon  front,  seigneur,  se  sont  dressés. 
Et  de  mon  père  mort  la  dépouille  sanglante 
Va  soulever  mon  cœur  déjà  plein  d'épouvante. 

(A  part.) 
Soutiens-moi,  Dieu  du  ciel!  O  Dieu!  ne  laisse  pas 
Défaillir  ma  constance  en  ces  affreux  combats*! 

260  Cet  acte  est  admirable;  il  soutient  la  comparai- 
son avec  celui  de  Voltaire  :  s'il  n'est  pas  aussi  bien 
écrit,  et  s'il  est  moins  déchirant,  il  est  aussi  origi- 
nal ;  d'ailleurs,  il  a  le  mérite  de  laisser  le  specta- 
teur dans  une  attente  terrible,  tandis  que  le  qua- 

265  trième  acte  de  'Mahomet  épuise  l'âme  et  termine  la 
pièce.  Passons  au  cinquième. 

I.  Lafon  a  refusé  le  rôle  de  Clodoric,  qui  ne  lui  offrait  pas 
d'effet  de  scène.  (C.  L.) 


6'    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       3oj 

Les  deu.x  premières  scènes,  quoique  belles,  sont 
un  peu  longues;  nous  voyons  bien  que  M.  Lemer- 
cier,  au  moment  de  la  catastrophe,  a  voulu  faire 

270   ressortir  l'hypocrisie   du  |  tyran;    mais   ce    n'est  [225] 
guère  dans  un  cinquième  acte,  où  tout  doit  être 
situation,  que  les  scènes  de  développement  sont 
utiles.  Cependant  Glodoric  paraît:  la  terreur  rentre 
avec  lui  sur  le  théâtre.  Il  nous  semble  entendre 

275  d'ici  le  frémissement  d'impatience  qui  se  répand 
parmi  les  spectateurs. 

Nous  ferons  encore  une  critique.  A  peine  Ede- 
linde  apprend-elle  que  son  amant  s'est  rendu  cou- 
pable du  meurtre  de  son  père,  qu'elle  le  maudit 

280  dans  une  imprécation  de  près  de  quarante  vers. 
Nous  ne  pensons  pas  que  ce  soit  là  tout  à  fait  de 
l'amour.  Un  regard  de  Glodoric  devrait  la  rassu- 
rer, et  en  supposant  qu'elle  le  crût  coupable,  elle 
devrait  tout  au  plus  gémir,  pleurer  ou  tomber  éva- 

285   nouie.    Les  extrêmes  douleurs  n'ont  pas  une  si 
grande  éloquence  de  paroles.  Ce  n'est  pas  là  l'in- 
nocente Edelinde,  c'est  Clytemnestre  tout  entière. 
Cependant  Clovis  et  Clodoric  restent  seuls;  les 
gardes  entourent  le  tyran,  et  se  placent  aux  côtés 

290  du  jeune  homme  :  quelle  scène! 


Eh  quoi  donc,  Clodoric!  vous  semblez  éperdu 
Du  service  éminent  que  vous  m'avez  rendu?... 
Après  avoir  commis  ce  qu'on  nomme  un  grand  crime. 
Tout  repentir  est  lâche,  et  n'a  rien  qu'on  estime. 

CLODORIC 

295    Du  repentir  amer  je  ne  sens  point  le  fiel. 

Qui  commanda  le  meurtre  en  rendra  compte  au  ciel. 


3o8        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

Je  me  crois  innocent,  et  veux,  par  mon  courage. 
Racheter  ma  couronne  et  mon  juste  héritage. 

CLOVIS 

Le  désir  de  régner  est  donc  en  vous  bien  fort, 
3oo   S'il  vous  rendit  facile  un  parricide  effort? 

CLODORIC 

J'ai  lieu  de  m'étonncr  si  votre  cœur  s'étonne 
Qu'un  forfait  coûte  peu  pour  s'acquérir  un  trône. 

CLOVIS 

Prince!  où  donc  votre  père  était-il  retiré? 

CLODORIC 

Dans  ce  palais,  au  fond  d'un  réduit  ignoré. 

CLOVIS 

3o5   Pourquoi  refusiez-vous  d'abord  de  m'en  instruire? 

CLODORIC 

Je  l'ignorais;  lui-même  est  venu  m'y  conduire. 

CLOVIS 

II  s'est  donc,  sans  frayeur,  mis  en  votre  pouvoir? 

CLODORIC 

Oui,  sans  frayeur...  Et  moi,  j'ai  rempli  mon  devoir. 

CLOVIS 

Il  fallait  de  ses  jours  me  rendre  encor  le  maître. 

CLODORIC 

3io   Vos  soldats,  devant  vous,  m'empêchaient  de  paraître. 

CLOVIS 

Sa  mort  me  garantit  votre  sincère  foi. 

CLODORIC 

Puissent  tous  vos  sujets  vous  aimer  comme  moi! 


0*    LrVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       309 
CLOVIS 

Ce  zèle  aura  bientôt  sa  digne  récompense. 

CLODORIC 

Oui,  le  sang-  paternel  sera  payé,  je  pense. 

CLOVIS 

3i5   Comptez-y  bien  :  Clovis  peut  vous  en  assurer. 

CLODORIC 

Un  mystère  important  me  reste  à  déclarer. 

{A  voix  basse  et  s'approchant  un  peu  plus  de  Clovis.) 
L'enceinte  de  ce  lieu  cache  un  trésor  immense  ; 
Et  pour  me  conquérir  votre  auguste  alliance. 
Je  prétends  vous  livrer  le  dépôt  précieux 
320   Des  biens  que  sous  la  terre  ont  gardé  mes  aïeux; 
Aux  avides  regards  j'ai  craint  de  les  commettre. 
C'est  dans  vos  seules  mains  que  je  veux  les  remettre. 
Suivez-moi  sous  la  voûte  où  mes  pas  ont  marché. 

CLOvrs  * 

En  quel  lieu  descendrai-je? 

CLODORIC 

Où  mon  père  est  couché. 

325  Malheur  à  ceux  qui  ne  sentiront  point  de  pareils 
vers! 

Ici  nous  nous  arrêtons,  car  notre  tâche  devient 
plus  pénible:  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  faire  au- 
tant de  critiques  que  nous  avons  donné  d'éloges. 

33o  Cette  scène  terrible  est  interrompue  par  l'arrivée 
des  grands  qui  viennent  offrir  la  couronne  à  Clo- 
vis. Malheur  à  qui  se  rend  l' usurpateur  d'un  trône! 
s'écrie  le  tyran  avec  une  modération  hypocrite; 
Sigebert  est  mort  : 


3lO        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

335  Clodoric  est  son  juste  héritier; 

Mais  prendrez-vous  un  roi  qui  fut  son  meutrier, 
Et  dont  le  front,  marqué  du  sceau  de  l'anathème, 
Mérite  un  coup  du  glaive  et  non  un  diadème? 

A  ces  mots,  Clodoric  tire  son  épée  et  se  préci- 
340  pite  sur  Clovis;  mais  il  est  arrêté  par  les  gardes 
qui  le  désarment  et  qui  le  mènent  à  la  mort.  Ce 
moyen  mélodramatique  termine  malheureusement 
cette  belle  scène;   il  a  pu  réussir  dans  Hyperm- 
nestre,   parce  qu'il  amenait  un  dénouement  heu- 
345    reux  et   désiré  du  spectateur;  mais  ici  ce  |  n'est  [227] 
qu'une  catastrophe  inattendue  qui  ne  satisfait  pas 
et  qui  ne  surprend  que  par  sa  facilité.  11  semble 
que,  dans  cet  acte,  Mahomet  ait  porté  malheur  à 
Clovis,  et  que  M.  Lemercier  ait  voulu  également 
35i)  lutter  contre  les  beautés  et  les  défauts  de  son  mo- 
dèle. 

Le  reste  de  l'ouvrage  ne  nous  paraît  guère  meil- 
leur. Clodoric  est  mis  à  mort;  Clovis  monte  sur  le 
trône  en  disant  : 

355  Je  jure  en  cette  enceinte. 

De  régner  par  les  lois  de  la  piété  sainte. 

Edelinde  vient  se  tuer  devant  lui,  et  lui  prédit 
que  sa  race  sera  de  courte  durée;  à  cette  prédic- 
tion, le  tyran,  qui  n'est  cependant  pas  supersti- 
36o  tieux,  s'écrie  : 

Fatal  usurpateur  me  voilà  condamné  ! 

Et  la  toile  tombe.  M.  Lemercier  nous  dit  dans 
sa  préface  que  Clovis  est  puni  par  le  sentiment  de 
sa  propre  honte  ;  il  nous  le  dit,  mais  en  vérité,  nous 


6'    LIVRAISON.  LITTîtKATUlUC    FKANÇAISE.       3ll 

365  ne  le  voyons  pas.  L'usurpateur  triomphe,  et  il  ne 
lui  est  rien  arrivé  qui  doive  l'étonner,  et  à  quoi  il 
n'ait  dû  s'attendre.] 

Il  est  à  remarquer  que  le  dénoûment  de  Maho- 
met est  [aussi]  plus  manqué  qu'on  ne  le  croit  gé- 

370  néralement.  11  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  le 
comparer  avec  celui  de  Britannicus .  La  situation 
est  semblable.  Dans  les  deux  tragédies,  c'est  un 
tyran  qui  perd  sa  maîtresse  au  moment  où  il  croit 
s'en  être  assuré  la  possession.  La  pièce  de  Racine 

375  laisse  dans  l'âme  une  impression  triste,  mais  qui 
n'est  pas  sans  quelque  consolation,  parce  que  l'on 
sent  que  Britannicus  est  vengé,  et  que  Néron  n'est 
pas  moins  malheureux  que  ses  victimes  :  il  semble 
qu'il  devrait  en  être  de  même  dans  Voltaire  ;  cepen- 

38o  dant  le  cœur  qui  ne  se  trompe  pas  reste  abattu; 
et  en  effet  Mahomet  n'est  nullement  puni.    Son 
amour  pour  Palmire  n'est  qu'une  petitesse  dans 
son  caractère  et  qu'un  |  moyen  dérisoire  dans  l'ac-  [228] 
tion.  Lorsque  le  spectateur  voit  cet  homme  songer 

385  à  sa  grandeur  au  moment  où  sa  maîtresse  se  poi- 
gnarde sous  ses  yeux,  il  sent  bien  qu'il  ne  l'a  jamais 
aimée,  et  qu'avant  deux  heures  il  se  sera  consolé 
de  sa  perte. 

[Pour  en  revenir  à  Clovis,  il  nous  semble  que  si 

390  iM.  Lemercier  avait  eu  l'idée  de  rattacher  plus  for- 


368-388.  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  I,  p.  96. 

389  Dans  Littéral,  et  Philos.,  un  paragraphe  de  conclusion  : 
Le  sujet  de  Racine  est  mieux  choisi  que  celui  de  Voltaire. 
Pour  le  poète  tiag-ique,  il  y  a  une  profonde  et  radicale  diffé- 
rence entre  l'empereur  romain  et  le  chamelier  prophète. 
Néron  peut  être  amoureux,  Mahomet  non.  Néron,  c'est  Lin 
phallus;  Mahomet,  c'est  un  cerveau. 


3l2        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

tement  Edelinde  à  son  sujet,  comme,  par  exemple, 
s'il  en  eût  fait  une  fille  de  Clovis,  employée  par  le 
tyran  à  tromper  Glodoric,  et  trompée  elle-même, 
qui  se  serait  poignardée  sur  le  corps  de  son  amant 
o5  au  moment  où  son  père  monte  sur  le  trône,  nous 
pensons,  dis-je,  qu'il  y  aurait  eu  alors  une  péri- 
pétie digne  du  reste  de  la  tragédie.] 

E.  [Victor  Hugo.] 


CORRESPONDANCE 

A  MM.  les  Rédacteurs  du  Conservateur 
littéraire  '. 

Massevaux  ".  14  janvier  1820. 
Messieurs, 

Mon  père  est  un  honnête  citoyen,  qui  vit  aujour- 
d'hui absolument  retiré  des  affaires  dont  il  s'était 
mêlé,  il  y  a  quelque  vingt-cinq  ans,  d'une  manière 
assez  active,  s'il  faut  en  croire  ses  voisins.  Depuis 

5   le  retour  d'une  certaine  dynastie,  que,  d'après  un 
orateur  fort  distingué,  il  appelle  |  la  branche  pour-  [229] 
rie,  mon  père  n'ouvre  plus  la  bouche  sur  la  politi- 
que, si  ce  n'est  avec  une  cinquantaine  d'amis  qui 
se  réunissent  chez  lui,  à  peu  près  tous  les  soirs, 

10  pour  causer,  en  leur  qualité  de  notables  de  Masse- 
vaux,  d'une  foule  d'objets  tout  à  fait  relatifs  aux 
intérêts  de  la  commune,  tels  que  la  loi  des  élec- 
tions, la  souscription  pour  M.  le  Directeur  des 
Messageries  ou  l'expulsion  de  la  féodalité  dans  la 

i5   personne  de  notre  curé  et  de  nos  frères  ignoran- 

1.  Nous  croyons  devoir  insérer  la  lettre  de  notre  corres- 
pondant. Elle  pourra  nous  dispenser  de  rendre  compte  du 
joli  poème  que  M.  Berchoux  vient  de  publier  sous  le  titre 
d'Art  politique.  (C.  L.) 

2.  On  trouvera  les  titres  de  yloire  de  Massevaux,  petite 
bourgade  du  Haut-Rhin,  dans  le  rapport  de  M.  Mestadier 
sur  les  pétitions  relatives  à  la  loi  des  élections.  (C.  L.) 


3l4        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

tins.  Du  reste,  mon  père  ne  lit  aucuns  journaux, 
excepté  toutefois  le  Constitutionnel,  que  lui  prête 
un  boucher  de  ses  amis  (chaud  partisan  du  droit 
de  pétition  et  très  mécontent  d'avoir  tout  récem- 

20  ment  sollicité  en  vain,  lui  trois  centième,  la  place 
de  bourreau  de  Versailles);  VIndépendant,  que  lui 
envoie  directement  un  de  ses  cousins,  autrefois 
arracheur  de  dents  à  Massevaux,  aujourd'hui  chargé 
de  rédiger  la  partie  de  la  feuille  militaire  consa- 

25  crée  aux  indépendants  de  l'Amérique;  la  VWincrve, 
que  lui  donne  un  parent  éloigné  d'un  ancien  maî- 
tre des  cérémonies  de  l'Empereur;  la  Renommée, 
que  notre  épicier  nous  transmet  assez  régulière- 
ment autour  du  beurre  et  de  la  chandelle;  et  enfin, 

3o  le  Journal  de  'Paris,  que   nous   recevons  gratis. 
Sans  vous  faire  ici  le  portrait  de  mon  père,  ce  qui 
ne  serait  point  filial,  ni  vous  parler  de  ses  usages  '' 
domestiques,  ce  qui  pourrait  m'attirer  de  lui  pour 
la  millième  fois  les  surnoms  de  niais  et  de  bavard; 

35  ni  vous  instruire  de  toutes  ses  démarches,  ce  qui 
ne  ressemblerait  pas  mal  à  de  la  trahison;  je  crois 
pouvoir  vous  entretenir  innocemment  de  sa  biblio- 
thèque qui  est  assez  curieuse,  comme  vous  en  juge- 
rez par  mes  lettres  subséquentes,  où  je  me  propose 

40  de  vous  la  décrire,  quoiqu'il  m'en  ait  interdit  l'en- 
trée, ce  qui  fait  que  je  suis  fort  ignorant,  comme 
vous  le  verrez  encore  dans  mes  lettres,  si  vous  me 
faites  la  grâce  de  les  ouvrir. 

Avant  de  commencer  cet  important  examen,  je 

45  vous  parlerai,  Messieurs,  d'un  petit  livre  sur  lequel 
je  vous  prierai  de  me  |  donner  votre  opinion  pour  [230] 
éclaircir  mes  idées.  Je  vous  dirai  donc  que  l'autre 
mois,  tandis  que  mon  père  était  allé  faire  signer 


6'    LIVRAISON.  —    LITTIÎRATURK    FRANÇAISE.       3l5 

par  un  bon  nombre  de  gens  qui  n'entendent  pas 

b'>  le  français,  un  chiffon  de  papier  qui  doit  sauver  la 
patrie,  je  me  glissai  de  mon  côté  dans  sa  bibliothè- 
que. Je  ne  vous  décrirai  pas,  Messieurs,  le  ravisse- 
ment dont  je  fus  saisi,  tout  d'abord,  en  voyant  ran- 
gées dans  le  plus  bel  ordre  toutes  les  productions 

55  merveilleuses  écloses  avec  l'aurore  de  la  liberté, 
laquelle,  éclairant  la  fin  du  siècle  dernier,  servit, 
pour  ainsi  dire,  de  crépuscule  au  siècle  des  lumiè- 
res. Près  des  discours  d'un  vertueux  régicide  pour 
l'abolition  de  la  peine  de  mort,  brillait  le  Compte 

6c)  rendu  de  dame  Guillotijie^  reine  du  Carrousel,  suze- 
raine de  la  Grève,  etc.,  par  l'honorable  M.  Tisset; 
d'une  comédie  de  M.  Collot  d'Herbois,  je  tombai 
sur  un  plaidoyer  de  M.  Tainville,  et  d'un  hymne 
au  divin  Marat,  sur  une  imprécation  poétique  contre 

65  Pitt  et  Gobourg,  ennemis  du  genre  humain.  Plus 
loin,  quelques  livres  plus  modernes  avaient  paru 
dignes  d'être  accolés  à  des  ouvrages  du  bon  temps  ; 
ainsi  près  de  l'apologie  des  Cordeliers  et  de  l'Eloge 
des  Théophilanthropes,  j'ai  trouvé  le  Panégyrique 

70  des  amis  de  la  presse,  et  le  Correspondant  électoral 
non  loin  de  la  Morale  élémentaire  à  l'usage  des 
Ecoles  françaises,  par  M.  L.-C.-T.  Rousseau. 

Je  m'aperçois.  Messieurs,  qu'empressé  que  je 
suis  de  vous   donner  un  avant-goût  de  tant  de 

75  richesses,  je  n'en  viens  pas  très  directement  à  l'ou- 
vrage qui  doit  faire  le  sujet  de  ma  lettre.  C'était 
une  petite  brochure  rouge,  jetée  négligemment 
sur  un  bureau,  décorée  d'une  gravure  lithographi- 
que et  intitulée  :  Art  politique.  Ce  livre  paraissait 

80  récemment  arrivé  et  portait  la  date  de  1819.  Jugez, 
Messieurs,  combien  dut  être  enchanté  un  pauvre 


3l6  LE   CONSERVATIÎUR    LITTÉRAIRE. 

jeune  homme  libéral  qui  se  croyait  retombé  dans 
les  fanges  de  la  barbarie  et  replongé  dans  les  fers 
de  la  féodalité,  de  voir  dans  un  poème  |  nouveau  [231| 

85  professer  des  principes  et  avouer  des  opinions 
que  les  patriotes  gardent  aujourd'hui  au  fond  de 
leur  cœur,  sans  oser  les  communiquer  à  l'univers, 
comme  ils  le  faisaient  si  bien  dans  le  bon  temps. 
L'auteur  entre  d'abord  en  matière  sans  se  plier  à 

90  des  routines  superstitieuses  : 

Le  rimeur  philosophe  a-t-il  besoin  des  Dieux? 

Puis,  dès  son  premier  chant,  consacré  à  l'origine 
des  pouvoirs,  il  ose  proclamer  de  grandes  vérités 
95  sur  les  hases  et  \e& principes,  après  quoi  il  ajoute  des 
choses  pleines  d'une  haute  raison  et  qui  n'avaient 
pas  encore  été  dites  aussi  clairement  dans  la  Mi- 
nerve : 

Moïse,  des  Hébreux  législateur  suprême, 
100       Recevant  ses  pouvoirs  et  la  loi  de  Dieu  même, 
Vaut-il  Monsieur  Grégoire  ayant  reçu  mandat 
D'un  quartier  de  Nanci,  pour  réformer  l'État  > 
Ce  roi  des  Bactriens  dont  la  Perse  s'honore, 
Enseignant  la  sagesse  aux  peuples  de  l'aurore, 
io5       Zoroastre  peut-il  égaler  un  bourgeois 

Voué  du  côté  gauche  à  régenter  les  rois? 

Après  quelques  considérations  tout  à  fait  neuves 

sur  l'arche  de  Noé  et  la  tour  de  Babel,  le  poète  en 

vient  à  la  Monarchie,  qui  forme  le  sujet  de  son 

1 10  second  chant.  Et  ici,  Messieurs,  je  vous  le  demande, 

quel  ravissement  n'ai-je  pas  dû  éprouver  en  voyant 


6*   LIVRAISON.  —    L1TTÉRATUR12    FRANÇAISE.       3lJ 

proclamer  tout  haut  des  maximes  que  mon  père 
et  ses  amis  n'émettent  encore  que  tout  bas. 

Amis,  voulez-vous  voir  les  grandes  monarchies 
ii5       Exemptes  de  défauts  et  d'abus  affranchies? 
Renversez-les  d'abord  :  c'est  le  point  capital. 

Dans  l'État  monarchique  avec  art  ébranlé. 
Que  tout  soit  à  l'instant  aplani,  nivelé. 
En  un  point  seulement  que  l'égalité  cesse, 
I20       Accordez  au  vilain  le  pas  sur  la  noblesse. 

Même  du  meilleur  prince  entravez  la  puissance. 
Il  ne  doit  obtenir  que  des  droits  mitigés,  [232] 

Qu'il  lui  suffît  de  lire  en  Gode  rédigés  ; 
Que  le  sceptre  en  ses  mains  ne  soit  qu'un  vain  fantôme, 
125       Une  ombre  de  pouvoir  pour  l'ombre  d'un  royaume. 

On  modère  surtout  le  pouvoir  qu'on  dépouille. 

Des  goujats  assemblés  en  comité  primaire, 
De  toute  autorité  sont  la  source  première. 

Et  une  foule  d'autres  sentences  exprimées  avec 
i3o  une  certaine  âpreté  qui  les  rend  neuves  pour  moi, 
sinon  pour  le  fond,  du  moins  pour  la  forme.  J'ai 
également  admiré  dans  ce  chant  plusieurs  passa- 
ges qui  rappellent,  les  uns,  des  souvenirs  glorieux, 
tels  que  la  prise  de   la  Bastille  où  brillèrent  par 
i35   leur  audace   deux   généraux  qui   savaient  mieux 
faire  de  la  bière  que  ce.Condé,  prétendu  grand, 
ne  savait  faire  une  omelette  ;  les  autres,  des  sou- 
venirs attendrissants,   tels  que    les  journées  du 
Manège  et  du  Jeu  de   Paume,  où  nos  modernes 
140    Fabricius  déposèrent  sur  l'autel  de  la  Patrie  les 


3l8  I.I-:    CONSl^RVATIiUlt    IJTTÉRAIRE. 

boucles  de  leurs  souliers.  Messieurs,  ce  second 
chant  étincelle  de  beautés.  Ici,  l'aphorisme  immor- 
tel, Guerre  aux  châteaux!  Paix  aux  chaumières  !  sert 
de  texte  à  cette  exhortation  si  touchante  : 

145    Vertueu.K  laboureurs  aux  mœurs  douces  et  pures. 

Allez  de  votre  sort  réparer  les  injures. 

Chassez  vos  châtelains  de  ces  nobles  séjours, 

Où  vous  alliez  chercher  de  perfides  secours.         [chaînes. 

Leurs  biens  sont  des  forfaits,   leurs  bienfaits  sont  des 
i5o   Allez,  pleins  d'innocence,  attaquer  leurs  domaines; 

Que  leur  mobilier  même,  à  bon  droit  convoité, 

Toujours  innocemment  soit  au  vôtre  ajouté. 

Nous  avons  dans  notre  salon  une  pendule  qui  a 
appartenu  à  un  ancien  oppresseur  de  mon  père. 
i55   C'est  une  antiquaille,  mais  elle  est  là  pour  le  prin- 
cipe. —  Plus  loin,  une  démonstration  éclatante  de 
la  supériorité  du  siècle  : 

...  Villars  dans  Denain  servait-il  son  pays  [233] 

Comme  Monsieur  Constant  ou  Monsieur  Azaïs, 
160   Comme  les  nouveaux  Grecs  de  la  moderne  Athène, 
Inspirés  par  Minerve  une  fois  par  semaine? 

Voilà  qui  est  positif.  J'ai  regretté,  pour  faire 
une  critique,  qu'à  l'éloge  de  ces  ouvrages  toujours 
si  classiques  contre  les  ci-devant,  dont  vos  quais 

i65  sont  décorés,  l'auteur  n'ait  pas  joint  quelques 
mots  de  louange  sur  ces  gravures  en  l'honneur  de 
nos  grands  hommes  qui  tapissent  vos  boulevards, 
et  qui,  accompagnées  de  notices  toutes  françaises, 
vous  apprennent  que  le  général  R***  entra  de  très 

170  bonheur  au  service  et  que  le  maréchal  B***  fut  la 
pâture  des  oiseaux  de  proies. 


6     LIVRAISON'.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       SlQ 

J'en  viens  au   troisième  chant,  qui  est  encore 
plus  remarquable  que  le  second,  ce  qui  ne  m'é- 
tonne pas  ;  l'auteur  y  célèbre  la  République.  Quel 
175  début! 

O  qu'une  république  a  des  charmes  pour  moil 
Qu'il  est  doux  de  n'avoir  pour  souverain  que  soi! 
Heureuse  la  contrée,  aux  mœurs  républicaines, 
Où  chacun  de  l'État  à  son  tour  tient  les  rênes  : 
i«<i   Où  de  fiers  citoyens,  bons  à  tous  les  métiers. 
Le  matin  font  des  lois  et  le  soir  des  souliers  1... 

Cette  opposition  fait  venir  les  larmes  aux  yeux  ; 
il  semble  qu'on  soit  reporté  aux  jours  des  patriar- 
ches, aux  âges  de  Saturne  et  de  Janus, 

i85    Où  tout  en  méprisant  les  grandeurs  de  la  terre. 
On  est  gonflé  d'orgueil  sous  l'écharpe  d'un  maire! 

Espérons  tout  de  la  loi  sur  t organisation  muni- 
cipale que  mon  père  élabore  dans  ce  moment-ci 
avec  ses  amis. 

190   J'ai  connu  ces  plaisirs  trop  courts,  trop  fugitifs... 

Brave  homme! 
J'ai  brillé  dans  les  rangs  des  citoyens  actifs...  [234] 

Heureux  patriote! 
Je  n'ai  brillé  qu'un  jour;  c'est  assez  dans  la  vie. 

195  Ici,  Messieurs,  je  fais  une  pause.  Mentent  morta- 
lia  tangunt,  comme  disait  le  chef  de  notre  école 
mutuelle,  lors  de  la  dissolution  de  ces  infortunés 


320  LE   CONSERVATEUR    LITTÉRAIRE. 

amis  de  la   presse,  qui   n'ont  aussi    brillé  qu'un 
jour. 
2o<^       Dans  les  vers  suivants  se  trouve  exprimée  une 
idée  bien  noble  du  citoyen  de  Genève  : 

Que  le  bourreau  lui-même  obtienne  votre  fille; 

L'égalité  se  plaît  à  ces  tendres  liens, 

Dont  il  doit  naître  un  jour  des  bourreaux  citoyens. 

2o5  Voltaire,  esprit  féodal  et  monarchique,  s'était 
moqué  de  Rousseau  dans  ce  vers  : 

Je  marie  au  Dauphin  la  fille  du  bourreau. 

Aujourd'hui,  heureusement,  nous  n'avons  plus 
(j'emprunte  l'élégante  expression  d'un  illustre  dé- 

2IO  puté)  de  Dauphin  qui  fasse  parmi  nous  le  gros  dos. 
Après  un  hommage  au  drapeau  tricolore  que, 
grâce  à  vos  artistes,  je  porte  toujours  sur  mon  cœur 
en  forme  de  gilet,  le  poète  rend  justice  éclatante  à 
l'humanité  si  étendue  de  nos  républicains.  Il  rap- 

■2i5  pelle  ces  motions  touchantes  en  faveur  des  ci- 
devant  noirSy  et  la  sensibilité  de  ce  bon  Monsieur 
Brissotqui  trouvait  le  sucre  aussi  amer  que  Rous- 
seau trouvait  le  gigot  mauvais.  On  sait  d'ailleurs 
que  la  philanthropie  était  la  vertu  principale  des 

220  régénérateurs  du  monde.  M.  Couthon  rejeta  l'ap- 
pel au  peuple  par  pitié  pour  l'agonie  de  Louis  le  der- 
nier, et  le  plus  grand  tort  que  l'on  puisse  reprochera 
M.  de  Robespierre,  est  d'avoir  augmenté  la  famine 
de  l'an  II  en  portant  opiniâtrement  dans  ses  che- 

225  veux  la  nourriture  du  pauvre.  La  Convention  Na- 
tionale, soigneuse  des  plaisirs  du  peuple,  décré- 
tait une  foule  de   fêtes  1  patriotiques,   où   il  était  [235] 


C    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.       321 

tenu  de  s'amuser,  car,  comme  dit  l'auteur  de  \'A?-t 
politique,  dans  une  République, 

33o   Le  jour  où  l'on  doit  rire  empêchez  qu'on  ne  pleure  ; 
Le  plaisir  ou  la  mort,  qu'on  s'amuse  ou  qu'on  meure. 

maxime  rigoureusement  pratiquée  par  M.  Lebon, 
propagateur  des  principes  dans  Arras,  lequel  fit, 
comme  on  sait,  monter  dans  le   tombereau  une 

235  femme  et  son  enfant,  que  ne  divertissaient  pas  les 
jeux  du  rasoir  national. 

Après  avoir  applaudi  à  l'institution  des  filles- 
tnères,  à  l'invention  du  culte  de  la  Raison,  repré- 
sentée par  des  beautés  sans  culottes,  et  à  la  trans- 

240  formation  des  bagnes  en  séminaires  de  la  liberté, 
le  poète  arrive  à  cette  colonie  infortunée  que  n'ont 
pu  constituer  ni  M.  J.  Juge,  ni  M.  Carrion  de  Ni- 
sas  fils,  jeunes  publicistes  égaux  en  science  et  en 
talent,  Arcades  ambo  !  Pour  nous  servir  encore  en 

245  passant  des  expressions  du  directeur  de  notre 
école  mutuelle  : 

Naguère  du  Texas  les  plaines  solitaires, 
Champ-d' Asile,  ont  reçu  des  amis  et  des  frères, 
Amants  de  la  nature,  ennemis  des  tyrans, 
25o  Jaloux  des  droits  de  l'homme  en  Europe  expirants. 

A  ce  début  plein  de  majesté,  l'auteur  fait  succéder 
une  esquisse  rapide  des  institutions  sur  lesquelles 
ces  vrais  Français  se  proposaient  d'asseoir  leur 
république,  des  naissances  dans  le  goût  du  Prus- 
255  sien  Clootz,  des  morts  à  la  façon  de  l'Américain 
Payne,  et  des  mariages  à  là  manière  du  Genevois 
Jean-Jacques.  On  savait  d'ailleurs  où  trouver  des 
compagnes. 

Un  peuple  entreprenant  épouse  des  Sabines, 


022  LE  CONSERVATEUR  LITTERAIRE. 

260  Voilà  donc  la  ville  tracée  au  milieu  des  bruyères, 
les  remparts  décrits  au  cordeau  et  le  théâtre  indi- 
qué par  quatre  pieux.  Mais  l'Amérique,  épouvan- 
tée de  ces  apprêts,  |  menace  la  cité  naissante  : 
alors  les  colons  indépendants  tiennent  conseil! 

265    ...  Pour  le  soutien  de  cette  indépendance, 
D'une  force  publique  on  décrète  l'urgence. 
Cinquante  Romulus,  à  la  légère  armés. 
Et  du  meilleur  esprit,  comme  on  dit,  animés. 
Formant  un  mur  d'airain  autour  de  la  patrie, 

270   Menacent  l'univers  de  toute  leur  furie. 

S'il  osait  quelque  jour,  insultant  à  leurs  droits. 
Souiller  leur  territoire  à  la  suite  des  rois. 

Après  cette  formidable  déclaration   on  croirait 
que   le  monde  va  rentrer  en  lui-même.  Point  du 
275   tout. 

Tout  marchait  à  grands  pas  dans  la  future  Athènes, 
Et  déjà  sa  splendeur  datait  de  trois  semaines, 
Quand  un  sous-lieutenant,  d'un  piquet  escorté... 

Je  m'arrête,  Messieurs,  car  la  plume  tremble 
280  entre  mes  mains;  ce  n'est  jamais  sans  une  certaine 
épouvante  que  l'on  envisage  de  près  les  boulever- 
sements des  empires.  Ainsi  finit  cette  malheureuse 
colonie  du  Texas,  qui  n'eut  pas  même  le  temps  de 
dépenser  son  budget. 

285    Le  monde  apprit  sa  fin.  Minerve  sait  le  reste. 

J'achevais  ce  chant,  quand  mon  père  rentra.  Je 
m'esquivai  en  toute  hâte,  regrettant  de  ne  pouvoir 
terminer  un  livre  aussi  intéressant,  et  me  propo- 


6*    LIVRAISON.  —    LITTÉRATURE    FRANÇAISE.      323 

sant  bien,  d'après  la  hardiesse  des  principes  qui  y 

290  sont  exposés  impunément,  d'engager  plusieurs 
vieux  écrivains  et  jeunes  auteurs  de  ma  connais- 
sance, les  uns,  à  remettre  au  jour  leurs  anciens 
écrits,  les  autres,  à  publier  leurs  nouveaux  manus- 
crits, qu'ils  gardaient  prudemment  pour  des  temps 

295  meilleurs.  Cependant  une  discussion  que  j'enten- 
dis le  soir  même  dans  notre  salon  sur  le  quatrième 
chant  de  l'Art  politique,  me  donna  à  penser  que 
mon  enthousiasme  pour  ce  poème  'pourrait  bien 
n'être  que  le  fruit  de  mon  ignorance  et  de  |  ma  [237] 

3oo  simplicité.  Comme  cette  lettre  est  déjà  un  peu  lon- 
gue, je  remets  à  vous  raconter  dans  une  prochaine, 
si  vous  le  trouvez  bon,  comme  quoi  il  me  fut  à  peu 
près  prouvé  que  les  trois  premiers  chants  de  VArt 
politique  n'étaient  qu'une  longue  figure  de  rhétori- 

3o5  que,  appelée  vulgairement  ironie,  comme  quoi  je 
restai  presque  convaincu  que  l'auteur  était  un 
ultra  mauvais  plaisant,  et  comme  quoi  il  me  fut  du 
moins  invinciblement  démontré  que  le  quatrième 
chant,  que  je  n'ai  pas  lu,  hurlait  de  se  trouver  avec 

3io  les  autres,  suivant  l'éloquente  expression  d'un  ho- 
norable ex-préfet. 
Salut  et  fraternité. 

Publicola  Petissot.  [Victor  Hugo.] 


REVUE  LITTÉRAIRE 


ODES 

Par  M.  Henri  TERRASSON. 

M.  Henri  Terrasson  a  publié,  cette  année,  un 
petit  recueil  composé  de  quatre  odes  :  les  deux  pre- 
mières sont  consacrées  à  la  mémoire  de  deux  des 
grands  écrivains  du  dernier  siècle,  Voltaire  et 
5  Rousseau;  l'auteur  célèbre,  dans  la  troisième,  la 
gloire  des  armées  françaises,  et,  dans  la  dernière, 
rend  hommage  aux  vertus  de  Guillaume  Penn. 

Ces  odes  ne  sont  pas  sans  mérite.  Bien  que  la 
plupart  des  strophes  soient  déparées  par  quelques 
10  taches,  plusieurs  ne  manquent  cependant  ni  de 
mouvement,  ni  d'énergie,  et  décèlent  dans  l'auteur 
un  sentiment  quelquefois  juste  de  l'harmonie  ly- 
rique. 

Les  strophes  suivantes  ne  nous  ont  pas  paru  in- 
i5  dignes  d'être  remarquées  ;  la  première  est  tirée  de 
l'ode  Aux  détracteurs  de  Voltaire;  la  seconde  est 
extraite  de  l'ode  Aux  ar^nées  françaises. 

Si  de  nos  jours  encor  l'auguste  poésie 
Versait  sur  nous  les  flots  de  sa  douce  ambroisie, 
20  J'irais,  les  yeux  en  pleurs,  [238] 


326  LE   CONSERVATEUR   LITTÉRAIRE. 

Ingrats,  vous  entraîner  vers  la  tombe  outragée, 
La  tombe,  que  vos  mains  ont  jadis  ombragée 
De  lauriers  et  de  fleurs. 

Je  n'ai  point  célébré  l'éclat  sanglant  des  armes. 
25   Les  Muses  savent  trop  qu'acheté  par  des  larmes. 
Un  laurier  fut  souvent  l'emblème  du  malheur. 
Je  n'apportai  jamais  à  l'autel  du  carnage 

Un  criminel  hommage  ; 
Mais  j'ai  chanté  cet  hymne,  offert  à  la  valeur. 

3o  Abstraction  faite  de  toute  opinion  personnelle, 
nous  citerons  encore,  comme  pleine  de  chaleur  et 
d'énergie,  l'apostrophe  que  le  poète  adresse  à  la 
ville  de  Genève,  où  le  buste  de  Rousseau  a  été  en- 
levé du  lieu  des  assemblées  publiques  : 

35  Un  nom  que  ce  globe  proclame. 

Ton  crime  cherche  à  l'effacer! 

Ce  marbre,  où  respirait  son  âme. 

Rien  ne  peut-il  le  remplacer? 

Rousseau,  par  notre  idolâtrie, 
40  "Vengé  d'une  obscure  patrie. 

Fuit  tes  murs  d'opprobre  couverts, 

Tu  consommes  tes  vils  outrages; 

Mais  au  contemporain  des  âges 

Qu'importe  un  coin  de  l'univers? 

45  On  voit  avec  peine,  après  ces  beaux  vers,  des 
images  incohérentes  comme  celle-ci  : 

Le  vol  hardi  de  l'aigle  aux  brûlantes  campagnes, 
Où  s'assied  du  soleil  le  trône  radieux. 

C'est  la  première  fois  qu'on  s'avise,  poétique- 
5o  ment  parlant,  de  représenter  le  soleil  assis  sur  un 
trône,  et  un  trône  assis  sur  des  campagnes. 


6*    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  Ssj 

Il  n'est  guère  possible  de  trouver  une  strophe 
plus  malheureuse  d'expression  et  d'harmonie  que 
la  suivante  : 

55   Tu  triomphes,  Colomb,  un  monde  t'appartient. 

Mais  sur  ces  bords  lointains  quel  besoin  te  retient? 

Viens  jouir  de  ta  renommée.  [239] 

Quels  insignes  honneurs  t'attendent  désormais  1 

L'Espagne  le  revoit,  et  sur  lui  pour  jamais 
6o  D'un  cachot  la  porte  est  fermée. 

Le  mauvais  effet  de  cette  strophe  tient  au  choix 
du  rythme  qui,  se  terminant  par  une  rime  fémi- 
nine, ne  peut  convenir  qu'à  des  odes  courtes  et 
dans  le  genre  gracieux  comme   la  Jeune  captive 
65   d'André  Chénier.  F*. 


EPITRE  AUX  ELECTEURS 

Par 'un   AMI  de   la   Charte   et   du    Roi. 

Voici  encore  une  de  ces  mille  et  une  brochures 
que  personne  ne  lit. 

C'est  une  doléance  ministérielle,  en  forme  d'é- 

pître,  dont  le  but  est  d'éclairer  l'opinion  des  éiec- 

70  teurs.  Feu  le  pauvre  chevalier  du  Juste  milieu  ne 

tint  jamais  la  balance  plus  égale  que  ce  nouvel 

ami  de  la  Charte  et  du  Roi  ;  son  style  n'est  ni  froid, 

*  Signé  à  la  table  seulement. 


3u8        LE  CONSERVATEUR  LITTÉRAIRE. 

ni  chaud;  ni  grave,  ni  doux;  ni  plaisant,  ni  sévère; 
ses  opinions  paraissent  être  une  espèce  de  terme 
75  moyen  entre  le  vrai  et  le  faux,  le  bien  et  le  mal; 
c'est-à-dire,  qu'à  proprement  parler,  l'auteur  n'a 
pas  plus  de  style  que  d'opinion. 
Si  d'un  côté  il  crie  aux  électeurs. 

Aux  cris  que  pousse  à  droite  un  orgueil  en  délire, 
80   Opposez  la  pitié  que  la  faiblesse  inspire. 

De  l'autre,  il  dit  : 

A  gauche,  méprisez  des  tribuns  factieux 

Qui  vous  entraîneraient  dans  l'abîme  avec  eux. 

Puis, 

85    L'un,  des  lis  et  du  trône  outrageant  la  bannière. 
Aux  antiques  abus  veut  ouvrir  la  barrière. 

Et  plus  bas,  [240] 

L'autre,  pour  liberté,  nous  offrant  la  licence, 
Vers  le  joug  d'un  tyran  marche  avec  insolence. 

90       Courage,  monsieur  le  ministériel, 

En  bon  ami  de  cour. 
N'en  épargnez  aucun,  que  chacun  ait  son  tour. 

L'auteur  a  beau  se  cacher  sous  le  voile  de  l'ano- 
nyme, sa  manière  le  trahit;  on  reconnaît  en  lui, 
95  sinon  l'ami  de  la  Charte  et  du  Roi,  du  moins  l'élève 
et  l'admirateur  du  premier  joueur  de  bascule  du 
siècle.  On  peut  même  dire  à  la  louange  du  disci- 
ple, que,  sans  avoir  encore  l'étonnante  prestesse 


6*    LIVRAISON.  —    REVUE    LITTÉRAIRE.  32^ 

et  l'admirable  dextérité  de  son  maître,  il  manie 

loo  toutefois  assez  joliment  l'instrument  ministériel. 

Un  vers  passable  sur  cinquante  mauvais  ne  forme 

pas  une  juste  compensation;  telle  est  cependant  la 

proportion  qu'a  observée  dans  son  poème  le  génie 

spéculatif  du  poète.  Quoi  de  plus  difficile  que  de 

io5   garder  constamment  l'équilibre  ! 

On  a  demandé  souvent  :  Qu'est-ce  qu'un  minis- 
tériel ?  Et  cette  question  est  restée  sans  réponse. 
Si  vous  voulez  cependant  avoir  une  idée  exacte 
d'une  épître  aux  électeurs,  écrite  par  un  homme 
iio  de  cette  trempe,  figurez-vous  des  vers  où,  à  l'es- 
prit sémillant  du  Journal  de  Paris,  se  trouvent 
réunies  la  gaieté  du  Moniteur  et  la  clarté  du  défunt 
Courrier. 

F. 


»*,  On  vient  de  publier  un  ouvrage  intitulé  :  His- 
1 15  toire  des  Ministres  favoris  anciens  etmodernes.  M .  Vi- 
gnon,  rue  d'Aguesseau,  n'  12,  jaloux  de  repousser 
d'avance  toute  inculpation  de  plagiat,  nous  écrit 
pour  nous  prier  d'annoncer  qu'il  s'occupe  depuis 
plusieurs  années  d'un  ouvrage  intitulé  :  Histoire 
120  ministérielle  de  France,  depuis  l'origine  de  la  monar- 
chie jusqu'à  nos  jours.  Cet  ouvrage  sera  publié  par 
livraisons,  et  le  premier  volume,  qui  paraîtra  cette 
année,  contiendra  l'histoire  des  maires  du  Palais, 
ministres  des  rois  de  la  première  race. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages. 
Introduction v 


POESIE 

L'Enrôleur  politique,  satire  ;  par  M.  Victor-Marie  Hugo.  3 
Les  Vierges  de  Verdun,  ode  couronnée  en  1819  par  l'Aca- 

cadémie  des  Jeux  floraux  ;  par  M.  V.-M.  Hugo 53 

L'Avarice  et  l'Envie,  conte  ;  par  M.  V.  d'AuvERNEY 61 

Épitre  à  Brutus  (Les  Vous  et  les  Tu)  ;  par  Aristide 109 

Stances  à  Thaliarque  ;  par  M.  Eugène  Hugo 114 

Élégie  ;  par  M.  J.-J.  Réda ii5 

Épigramme  ;  par  M.  D.  Monières 116 

Cacus  (Extrait  d'une  traduction  inédite  de  VÉnéide)  ;  par 

M.  V.  d'AUVERNEY i63 

Les  Destins  de  la  Vendée,  ode  dédiée  à  M.  le  vicomte  de 

Chateaubriand  ;  par  M.  V.-M.  Hugo 219 

Épigramme  sur  le  défunt  Mercure;  par  M.  D.  Monières.  224 
Achéménide   (Extrait   d'une    traduction    inédite    de    VÉ- 

néide)  ;  par  M.  V.  d'AuvERNEY 275 

Le  Désespoir  d'Amour,  conte  ;  par  M.  J.-J.  Réda 281 

PROSE 

Du  Génie  (E.) 167 

Le  Duel  du  Précipice,  poésie  erse  (E.) 225 

LITTERATURES  ÉTRANGÈRES 

Littérature  anglaise.  —  Walter  Scott.  L'Officier  de  for- 
tune, la  Fiancée  de  Lammermoor  (M.) , 63 

Littérature  espagnole.  —  Juan  Melendez  Valdes.  Poe- 

sias  escogidas  (A.) 285 


332  TABLE    DES    MATIÈRES. 


LITTERATURE  FRANÇAISE 

Essai  sur  l'Indifférence  en  matière  de  religion;  par  F.  de 
La  Mennais  (D.-B.) 1 1 

Œuvres  complètes  d'André  de  Chénier  (E.) 18 

L'Observateur  au  dix-neuvième  siècle;  par  A.-J.-C.  Saint- 

Prosper  (C.  S'-M.) 29 

La  Jérusalem  délivrée;  par  Baour-Lormian,  de  l'Acadé- 
mie française.  —  i"  art.  (A.) 73 

Les  Vêpres  siciliennes.  —  Louis  IX.  —  1"  art.  (V.) 83 

La  Panhypocrisiade,  comédie  épique;  par  N.-L.  Lemer- 
ciER,  de  l'Académie  française.  —  1"  art.  (A.) 117 

L'Esprit  du  Grand  Corneille;  par  le  comte  François  de 
Neufchateau,  de  l'Académie  française  (M.) 124 

De  l'Éloquence  politique;  par  P.-S.  Laurentie.  —  i"  art. 
(B.) i38 

La  Jérusalem  délivrée;  par  Baour-Lormian,  de  l'Acadé- 
mie française.  —  2»  et  dernier  art.  (A.) 171 

Lettres  sur  la  nouvelle  traduction  de  la  Jérusalem.  — 
Observations  sur  le  même  ouvrage;  par  G.-G.  (A) 177 

Les  Vêpres  siciliennes.  —  Louis  IX.  —  2'  et  dernier  art. 
(V.) 179 

Réflexions  morales  et  politiques  sur  les  avantages  de  la 
monarchie  ;  par  M"*  C.  de  M***.  —  1"  art.  (B.) 193 

La  Panhypocrisiade,  comédie  épique  ;  par  N.-L.  Lemer- 
ciER,  de  l'Académie  française.  —  2'  et  dernier  art. 
(A.) 229 

Histoire  de  France;  par  Vély,  Villaret,  Garnier  et  Du- 
FAU.  —  I"  art.  Œ.) 236 

Trois  Messéniennes,  suivies  de  Deux  Élégies  sur  Jeanne 
d'Arc  ;  par  C.  Delavigne  (S.) 246 

La  Famille  Lillers;  par  A.-J.-C.  Saint-Prosper,  tome  I" 
(M.) 25i 

Phocion,  tragédie  ;  par  J.-C.  RoYOU  (H.) 267 

Odes  choisies  ;  par  le  comte  de  Valori  (S.) 293 

Clovis,  tragédie;  par  N.-L.  Lemercier,  de  l'Institut  (E.). .     298 


TABLE    DES    MATIÈRES.  333 


CORRESPONDANCE 

I"  Lettre  de  Publicola  Petissot  sur  l'Art  politique, 
poème  ;  par  Berchoux 3i3 

SPECTACLES 

Théâtre-Français.  —  Le  Frondeur,  comédie  en  un  acte 
et  en  vers  ;  par  M.  Royou  (H.) 37 

Second  Théâtre-Français.  —  Un  Moment  d'Imprudence, 
comédie  en  trois  actes  et  en  prose  ;  par  MM.  Waf- 

FLARD  et  FULGENCE  (H.) 9I 

Théâtre  du  Vaudeville.  —  La  Somnambule,  vaudeville 
en  deux  actes;  par  MM.  Scribe  et  Germain  Delavi- 
GNE  (H.) 94 

Théâtre  de  la  Porte  Saint-Martin.  —  Cadet-Roussel 
Procida  ;  par  MM.  Dupin  et  Carmouche  (H.) 97 

Académie  royale  de  Musique.  —  Olympie,  tragédie  lyri- 
que en  trois  actes.  Paroles  de  MM.  Dieulafoi  et  Bri- 
FAUT  ;  musique  de  M.  Spontini  (H.) 145 

Théâtre-Français.  —  Le  Marquis  de  Pomenars,  comédie 
en  un  acte  et  en  prose  (H.) i5o 

Second  Théâtre-Français.  —  Les  Comédiens,  comédie 
en  cinq  actes  et  en  vers;  par  M.  C.  Delavigne  (H.). .     201 

REVUE  LITTÉRAIRE 

Les  Trois  Nuits  d'un  Goutteux,  poème  en  trois  chants; 
par  le  comte  François  de  Neufchateau,  de  l'Acadé- 
mie française  (U.) loi 

Aux  Missionnaires  de  l'Irréligion,  poème  ;  par  P. -A.  Vieil- 
lard (F.) 104 

Constant  et  Discrète,  poème  en  quatre  chants,  suivi  de 
poésies  diverses  ;  par  le  comte  Gaspard  de  Pons  (V.).     i53 

Le  Dix-neuvième  Siècle,  satire  ;  par  Ed.  Corbières  (F.). . .     164 

Le  Dix-neuvième  Siècle,  épître  à  M.  le  comte  Ferrand  ; 
par  RossET  (U.) 157 

L'Abus  des  Mots,  satire  ;  par  M***  (F.) iSg 


334  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Trois  Messéniennes  Royalistes;  par  Jules  Valence  (F.). .  2i3 
Le    Songe,    cantate    sur    l'heureux    accouchement    de 
S.  A.  R.  Madame  la  duchesse  de  Berri;  par  Debas- 

siEUX  (F.) 267 

L'Institution  du  Jury,  poème  ;  par  Ed.  Alletz  (F.) 269 

Le  Champ-d'Asile,  dithyrambe  ;  par  P.-J.  (F.) 271 

Odes;  par  Henri  Terrasson  (F.) 325 

Épître  aux  Électeurs;  par  un  Ami  de  la  Charte  et  du 

Roi  (F.) 327 

VARIÉTÉS 

Nouvelles  littéraires 44.  io5,  214,  329 


ToiiLousr.  —  Impr.  et  Libr.  Ëdoitard  Pritat.  —  4o.'il 


I 


SOCIÉTÉ  DES  TEXTES  FRANÇAIS  MODERNES 


La  Société  des  Textes  français  modernes  a  pour  but  de 
réimprimer  des  textes  publiés  dans  les  quatre  derniers 
siècles,  et  d'imprimer  des  textes  inédits  appartenant  à  ces 
mêmes  siècles. 

Les  membres  de  la  Société  paient  une  cotisation  an- 
nuelle de  vingt  francs  dont  ils  peuvent  se  libérer  par  un 
versement  de  trois  cents  francs. 

Moyennant  une  cotisation  annuelle  Ae  quarante  francs , 
ou  un  versement  de  six  cents  francs,  ils  peuvent  recevoir 
les  publications  tirées  sur  papier  de  Hollande. 

Les  exemplaires  sur  papier  de  Hollande  ne  sont  pas 
mis  dans  le  commerce. 

Les  sociétaires  ont  droit  à  toutes  les  publications  de  la 
Société,  à  partir  de  l'année  de  leur  adhésion. 

Ils  ont  droit  à  une  remise  de  20  "/>-  sur  le  prix  de 
chacun  des  volumes  publiés  antérieurement. 

La  Librairie  Hachette  à  qui  a  été  confié  le  soin  de 
recevoir  les  cotisations,  se  charge  également  de  trans- 
mettre à  la  Société  les  adhésions  nouvelles. 


PUBLICATIONS  DE  LA   SOCIÉTÉ 

PREMIER  EXERCICE  (igoS)  : 

Amyot.  Pericles  et  Fabius  Maximus  (L.  Clément) épuisé 

Des  Masures.  Tragédies  saintes  (Ch.  Comte) 7  fr. 

Mairbt.  La  Syloie  (J.  Marsan) épuisé 

DEUXIÈME  EXERCICE  (1906)  : 

Maistre  Pierre  Pathelin,  fac-similé  de  l'édition  de  Guillaume 

Le  Roy  (E.  Picot) épuLé 

Le  Festin  de  Pierre  avant  Molière  (G.  de  B^-votte) 8     1 

BER^ARDI!(    DE    Saikt-Pierre.    La    Vie    et    les    Ouvrages    de 

J-J.  Roussfou  (M.  Souriau) !?  5o 

La  Muse  Française,  t.  I  (J.  Marsan) 6     » 


TROISIÈME  EXERCICE  (1907)  : 

Du  Bellay.  Œuvres  Poétiques,  t.  I.  (H.  Chamard) épuisé* 

3.  DE  ScHELANDRE.  Tvi'  et  Sidon  (1608)  (J.  Haraszti) 6     » 

Foktb:<eli,e.  Histoire  des  Oracles  (L.  M aigron) 6     » 

QUATRIÈME  EXERCICE  (1908)  : 

Voltaire.  Lettres  Philosophiques  (G.  Lanson),  2°  édition,  3  vol.  10     » 

La  Muse  Française,  t.  II  (J.  Marsan) 6     » 

CINQUIÈME  EXERCICE  (1909)  : 

HÉROET.  Œuvres  Poétiques  (F.  Gohin) épuisé 

Du  Bellay.  Œuvres  Poétiques,  t.  II  (II.  Chamard) épuisé* 

Tristah.  Plaintes  d'Acante  (J.  Madeleine) épuisé 

SIXIÈME  EXERCICE  (1910)  : 

Sebillet.  L'Art  Poétique  François  (F.  Gaiffe) épuisé 

Correspondance  de  J.-B.  Rousseau  et  de  Brossette,  t.  I  (P.  Bon- 

nefon) 6     » 

Sbna?jcour.  Rêveries,  t.  I  (J.  Merlant) épuisé 

SEPTIÈME  EXERCICE  (191 1)  : 

Du  Vair.  Actions  et  Traictez  Oratoires  (R.  Radouant) 6     » 

Bayle.  Pensées  sur  la  Comète,  t.  I  (A.  Prat) épuisé 

Correspondance  de  J.-B.  Rousseau  et  de  Brossette,  t.  II  (P.  Bon- 

nefon) 6     » 

HUITIÈME  EXERCICE  (1912)  : 

Du  Bellay.  Œuvres  Poétiques,  t.  III  (H.  Chamard) 3  5o 

Bréboeuf.  Entretiens  Solitaires  (R.  Harmand) 6     » 

Bayle.  Pensées  sur  la  Comète,  t.  II  (A.  Prat) 6     » 

Senancour.  Obermann,  t.  I  (G.  Michaul) épuisé 

NEUVIÈME  EXERCICE  (lyiS)  : 

Montesquieu.  Lettres  Persanes  (II.  Barckhausen),  2  vol 10     » 

Voltaire.  Candide  (A    Morize) 6     » 

Senancour.  Obermann,  t.  II  (G.  Michaut) 5     » 

DIXIÈME  EXERCICE  (191 6  et  1915)  : 

Ro^SARD.  Œuvres  complètes,  t.  I  et  II  (P.  Lauraonier) épuisés 

Jean  de  Lingewdes.  OEuvres  Poétiques  (E.-T.  GriQiths) 6     1 

AxFRED  DE  Vigny.  Poèmes  Antiques  et  Modernes  (E.  Estève)  . . .  épuisé 

*  Les  volumes  épuisés  de  Du  Bellay,  de  Ronsard  et  de  Vigny  seront  réimprimés. 


ONZIÈME  EXERCICE  (1916  et  1917) 

Maurice  Scève.  Délie  (E.  Parturier) ta 

Tristan.  La  Mariane  (J.  Madeleine) 6 

DOUZIÈME  EXERCICE  (1918)  : 

Herberat  DBS  EssARTS.  Traduction  d'Amadis  de  Gaule,  livre  I 

(H.  Vaganay),  2  vol ni 

Lamartoe.  Saiil  (J.  des  Cognets) 5 

TREIZIÈME  EXERCICE  (1919  et  1920)  : 

De  Bellay.  Œuvres  Poétiques,  t.  IV  (H.  Chamard) 12 

Trista>-.  La  Mort  de  Sénèque  (J.  Madeleine) 10 

QUATORZIÈME  EXERCICE  (1921)  : 

RoHSARD.  Œuvres  complètes,  t.  III  (P.  Laumonier) i5 

Bois-Robert.  Epistres  en  vers,  t.  I  (M.  Cauchie) 16 


EN  PRÉPARATION 

Herberay  DES   EssARTS.   Traduction   d'Amadis  de  Gaule,  livres   II-IV 
(H.  Vaganay). 

Du  Bellay.  Œuvres  Poétiques,  t.  V.  et  suiv.  (H.  Chamard). 

Ronsard.  Œuvres  complètes,  t.  IV  et  suiv.  (P.  Laumonier). 

Agrippa  d'Aubigné.  Œuvres  complètes,   à  l'exception  de  YUistoire  Uni- 
verselle (A.  Garnier). 

E.  Pasquier.  Recherches  de  la  France,  livre  VII  (G.  Michaut);  livre  VIII 
(F.  Gohin). 

Ch.  Sorel.  Histoire  comique  de  Francion  (E.  Roy). 
—  Polyandre  (E.  Roy). 

Tristan.  Le  Parasite  (J.  Madeleine). 

ScARRON.  Nouvelles  tragi-comiques  (J.  Caillât). 

BoiLEAU.  Satires  (A.  Cahen). 

Articles  et  brochures  relatifs  aux  Lettres  Philosophiques  de  Voltaire 
(C.  Lanson). 

Senancour.  Rêveries,  t.  II  (J.  Merlant). 

Le  Conservateur  littéraire  (J .  Marsan). 

Balzac.  Louis  Lambert  (M    Bouteron). 
Etc. 


PUBLICATIONS  DE  LA  SOCIÉTÉ 


CLASSEMENT  PAR  ÉPOQUES 

XV*    SIÈCLE 

Maistre  Pierre  Pathelin  (E.  Picot). 

\VI*    SIÈCLE 

Herbbray  des  Essarts.  Traduction  d'Amadis  de  Gaule,  livre  I  (H.  Va- 

ganay). 
HÉROET.  Œuvres  Politiques  (F    Gohin). 
Maurice  Scève.  Délie  (E.  Parturier). 
Sebillet.  L'Art  Poétique  François  (F.  Gaiffe). 
Du  Bellay.  Œuvres  Poétiques  (H.  Chamard),  t.  I-IV. 
Ronsard.  Œuvres  complètes  (P.  Laumonier),  t.  I  et  II. 
Amyot.  Pericles  et  Fabius  Maxirnus  (L.  Clément). 
Des  Masures.  Tragédies  saintes  (Ch.  Comte). 
Du  Vair.  Actions  et  Traicte:  Oratoires  (R.  Radouant). 

XVII'  siècle 

J.  de  Schelandre.  Tyr  et  S'irfon  (J.  Haraszti). 

J.  DE  LiNGENDEs.  Œuvres  Poétiques  (E.-T.  Grifïlths). 

Mairet.  La  Sylvie  (.?.  Marsan). 

Tristan.  Les  Plaintes  d'Acante  (J.  Madeleine). 

—  La  Marinne  (J.  Madeleine). 

—  La  Mort  de  Sénèque  (J.  Madeleine). 
Bois-Robert.  Epistres  en  vers,  t,  I  (M.  Gauchie). 
Le  Festin  de  Pierre  avant  Molière  (G.  de  Bévotte). 
Bréboeuf.  Entretiens  Solitaires  (R.  Harraant). 
Fontenelle.  Histoire  des  Oracles  (L.  Maigron). 
Bayle.  Pensées  sur  la  Comète  (A.  Prat). 

XVm'    SIÈCLE 

Correspondance  de  J.-B.  Rousseau  et  de  Brossette  (P.  Bonnefon). 
Montesquieu.  Lettres  Persanes  (H.  Barkhausen). 
Voltaire.  Lettres  Philosophiques  (G.  Lanson). 

—  Candide  (A.  Morize). 

Bernardin  de  Saint-Pierre.  La   Vie  et  les  Ouvrages  de  J.-J.  Rousseau 
(M.  Soudan). 

xi\'  siècle 

Senancour.  Rêveries  (J.  Merlant),  t.  I. 

—  Obermann  (G.  Michaut). 
Lamartine.  SaUl  (J.  des  Cognets). 
Le  Conservateur  littéraire,  t.  I.  (J.  Marsan). 
La  Muse  Française  (J.  Marsan). 
Alfred  de  Vigny.  Poèmes  Antiques  et  Modernes  (E.  Estève). 


6fr/372 


La   Bibliothèque 

Université   d'Ottawa 

Echéonce 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  sous,  plus  un  sou  pour 
chaque  jour  de   retard. 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date    due 

For  failure  to  return  a  bdok  on 
or  before  the  last  date  stamped 
below  there  will  be  a  fine  of  five 
cents,  and  an  extra  charge  of  one 
cent    for    each    additional    day. 


V 


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CE  PQ    1136 

•C65  1922  Vl/1 

COO 

ACC#  1385397 


LE  CONSERV 


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